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Le prêtre des chiffonniers
Coptes charismatiques et politique en Égypte

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Le 11 octobre 2023, celui que l’on surnomme « le Lion du Muqattam » et que l’on se risquait déjà à qualifier de saint vivant sur les pages Facebook de ses admirateurs, s’en est allé. Quelques jours plus tôt, on pouvait suivre sur les réseaux sociaux la lutte du saint-homme contre la maladie et les prières collectives pour obtenir sa guérison. Le prêtre copte Samaan (1941-2023) fut pourtant rappelé auprès de son créateur et enterré dans le lieu de culte qu’il fit bâtir au cours des 30 dernières années, au cœur du quartier des chiffonniers du Caire, que l’on nomme Zabbalin en arabe. Ces derniers se sont installés sur les pentes du Muqattam depuis les années 1970. Ce quartier, parti de rien, s’est développé et de véritables micro-industries s’y sont implantées depuis. Les habitations furent construites en dur et de très nombreux projets se sont enchaînés dans cet espace transformé en vitrine du développement. Banque Mondiale, Oxfam, Catholic Relief, Médecins pour tous les hommes, GTZ (la coopération allemande) et bien sûr Sœur Emmanuelle, ont œuvré dans ce quartier depuis les années 1980. Le père Samaan, s’il était surtout préoccupé par son œuvre de missionnaire auprès des chiffonniers, se posa très pragmatiquement en intermédiaire entre ces intervenants extérieurs et la population du lieu, ce qui lui permit de s’affirmer en leader communautaire d’un quartier comptant aujourd’hui plus de 40 000 habitants, coptes pour l’essentiel1.

En retraçant le parcours de ce prêtre récemment disparu, figure centrale de la scène chrétienne égyptienne, cet article analyse les trajectoires mouvantes de la politisation des coptes charismatiques et chrétiens évangéliques en Égypte dans les dernières années – les deux mouvances étant étroitement liées l’une à l’autre. Outre des orientations relatives à des positions de classe, des manœuvres et tactiques vis-à-vis des institutions ecclésiales, des arènes politiques locale et nationale, comme des ONG internationales, le rapport au politique des chrétiens charismatiques et évangéliques d’Égypte est également conditionné par leur perception du religieux majoritaire dans le pays, à savoir l’Islam. Partir du cas des chiffonniers du Muqattam donne à penser la manière dont, à travers l’œuvre d’acteurs situés comme celle du Père Samaan, les christianismes charismatiques sont loin de représenter une tendance théologico-politique globale et homogène en tous lieux, et s’ancrent toujours dans des logiques territorialisées et des enjeux locaux On pourrait même avancer que leur ancrage local est la condition même de leur connexion aux tendances transnationales.

Le Père Samaan : prêtre et leader communautaire

Le parcours du père Samaan est un bon guide pour appréhender les tendances charismatiques du christianisme copte orthodoxe en Égypte et leur articulation au politique. Ce prêtre copte orthodoxe était, avec le père Makari Yunan décédé en janvier 2022, l’un des représentants les plus illustres d’un courant charismatique, au sein de l’Église copte. Le qualificatif charismatique se réfère ici à l’influence des courants chrétiens évangéliques qui se sont diffusés en terre d’Égypte, à travers l’implantation de missionnaires protestants dès le XIXe siècle, principalement états-uniens, mais également britanniques, allemands et, plus récemment, coréens. Cette influence se décèle dans un style spirituel particulier, insistant sur la conversion, y compris à sa propre religion, à travers une rencontre personnelle avec Dieu ou le Christ. Ces options religieuses se traduisent par des cérémonies mettant en valeur les émotions et les guérisons, à l’occasion notamment d’exorcismes publics.

