« Si t’es festivalier et que le meilleur groupe de la journée, c’est un groupe de rappeurs trisomiques, ça te met une claque qui bouscule profondément tes représentations du handicap1 », argumente Antoine Capet, qui sous-entend une deuxième gifle : et ce constat bouleverse tout autant ta vision de la musique …

Antoine Capet et son compère David Lemoine forment le binôme BrutPop, entité bien nommée qui crée de drôles d’instruments de musique, accessibles aux personnes en situation de handicap, puis monte avec eux des concerts merveilleusement bruitistes. BrutPop ne fait pas du soin, mais du son qui décape et vous fait décoller. De la création expérimentale avec des « non artistes » parfois étonnants d’inspiration. Détail ô combien signifiant : tous deux ont été commissaires associés à Christian Berst pour l’exposition « Brut Now, l’art brut au temps des technologies », dans des musées de Belfort et à l’Espace multimédia Gantner du 29 octobre 2016 au 16 janvier 2017. Un événement manifeste, collant tel le plus explosif des oxymores un art qu’on croyait détaché du présent, l’art brut, au symbole presque caricatural des révolutions de l’aujourd’hui : les nouvelles technologies…

L’art brut n’est pas primaire,
mais pleinement de son époque

Les résidents d’instituts ou d’établissements d’accompagnement de personnes en situation de handicap qui, grâce à BrutPop, jouent de la BrutBox ou de la guitare à une corde, ne font-il qu’une musique primaire, hors du temps ? Pas le moins du monde.

Les artistes qu’expose Christian Berst dans sa galerie parisienne, n’ayant pas le statut patenté d’artiste, ne pouvant montrer leur étiquette obtenue grâce au diplôme d’une école d’art, ne sont-ils que des autodidactes, handicapés psychiques échappant à la culture et à notre environnement technologique, ne créant guère que pour la thérapie ? Encore moins.

N’en déplaise aux gens de bon goût pour lesquels l’art brut en serait resté pour toujours aux grands principes de l’artiste et pape libertaire du genre, Jean Dubuffet, cette forme d’expression artistique aux multiples patronymes vit aujourd’hui de mille feux, non pas coupée de son temps, mais au cœur de notre époque. Et c’est là tout le sens de l’Icône de ce numéro 69 de Multitudes : casser, par les exemples d’œuvres d’aujourd’hui, les idées reçues d’un « art outsider », d’un « art analphabète », ou encore d’un « art des fous », qui seraient dissociés de notre quotidien le plus actuel.

Comme l’explique Gilles Roland-Manuel, ce n’est pas parce qu’ils n’ont lustré les bancs ni d’écoles d’art ni d’écoles de musique ou de théâtre que de jeunes autistes ne seraient pas capables d’enregistrer, de digérer et de transformer en œuvres leur réception des sons et des images de l’environnement urbain et numérique que nous partageons. Leur vision de leur monde, qui est aussi le nôtre. Ayant été avec d’autres à l’origine d’un journal, Le Popotin, d’un groupe de hip-hop, Percujam, et d’un festival, Le Futur composé, dont les acteurs sont des autistes, cet ancien psychiatre auprès de ce public stigmatisé comme « handicapé mental » parle d’expérience2. L’enjeu n’est pas la charité. Ou la compassion. Accepter nos différences avec l’air de ne pas y toucher, mais en toute bonne conscience, conforte les a priori les plus conservateurs de la société plutôt que de les faire exploser. L’ambition la plus belle ne serait-elle pas plutôt, dans l’esprit de l’héritage dadaïste et surréaliste, de comprendre ce qui nous rapproche vraiment de ces « fous », ces gens au comportement bizarre ou extravagant, voire violent ? Juste de nous mettre à leur écoute et de plonger dans les beautés de leurs œuvres pour notre plaisir à nous, pour apprendre et nous étonner d’eux et de leurs fulgurances.

Du dessin au numérique, l’art brut nous ouvre sur des mondes décalés pour mieux redécouvrir le nôtre

La première claque aux préjugés tient aux outils employés par les poètes, les orfèvres, les gratteurs, les dessinateurs, les colleurs, les improvisateurs et les expérimentateurs de cet art brut si contemporain.

