Les universités n’en savent pas assez, parce qu’elles ne libèrent pas suffisamment l’action de connaître. Lorsque les Académies Solidaires ont émergé en Turquie à la suite des purges des Académiciens de la Paix (2016-2018), il y avait trois types de questions dont les réponses allaient déterminer le sort des sept années de pratique épique authentique du Mouvement entre 2016 et 2023 : Que fait une organisation académique révolutionnaire, comment peut-elle réussir à connaître, comment peut-elle libérer l’action de connaître ? Comment doit-elle se situer par rapport à son environnement ? Comment doit-elle s’organiser ?
L’agent et l’action
Sous le règne du Parti de la Justice et du Développement depuis 2002, la Turquie a connu un autoritarisme politique nationaliste-religieux de plus en plus marqué depuis les années 2010. Dans ce processus, un nombre important d’universitaires ont été expulsés des universités pour avoir protesté contre les opérations militaires lancées dans les villes kurdes du sud-est du pays et les violations des droits humaines qui en ont découlé, par une déclaration en janvier 2016 intitulée « Nous ne serons pas complices de ce crime ». Les Académiciens pour la Paix sont les signataires de cette pétition publique. Les Académies Solidaires (ci-après AS), quant à elles, sont des organisations créées dans différentes villes du pays en réponse à la répression de la Déclaration de Paix par le Président, face aux enquêtes, aux non-renouvellements de contrats et surtout aux licenciements massifs de la fonction publique par décrets-lois, afin d’assurer la solidarité de leurs membres et, en outre, de construire un autre type de vie académique.
Le nombre de signataires de la Déclaration de Paix était initialement de 1 128. Sous l’effet de la colère du Président, il est passé à 2 212. Le nombre total de personnes expulsées des universités pour avoir signé la pétition est de 549, dont 406 ont été renvoyées de la fonction publique par des décrets-lois entre septembre 2016 et juin 2018. Environ trois quarts des signataires initiaux étaient dans les universités turques, et l’écrasante majorité des personnes purgées étaient des signataires initiaux. Les AS ne couvraient pas toutes les personnes purgées, mais étaient ouvertes aux universitaires et même aux non-universitaires qui partageaient les mêmes valeurs. Les signataires, les exclus, les membres des AS partagent tous une ligne de gauche au sens large, il n’y a pas de justification idéologique plus spécifique pour l’exclusion des universités ou pour l’adhésion aux AS. Le nombre total de membres des AS ne dépasse pas quelques centaines, et les membres actifs, qui constituent le noyau, sont deux fois moins nombreux.
S’il n’y avait pas eu de purges dans les universités, il n’y aurait pas eu d’AS. Mais les purges n’ont pas automatiquement conduit à la création des AS. Leurs valeurs morales exigeaient une réaction, leurs habitudes leur permettaient de s’organiser autour d’une tâche familière. Mais pour tenter de construire un autre type d’académie, il faut d’abord évaluer les chances de succès. Les fondateurs des AS n’auraient pas pu tenter ce travail s’ils n’avaient pas vu la solidarité des milieux démocratiques, le soutien des organisations politiques, professionnelles et civiles, et les aspirations de leurs étudiants. Néanmoins, la décision d’agir de manière organisée impliquait nécessairement des sacrifices. Dans un contexte d’incertitude politique, malgré le manque de préparation intellectuelle et pratique, les fondateurs ont montré la volonté de prendre cette décision. Ils avaient des principes mais pas d’objectifs clairs, pas de vision claire d’un autre type d’académie, pas de plan pour l’organiser. Ils ne se connaissaient pas beaucoup et n’avaient pas une grande culture de travail en commun. Ils se sont donc livrés à l’apprentissage par l’action et l’interaction. Dans un processus fascinant, ils ont fait confiance à la raison de l’autre, se sont promis l’honnêteté, dans des sentiments d’amour et de fraternité.