C’est ainsi que Rhalidou Diaby, vingt-trois ans, dessine ses personnages dégingandés à la souris d’ordinateur, via Paint, bon vieux logiciel de dessin de l’âge de l’informatique en mode Windows. Pendant longtemps, lit-on dans le catalogue de l’exposition Brut Now, « Rhalidou a dessiné sans chercher à enregistrer son travail, sûrement ne savait-il pas le faire. Un éducateur lui a appris à le faire et, moins de deux ans plus tard, c’est plus de 1 500 fichiers qui ont été produits, permettant de découvrir la richesse de son univers. Il dessine ses camarades, ses éducateurs, des personnages de dessins animés, ou encore des personnages imaginaires. Artiste pop, Rhalidou a aussi développé MoiJoutrie, une marque imaginaire de produits de grande consommation qu’il redessine tour à tour en logo de céréales pour petit déjeuner, d’une compagnie de téléphone mobile ou d’un fromage allégé. Tous les types de produits sont déclinés : MoiJoutrie box, MoiJoutrie flight, MoiJoutrie magazine, MoiJoutrie for men3… »

Enzo Schott, autiste de dix-sept ans qui fabrique un monde imaginaire en 3D qu’il appelle « mon monde » via Powerpoint et les lego du jeu vidéo Minecraft, ou bien Terry Davis, génie de l’informatique diagnostiqué schizophrène et allant sur ses cinquante printemps qui a conçu son propre système d’exploitation, TempleOS, utilisent eux aussi un outillage volontiers numérique. Mais de la même façon qu’ils pourraient s’emparer d’autres outils plus classiques, sans calcul préalable, juste parce qu’ils ont grandi avec. Bref, sans chercher à être de leur époque… et pourtant en l’étant totalement, bien plus que beaucoup d’autres artistes.

Ceux que l’on pourrait qualifier en 2018, non sans quelque simplification, d’artistes bruts sont naïfs ou ironiques, et plus souvent qu’on ne l’imagine les deux à la fois. Leurs créations sont intimes, oniriques, catastrophistes, fiévreuses, obsessionnelles ou épidermiques. Elles dessinent de manière fort minutieuse des univers décalés, mais imprégnés des dits et non-dits de nos sociétés. Saisis sans vernis ni a priori, leurs mondes nous permettent de regarder nos mondes à nous d’un autre point de vue. Leur décalage a du sens, car il vibre d’un extraordinaire non-sens au sein d’un environnement urbain, culturel et social cul par-dessus tête. Qui se cherche de nouvelles valeurs. Qui manque d’autres points de repère que les bouées, jaunies et malodorantes, de la jungle capitaliste ou de la vieille morale bourgeoise.

Il y a certes quelque chose de haut perché dans le TempleOS de ce grand programmeur solitaire qu’est Terry Davis, nouveau « temple de Salomon », dont l’édification aurait été « dictée par les commandements divins : en 16 couleurs et avec une résolution de 640 par 480. » L’on pourrait sourire à l’idée que ce système d’exploitation permette « à tout un chacun d’entrer en communication avec Dieu ». Sauf que l’esprit s’envole lorsqu’il se plonge dans cette invention esthétique et spirituelle. Et s’il s’agissait d’une métaphore du Dieu Google, présent partout l’air de rien et à l’insu de notre plein gré ? Ou d’une concrétisation personnelle, mystique cela va de soi, du film Matrix, de L’Exégèse ou du roman SIVA de l’écrivain de science-fiction Philip K. Dick ?

Aucun interdit d’univers, de forme ou de démarche

Les thématiques comme les procédés de l’art brut d’aujourd’hui n’appartiennent pas à quelque passé immémorial, retrouvé par la grâce illuminée d’une âme jugée pure. Ils sont simplement de leur temps.

Bintou Minte photographie et photocopie pour mieux mettre en scène un emballage froissé, un stylo de base, une gomme mystérieuse, saluant en mode minimal le Merzbau de Kurt Schwitters. Cette jeune fille de dix-sept ans « squatte appareils, smartphones et tablettes autant qu’elle peut pour poursuivre ce travail de capture4. »

Né quant à lui en 1992, Yohann Goetzmann a développé sa propre technique de collage de captures d’écrans de télévision ou d’ordinateur.