La formation et les caractéristiques
Il y a d’abord le Mouvement des Académies Solidaires, au niveau du sentiment, de l’action et de l’organisation. Les AS sont apparues dès le début comme faisant partie d’un mouvement et sont restées comme telles. La souffrance extraordinairement injustifiée suffirait à susciter une compassion extraordinairement profonde. Les signataires ont été qualifiés par le Président d’« obscurantistes », ils ont subi des arrestations policières, des enquêtes du rectorat, des non-renouvellements de contrats et enfin des licenciements par décrets-lois. Face à cette violence, ils ont reçu le soutien matériel et moral enthousiaste des milieux démocratiques. Ils ont parcouru de longues distances pour se soutenir mutuellement dans le cadre d’enquêtes administratives, d’évacuations de bureaux et de procédures pénales lourdes. Lorsqu’ils ont créé leurs académies, ils ont assisté aux inaugurations des uns et des autres, se sont invités à leurs événements et ont effectué une rotation du personnel et des événements. Ils étaient souvent membres de plusieurs AS différentes. Enfin, à travers des workshops, ils ont d’abord formé un comité de coordination puis une association chevauchant les AS.
La mise en place du Mouvement a pris environ deux ans et demi, de l’hiver 2016 à l’été 2018. Pendant la période d’enquête survenue immédiatement après la signature, le groupe des Sans Campus a été créé à Istanbul en avril 2016, et « les leçons de solidarité » ont commencé à Eskişehir en mai. Lorsque l’intention de liquidation permanente par le biais des décrets-lois est devenue claire, une voie décisive a été prise. En octobre 2016, le mois suivant le licenciement de tous les signataires à Kocaeli par un décret-loi, l’Académie de Solidarité de Kocaeli (KODA) a été fondée en tant que première académie portant le terme de « solidarité » dans son intitulé, a tenu une ouverture académique et a commencé des séminaires hebdomadaires. En novembre 2016, sur les traces de KODA et sans attendre les licenciements avec de nouveaux décrets-lois, l’Académie de Solidarité d’Izmir (İDA), l’Académie de Solidarité de Mersin, l’Académie de Solidarité d’Antalya (AnDA) et l’Académie de Solidarité de Dersim ont été annoncées. En janvier 2017, l’Académie de Solidarité d’Ankara (ADA) a été fondée, en février les signataires d’Eskişehir ont été rebaptisés « École d’Eskişehir » (EO) à la suite de leur licenciement par un décret-loi, et en juin l’Académie de Solidarité d’Istanbul (IstanbulDA) a rejoint la caravane. Enfin, en novembre 2017, l’association Entre Nous a été fondée à Ankara avec des femmes de toutes les AS, et en août 2018, l’association BİRARADA (ensemble) a été fondée à Istanbul avec des membres de toutes les AS.
À Istanbul, Ankara, Izmir, Kocaeli, Eskişehir, où un nombre suffisant de membres a été atteint, l’organisation est devenue permanente. À Istanbul, la plus grande métropole du pays, malgré le plus grand nombre de signatures et de purges, l’activité n’a pas été intense. La ville disposait déjà d’une vie intellectuelle dynamique et institutionnalisée, et a pu offrir aux universitaires purgés des activités prêtes à l’emploi dans lesquelles ils pouvaient immédiatement s’impliquer. Dans ces conditions, les Sans Campus ont réussi à devenir un point focal, mais İstanbulDA est restée entièrement sur le papier, et BİRARADA n’a pas rendu justice à sa taille. À Ankara, la deuxième métropole du pays, une activité significative a été maintenue, bien que faible par rapport au nombre élevé de signataires et de purges, grâce à la connaissance entre les personnes purgées, pour la plupart issues de la même université. ADA a créé une coopérative d’éducation en janvier 2018. Un petit groupe appelé Académie de la Rue a commencé ses leçons en décembre 2016 et a réussi à les maintenir pendant deux ans. À la mi-2017, le cercle de l’École des Droits Humains (İHO) a pris forme et est devenu une association en mai 2021. À Izmir, la troisième plus grande métropole du pays, certains membres de l’IDA ont créé la branche académique de la Fondation turque des Droits Humains, İDA a ensuite fondé une association en août 2019.
En province, une présence inattendue a été observée à Kocaeli et Eskişehir, où un nombre suffisant a été atteint. KODA et EO sont devenus permanents grâce à leurs relations étroites avec les habitants de la ville. Le niveau d’organisation serré de KODA a rendu possible sa grande capacité d’action, et son projet d’académie alternative a assuré son institutionnalisation. EO a fondé une association en juin 2017 et KODA en décembre 2017. À Mersin, Antalya et Dersim, où un nombre suffisant de membres n’a pas été atteint, les AS ont disparu. Mais à Mersin, un groupe de signataires allait réussir à combler un vide intellectuel dans la ville avec la Maison de la Culture en septembre 2017.
Le Mouvement a bénéficié de contributions particulières. Les Sans Campus ont non seulement donné un horizon au Mouvement avec leur notion d’environnements d’apprentissage où la connaissance peut être coproduite de manière holistique et relationnelle, mais sont également devenus le moteur du processus de l’organisation du Mouvement. BİRARADA et Entre Nous ont contribué à l’intégration du Mouvement par leur présence nationale. KODA, grâce à sa relation organique avec les habitants de la ville, est devenu un laboratoire pour un type différent d’académie, accueillant les séminaires-ateliers les plus fréquentés du Mouvement. İHO a mis en place un programme de formation certifiée en matière de droits humains qui a été très demandé. L’Académie de la Rue a réuni le monde universitaire et l’activisme sur les pavés en organisant des leçons de courte durée en plein air dans différents quartiers. La Maison de la Culture, bien qu’elle semble soutenir ses propriétaires avec son espace café-bibliothèque, a montré comment un langage populaire et un lien populaire peuvent être établis grâce à des événements tels que des conférences, des ateliers, des films, des concerts et des expositions.
Les AS n’ont pas été des entités hiérarchiques à l’esprit bureaucratique, mais des entités égalitaires animées par l’esprit d’initiative. Les principes de la démocratie représentative et majoritaire ont été remplacés par ceux de la démocratie directe et les décisions ont été prises par le consensus. Les AS ont été créées en grande partie sous forme d’initiatives, mais elles n’ont pas renoncé à la légalité lorsqu’elles ont acquis des entités juridiques au fil du temps, notamment pour faciliter la collecte de fonds. Les membres de l’entité réelle et de l’entité juridique ne se chevauchaient pas complètement, les entités réelles disposaient de leurs propres caisses et géraient même certains projets financés par leurs propres lois internes. À Kocaeli, l’association est restée un simple outil subordonné à l’entité réelle, tandis qu’à Ankara et Izmir, l’activité est de plus en plus centrée sur les entités juridiques. Même lorsque les AS ont été créées en tant qu’entités juridiques, elles disposaient de facto de leur propre droit interne, informel ou écrit. BİRARADA fait explicitement référence aux principes d’organisation horizontale et de consensus, l’assemblée est l’organe auquel tous les membres sont convoqués pour prendre des décisions importantes, le comité exécutif est ouvert à la participation de tous les membres.
Quant à leur taille et à leur niveau d’intégration. BİRARADA et Entre Nous sont devenus de grandes organisations grâce à leurs membres issus de toutes les AS. De 2018 à 2023, BİRARADA a grandi quatre fois pour atteindre plus de 200 membres, mais en raison de la passivité généralisée des adhérents, les réunions de l’assemblée n’ont pu se tenir qu’avec environ 20-30 personnes et les réunions du comité exécutif avec environ 10 personnes. De 2017 à 2023, Entre Nous a grandi trois fois pour atteindre plus de 80 membres, elle avait une forte solidarité interne propre au mouvement des femmes. Parmi les AS locales, ADA est composée d’environ 100 membres qui se considèrent comme membres d’ADA, mais seulement environ 30 personnes ont participé à l’organisation de l’activité. IDA, dont les limites sont également floues, est composée de 25-30 membres qui se considèrent comme membres d’IDA. KODA et EO, au contraire, sont des entités aux limites définies, avec 20-25 membres. L’entité réelle de KODA avait une liste fondatrice de 20 membres, et l’adhésion ultérieure s’est faite sur invitation un par un. Les réunions de routine ont eu lieu le même jour chaque semaine pendant plusieurs années, sans convocation préalable.