Albert Moser, américain qui va sur ses quatre-vingt-dix printemps, lui aussi considéré comme autiste, mixe les techniques : en vingt-cinq ans, il a fabriqué des « centaines de panoramiques (allant parfois jusqu’à 360°) à partir des tirages de ses clichés (10 x 15 cm) », recomposant « ses paysages urbains dans un format linéaire qu’il colle, photo après photo. Il retrouve les jonctions à l’aide de ciseaux, et les relie avec du scotch transparent5. »

Puis il y a Éric Benetto, si rebelle à l’idée que ses œuvres, créées comme des interfaces mystiques entre lui et le monde, puissent être vendues. L’art avec lequel il assemble, réassemble, reconstruit et redessine à l’encre de Chine la matière sombre et translucide des clichés radiographiques d’IRM a quelque chose de terriblement up-to-date. Lui, le plus souvent reclus, se vit comme un ermite, loin du brouhaha de l’âge numérique. Et pourtant ses compositions interrogent notre être de matière et d’immatériel de l’ère de la e-santé et de la mise à nu de nos corps cherchant l’immortalité.

Robots et machines dévorés d’écritures de Jean Perdrizet. Symboles réinventés et plans d’installation de John Urho Kemp. Détournements de photos via la plume en rage de l’espagnol José Manuel Egea. Bulles de mots au stylo à bille, encre et feutre de Zdenek Kosec. Mots dédoublés, triplés, quadruplés, surimposés et surmultiplés de Dan Miller. Disséquassions esthètes et sophistiquées de corps enlacés ou décomposés du tchèque Lubos Plny. Amibes de signes et pages de livres collées, imbibées, digérées, photocopiées du colombien Pepe Gaitan. Formules mathématiques de l’atome, des étoiles ou de la physique éternelle, réduites sur d’infimes papiers perdus, mouillés et colorés dans les poches du new-yorkais Melvin Way, véritable clochard céleste. Jusque les respirations pleines de vide des dessins d’Oswald Tschirtner, résident de la maison des artistes de l’hôpital psychiatrique de Gugging, près de Vienne en Autriche. De Yasuhiro Hirano à George Widener, de Johann Fisher à Kunizo Matsumoto, l’art brut donne la fièvre aux signes d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Qui débordent plus que jamais.

Un bain de jouvence et d’énergie pour l’art contemporain ?

L’artiste « brut », pour peu que l’expression ait un sens, n’est pas systématiquement un autodidacte. Un analphabète de l’art. Un Cro-Magnon retrouvé dans quelque Lascaux des années 2010. Il s’exprime en revanche sans le statut de l’artiste. Sans chercher à cultiver sa réputation sociale. Il n’a jamais cette motivation initiale d’entrer dans le monde de l’art ou même de voir ses œuvres vendues sur son fameux marché. Cela ne le rend ni meilleur ni plus authentique que des artistes reconnus comme tels. Beaucoup d’entre eux, à l’instar d’Annette Messager ou de Christian Boltanski, revendiquent d’ailleurs leur amour de l’art brut des temps présents.

Le caractère « brut » ne rend pas à l’inverse l’artiste moins sérieux, même s’il s’avère sans doute plus facile de rire avec lui qu’avec quelque grand nom du Panthéon spéculatif de l’art contemporain. Non, cet artiste-là est juste différent. Sa force, en 2018, est sans doute de ne pas être pollué, en amont de son exposition, par un a priori de cote et plus largement de valeur qui pèse trop souvent sur l’acte de créer, comme d’ailleurs sur l’acte d’écouter ou de voir.

Un siècle après l’intronisation du mouvement Dada au Cabaret Voltaire de Zurich, par Hugo Ball, Hans Richter et ses acolytes, l’art brut contemporain est lui aussi un art du banal et de l’hybridation des contraires. Sauf que Dada, né comme le Futurisme dans le chaos de la guerre et le berceau de l’Expressionnisme, était une avant-garde artistique, là où l’art présenté dans ce numéro de Multitudes est l’expression « brute » d’un temps dont semblent avoir disparu les avant-gardes. Comme si l’art brut de notre aujourd’hui permettait de rebattre les cartes de l’art contemporain pour redonner un sens à l’art… le plus contemporain.