L’activité fondatrice
Une activité académique fondatrice monumentale a eu lieu dans les AS, en termes de volume, de contenu et de forme. Les chiffres suivants résument environ la moitié du volume d’activité : À la fin du semestre de printemps 2023, et principalement dans les premières années, plus de 100 séminaires à KODA et à EO, environ 20 panels à IDA ; plus de 100 cours-ateliers multi-sessions à ADA, 50 à KODA, 35 à BİRARADA, 20 à EO, et 10 à IDA, 24 leçons d’Académie de la Rue de décembre 2016 à mai 2018, 15 séminaires d’ADA en 2017 et 2018. De nombreux événements, plusieurs par semaine, initiés par la Maison de la Culture depuis sa mise en place en 2017. Les principaux thèmes de ces événements sont l’égalité des genres, les droits humains, la santé publique, les questions de travail, l’écologie, les médias, l’éducation, les mouvements sociaux, l’identité ethnique, la culture et l’art. Les titres des événements sont souvent axés sur les problèmes et l’actualité, spécifiques et créatifs. Peut-être que la moitié d’entre eux sont trop radicaux, non-conventionnels, avant-gardistes pour être intégrés dans les programmes universitaires.
La forme de l’activité fondatrice dans les AS, avec ses environnements permettant la connaissance et l’apprentissage en commun, comportait une nouveauté révolutionnaire. La plupart des événements ont favorisé les rencontres entre des universitaires de différentes disciplines et des personnes de tous horizons. Ainsi, la rencontre du savoir académique et de l’expérience de vie a activé une dynamique permettant de surmonter la dichotomie entre la production et le transfert de connaissances. Lorsque ces événements étaient à session unique, ils fonctionnaient dans un esprit de forum, et lorsqu’ils étaient à sessions multiples, ils étaient menés avec une approche transdisciplinaire. En règle générale, les événements étaient gratuits et ouverts à tous, et les sections consacrées à la discussion étaient longues. Ainsi, ensemble, différents problèmes de champ et différentes contradictions sociales ont été abordés afin de développer des théories globales et de créer des politiques qui s’adressent à tous.
Ces environnements de connaissance et d’apprentissage en commun ont servi une culture de la science holistique, permettant la critique épistémologique, l’approche transdisciplinaire et le langage populaire de la science. D’une part, l’idéologie scientiste des universitaires, malgré les voix discordantes dans l’orchestre universitaire, et d’autre part, l’inadéquation méthodologique des non-universitaires avec leur tendance à penser de manière conspiratrice, pourraient faire l’objet d’une enquête. Alors que la rencontre entre les experts scientifiques et les parties prenantes autour du problème a entraîné une tendance à considérer les connaissances comme des solutions utiles au sein d’un certain système, dans lequel les valeurs sont également incluses, la rencontre entre les spécialistes des sciences naturelles et les spécialistes des sciences humaines et sociales a comblé le fossé entre les « deux cultures ». Et enfin, le dialogue entre universitaires et non-universitaires a servi d’antidote au savoir scolastique. À tous ces égards, l’école d’été intitulée « Nature, humain, technologie : Crises et opportunités » organisée par KODA à Balıkesir Gönen en 2019 reste dans les mémoires comme un environnement de discussion exemplaire.
D’une manière générale, la relation entre l’enseignant et l’enseigné a été remise en question dans les AS. Les universitaires n’ont pas nié leur privilège de savoir, mais ils se sont également considérés comme des étudiants et ont exprimé leur position dans les événements en utilisant des termes tels que « modérateur » et « coordinateur ». Des forums ont été organisés avant le semestre pour formuler les thèmes et le contenu des événements, et l’élaboration des programmes des cours-ateliers a été en partie laissée s’accomplir dans le processus. Il y a donc eu une transition terminologique : les termes « apprentissage » au lieu d’« éducation », « atelier » au lieu de « cours », « participant » au lieu d’« étudiant » ont été préférés. La tendance à éviter l’utilisation de titres académiques s’est renforcée, ce qui a également facilité l’égalité juridique des membres académiques.
Dans leur recherche de lieux pour leurs événements, les AS avaient le souci d’étendre la relation de connaissance et d’apprentissage en commun au-delà d’un temps limité et de formes encadrées. KODA a loué pendant trois ans un immense appartement avec une salle de conférence pour 100 personnes et deux salles de séminaire, et l’a gardé ouvert cinq jours par semaine pour des réunions informelles. EO a ensuite transféré ses événements vers une café-librairie dont il est partenaire. La Maison de la Culture a organisé ses événements dans le café, à côté de sa bibliothèque qui compte environ dix mille livres. Les trois écoles d’été thématiques de cinq jours de KODA n’étaient pas seulement des séminaires formels, mais aussi des camps de vacances où des groupes d’environ 60 personnes, comprenant des membres, des invités et des étudiants, passaient toute la journée ensemble à nager, à jouer au football, à faire la fête et à visiter les environs. Les leçons de l’Académie de la Rue, qui se tenaient dans les parcs, avec une présentation de 15-20 minutes suivie d’une discussion de 10 minutes, étaient ouvertes à l’intérêt et à l’implication des passants.
Autour de l’activité des AS, des matériaux écrits de grande valeur sont apparus, filtrés par des environnements de discussion et contenant une polyphonie ainsi que des dialogues. La compilation de KODA, Répression, quête scientifique, éducation populaire : L’École de Vie de l’Académie de Solidarité de Kocaeli comme pratique de résistance (2020) évalue à la fois KODA en tant qu’agent et l’expérience académique dans le cadre d’un projet financé, et comprend deux tables rondes avec des personnes de l’intérieur et de l’extérieur de KODA. Le recueil de Entre Nous, Entre nous toutes, pas entre nous toutes seules – Le genre en milieu rural, urbain et au-delà (2020), basée sur l’événement panel-atelier organisé avec l’association locale Gola en mai 2019 à Rize Fındıklı, est importante en tant qu’étude qui cherche un lien entre la théorie féministe et le travail des femmes locales. Le projet d’encyclopédie de la Maison de la Culture, 100 ans 100 objets (2021-2023), réalisé en grande partie en mobilisant le travail des Académiciens de la Paix, est un travail interdisciplinaire ouvert à la contribution populaire qui raconte l’histoire sociale alternative du dernier siècle de la Turquie à travers des objets. Les objets et les auteurs ne sont pas prédéterminés, mais sont apparus de manière interactive lors de workshops et de discussions sur les médias sociaux. D’un point de vue méthodologique, il s’agit d’un travail qui tente d’établir un lien entre les mémoires collectives et individuelles.
Les problèmes et le déclin
En fait, le Mouvement opérait dans des conditions extraordinaires, avec un soutien et des sacrifices extraordinaires. Or on ne pouvait pas s’attendre à ce qu’il continue toujours ainsi. Tout d’abord, la relation entre le Mouvement et son environnement s’est affaiblie. Le Mouvement avait démarré avec une demande expresse, mais les limites et les conditions de cette demande sont rapidement apparues : la participation aux événements a progressivement diminué et le soutien financier s’est progressivement réduit. Au début, des représentants de partis politiques, de syndicats, d’organisations professionnelles et civiles, des étudiants de gauche organisés, des amis et des connaissances ont manifesté un grand intérêt pour les activités. Toutefois, cet intérêt était principalement motivé par la solidarité morale, en partie par la coopération politique et, dans une moindre mesure, par la curiosité intellectuelle. Les étudiants qui ont participé étaient pour la plupart des étudiants de gauche organisés qui connaissaient leurs professeurs. Ils se sont retirés à la fin de leurs études. La participation aux séminaires du mercredi à Kocaeli fut diminuée d’environ 80 personnes à l’automne 2016 à 40 personnes à l’automne 2019. Les réunions de débats mensuelles d’IDA ont chuté d’environ 80 personnes à l’automne 2016 à environ 40 personnes au printemps 2018, les leçons de solidarité d’EO ont chuté d’environ 60 personnes au printemps 2016 à environ 30 personnes à l’automne 2017.
Le Mouvement n’a reçu pratiquement aucune aide financière directe, les membres du Mouvement ont reçu des aides en tant que personnes ayant perdu leur emploi. Les aides, institutionnelles ou privées, ont d’abord été énormes, puis ont progressivement diminué, certaines ont été supprimées, d’autres étaient de toute façon ponctuelles. Le syndicat Eğitim-Sen, le principal soutien, a commencé en septembre 2016 avec environ 650$ de soutien par mois pour ses membres qui avaient perdu leur emploi ; un chiffre légèrement supérieur au salaire minimum net. La prestation a baissé en 2017, est restée inférieure à 200$ entre 2018 et 2022, puis est remontée légèrement au-dessus de 200$ au début de 2023. Un exemple d’aide privée : À Kocaeli, chaque universitaire licencié recevait une part mensuelle d’environ 300$ provenant de l’aide collectée au sein de l’université, mais cette aide était supprimée à la fin de la première année.
Les projets de la société civile fondés sur les droits sont donc restés la principale source de financement, pour la subsistance et surtout pour les activités. Dans ce domaine, la légitimité des financeurs des projets, les thèmes de travail promus, le langage commercial utilisé, ont été les principales sources d’inquiétude. Certains n’ont pas voulu participer à certains projets, d’autres ont pris leurs distances. Dans la pratique, ces projets ont pu fournir un emploi à un petit nombre de personnes ou un petit revenu. D’autre part, les projets n’ont pas beaucoup augmenté la capacité académique. Ils n’ont pas permis une planification à long terme. L’aspect recherche universitaire de nombre d’entre eux était faible. En outre, la dépendance à l’égard des projets a contraint un groupe de personnes à travailler intensément pour se familiariser avec le monde des projets, rechercher des projets et poser leur candidature, tandis que le travail bureaucratique lié à l’exécution des projets a paralysé les coordinateurs sur le plan académique.
Par la suite, l’intégration interne du Mouvement a échoué, malgré les efforts considérables. Quatre workshops de deux jours ont été organisés à l’initiative des Sans Campus. Lors de la première (Istanbul, mars 2017), les problèmes de coopération, de coordination, d’institutionnalisation et de financement ont été débattus. La Coordination des Académies Solidaires, établie lors de ce workshop, a organisé trois autres workshops avec l’agenda d’un autre type d’institut académique (İzmir, septembre 2017 ; Eskişehir, novembre 2017 ; İzmir Aliağa, avril 2018). Parallèlement, KODA a organisé une conférence internationale de deux jours intitulée « Au-delà de l’université : Des efforts critiques, émancipatoires et solidaires » (Kocaeli, 30-31 mars 2018).
BİRARADA a été créée en tant qu’organisation conjointe des AS à la suite de tous ces efforts. Mais elle a perdu l’enthousiasme et l’esprit de sa création au bout de la première année. Il a d’abord été décidé que la Coordination n’était plus nécessaire puisque des membres de différentes AS ont été élus au bureau exécutif. Mais il était difficile pour les membres hors Istanbul d’assister aux réunions et ils n’avaient pas le pouvoir de représenter leurs organisations locales. Ensuite, le nombre de membres a été constamment augmenté, comme s’il s’agissait d’une exigence pour être fort et inclusif. Si la généralisation des adhésions passives résultant de cette politique a alourdi l’organisation, elle a également affaibli la mémoire fondatrice issue de la tradition des workshops et ouvert l’espace aux propositions bureaucratiques de certains membres. En avril 2022, malgré les objections, il a été décidé à la majorité d’établir un « groupe/unité de contrôle avec pouvoir de sanction ». En octobre 2022, il a été décidé que dans les cas où l’unanimité ne pouvait être atteinte, une majorité des 2/3 suffirait.
L’association a poursuivi le projet concret de création d’un institut, a reçu un projet financé avec le nom « institut » dans le titre, et a également contacté l’Institut Freire. Cependant, l’idée d’un institut était de plus en plus considérée comme une solution pour financer la formation à dispenser. Des termes tels que « formation », « formateurs », « pool d’experts » sont entrés dans le discours de l’association, comme on peut le voir sur son site web. En avril 2023, malgré les vives critiques contre la marchandisation de la connaissance, une entreprise économique a été créée pour dispenser des formations.
Enfin, la chimie émotionnelle du Mouvement s’est effondrée. Il convient de mentionner deux groupes importants de problèmes pour lesquels les réglages d’usine ont été perturbés. Premièrement, on aurait pu s’attendre à ce que la condition de l’activité des AS soit la liberté d’expression, puisque des membres des AS ont été expulsés d’universités en violation de cette liberté. Mais dans deux cas, des priorités politiques étroites l’ont emporté sur le droit à la chaire, en référence à « la culture de l’annulation » : À l’automne 2020, une session d’un programme de cours sur le genre à Entre Nous a fait l’objet de protestations par le biais de messages sur les médias sociaux. L’allégation était que la titulaire de la session avait défendu un harceleur masculin dans ses messages sur les médias sociaux. La femme féministe accusée, membre de Entre Nous et d’İDA, a dû se retirer du programme, et certaines personnes, mal à l’aise avec les discussions en cours, ont pris leurs distances avec l’association de diverses manières. Au cours de la même période, la coordinatrice d’un atelier féministe à KODA a également renvoyé la même femme du programme au motif qu’elle avait pris le parti d’un homme harceleur par le biais de ses publications sur les médias sociaux. Au cours des discussions suivantes, la proposition d’inviter la femme licenciée à un autre événement de KODA a également été rejetée.
Deuxièmement, les AS avaient l’habitude de résoudre les problèmes internes de manière informelle, grâce aux relations étroites et directes entre les membres. Dans un cas où des solutions formelles ont été recherchées, le résultat a été dévastateur : À KODA, au printemps 2021, une conversation téléphonique entre un membre masculin plus âgé et un membre féminin plus jeune au sujet de l’organisation d’un événement a été vécue comme une « réprimande » par le membre féminin et a été inscrite à l’ordre du jour de la réunion de routine. Certains membres ont exigé que le membre accusé s’excuse. Cet incident a conduit près de la moitié des membres à quitter l’organisation à l’été 2021, au motif que le climat d’amour nécessaire à la résolution des problèmes avait disparu.
L’importance de la conscience
Le Mouvement des AS s’est éteint parce que, hormis les conditions objectives, ses membres n’avaient pas une compréhension claire du travail d’une organisation académique révolutionnaire et de la manière dont il pouvait être réalisé. Fondamentalement, il n’y avait pas d’opinion commune sur les possibilités et les voies de connaissance, sur le sens de la vérité. Beaucoup étaient enclins à parler au nom de la vérité, sans avoir l’humilité d’essayer de libérer l’action de connaitre. Beaucoup ont tendance à penser que la production de connaissances est l’affaire des experts et que la contribution des autres est de fournir des données. Ils ont tendance à considérer les événements des AS comme une sorte d’éducation, et prenaient la pédagogie émancipatrice qui était dans les événements des AS comme une technique d’enseignement efficace. Seule une petite minorité considérait les environnements de connaissance et d’apprentissage en commun comme le fondement d’une meilleure connaissance et avait la perspective de surmonter la dichotomie entre la production et le transfert de connaissances.
Comme la nature du travail n’était pas claire, la manière de le faire ne l’était pas non plus. Tout d’abord, rencontrer des personnes dont l’intérêt n’est pas d’obtenir un diplôme mais de chercher des solutions aux problèmes qui les entourent nécessite une relation organique. Il faut trouver et organiser les participants, discuter de leurs besoins actuels et de leurs contributions possibles. Ceux qui ont essayé d’organiser la participation à des événements par le biais d’annonces dans les médias sociaux n’ont généralement pas réussi. D’autre part, une organisation qui aspire à libérer l’action de connaître et qui a besoin d’une forte intégration interne doit avoir une structure démocratique. Au sein du Mouvement, la liberté d’expression n’était pas considérée comme une loi inconditionnelle. La mise en réseau, l’organisation horizontale et le consensus constituaient le discours dominant, mais il y a également eu des tendances au laxisme dans les relations organisationnelles et au majoritarisme dans les processus décisionnels. Face aux problèmes de comportement, il y a eu une oscillation entre les solutions empêchant la répétition et les mesures punitives.
Puisque les problèmes d’épistémologie, de méthodologie et de pédagogie n’ont pas pu être mis à l’ordre du jour intellectuel commun, l’activité académique originale du Mouvement, l’expérience de dépassement de la dichotomie entre la production et le transfert de connaissances à travers des environnements de connaissance et d’apprentissage en commun, est restée dépourvue d’une justification radicale. Puisque les problèmes de lien social et d’organisation ne pouvaient pas être mis à l’ordre du jour d’une discussion systématique en établissant une relation intrinsèque avec le travail original effectué et en prenant en compte l’expérience en cours, l’expérience démocratique organisationnelle originale du Mouvement ne pouvait pas être amenée à une clarté théorique. Ainsi, l’expérience révolutionnaire académique-organisationnelle du Mouvement n’a pas pu être transformée en un projet concret. Avec un tel projet, on aurait pu frapper aux portes des organisations de ceux qui s’intéressent à la libération de l’action de connaître, et au moins, leur proposer une coopération pour des expériences pilotes structurées afin de compiler les résultats. Un tel projet aurait pu résoudre les problèmes de participation et de financement, améliorer l’intégration interne et renforcer l’alchimie émotionnelle par sa signification radicale.
Alors que Les Académiciens pour la Paix étaient expulsés des universités en 2016, ils avaient dit « nous reviendrons ». Au début de l’année 2023, à la veille des élections générales, ils ont commencé à revenir. Aux moments les plus forts du Mouvement, les membres des AS avaient déclaré qu’ils ne fermeraient plus les AS même s’ils revenaient à l’université. Parce qu’ils accomplissaient un travail qu’ils ne pouvaient pas faire à l’université. Aujourd’hui, il faudra achever les projets financés et certains voudront conserver leurs entités juridiques. Pourtant revenir aux grandes heures du Mouvement ne semble plus possible. Sortir de la zone de confort de l’université est une tâche épuisante, surtout pour ceux qui sont déjà assez fatigués. Néanmoins, l’essentiel est de croire à la signification et à l’importance du travail. Ce qu’il reste de cette expérience n’est pas seulement une histoire de résistance. Peut-être que les conditions n’étaient pas assez mûres. Une occasion a peut-être été manquée. Mais ce qui reste, c’est un héritage fondateur qui peut éclairer de nouvelles tentatives par son esprit révolutionnaire et son originalité.
Je remercie les personnes suivantes qui ont lu une version préliminaire de l’article et ont fait des suggestions : Yücel Demirer, Işıl Ünal, Seçkin Özsoy. Aux personnes suivantes que j’ai interviewées pour cet article : Derya Keskin, Funda Başaran, Duygu Abbasoğlu, Dilek Karabulut, İnci Solak. Enfin, à Orhan Dilber, qui a vérifié le français du texte.