Le prêtre naît en 1941 dans un petit village du Delta. Très jeune, il se repent et rejette les mauvaises passions qui le détournent du droit chemin. Après avoir vu le Christ en rêve, il décide ainsi de brûler ses livres de chants profanes. Il rencontre ensuite un groupe de jeunes prêcheurs sans dénomination bien définie, sillonnant les campagnes égyptiennes bible à la main. Il s’agit de Khalas al-Nufus (rédemption des âmes), une confrérie née en 1927 à Assiout en Moyenne-Égypte, réunissant de jeunes effendis, comme on appelle les Égyptiens ayant accédé à une éducation de base et formant un embryon de classe moyenne au début du XXe siècle. Ils sont influencés par les missionnaires presbytériens qui se sont implantés au XIXe siècle dans la vallée du Nil. Ce sont des missionnaires de l’intérieur, qui se voient en prêcheurs mais aussi en éducateurs de ces masses paysannes incultes. En quelques décennies, l’association essaime dans tout le pays et installe une imprimerie au Caire dans le quartier de Shubra, connu pour son importante population chrétienne. Le futur père Samaan, désormais membre de Khalas al-Nufus, s’installe à Shubra et travaille à l’imprimerie de l’association. Nous sommes dans les années 1960 et le jeune Farahât (nom de celui qui deviendrait le père Samaan) fait également la connaissance d’un personnage qui aura une importance décisive dans son parcours, le père Zakariya Boutros, véritable précurseur de cette tendance charismatique copte. En effet, dans sa paroisse du quartier huppé d’Héliopolis, il se fait connaître pour ses prêches enflammés, ses exorcismes et son usage précoce des nouvelles technologies, notamment des écrans. Il se fait surtout remarquer pour sa propension au prosélytisme auprès des musulmans. Il en convertit un certain nombre et joue avec la marge de tolérance des autorités égyptiennes. En 1989, les services de sécurité et l’Église copte arrangeront son expulsion, déguisée en réaffectation dans une paroisse de la diaspora australienne, avant qu’il ne fasse un retour retentissant sur les écrans des télévisions chrétiennes en langue arabe dans les années 2000, animant des talk-shows résolument orientés vers la critique de l’Islam et le prosélytisme cathodique. Farahât prêche alors dans une banlieue du Caire, dans ces nouveaux quartiers informels peuplés de migrants ruraux, venus surtout de Haute-Égypte, chassés par la misère et mus par l’espoir d’une vie meilleure. On assiste en effet à un large mouvement de mission intérieure, aussi bien chez les musulmans que chez les chrétiens, prenant pour cible les nouveaux espaces de précarité de la mégapole. Il s’agit en effet de terrains vierges, sans mosquées, ni paroisses, où les courants prosélytes, qui avaient d’abord visé les campagnes, trouvent des nouveaux espaces propices à leur épanouissement.

C’est au seuil des années 1970 que commence l’hagiographie du père Samaan, qu’il mit lui-même en forme de son vivant. Un chiffonnier passant chaque semaine ramasser ses poubelles lui demande de venir porter une parole religieuse dans sa communauté, installée depuis 1970 sur les pentes des falaises du Muqattam, à l’est de la capitale. Farahât hésite, mais résiste, jusqu’à ce que Dieu lui-même lui intime l’ordre d’écouter le messager. Commence alors la longue relation entre le prêtre et les chiffonniers. Samaan a décrit, dans de nombreuses interviews, les habitants du Muqattam comme des pécheurs, des alcooliques et des drogués, à peine chrétiens – chrétiens de noms, selon l’expression prisée par les évangéliques. Farahât va dès lors inlassablement les pousser à se repentir, à l’accompagner à l’église et à mener une vie plus morale. Dans ces récits, le péché, la saleté et l’arriération de ces paysans issus de la Haute-Égypte, sont souvent mis en équation. Amener le peuple des chiffonniers vers le Christ, c’est également leur apprendre à lire, à être propres, à se comporter décemment. Le père Samaan va ainsi endosser le rôle de leader communautaire, jouant notamment les intermédiaires avec les autorités politiques et les très nombreux projets de développement qui vont se succéder dans le quartier à partir des années 1980. Le prêtre va faire bâtir une première église dans les années 1970. C’est là un point important car la mondialisation du religieux est souvent décrite comme un processus de déterritorialisation et de déculturation2. Or ce qui est ici à l’œuvre montrerait plutôt une forme d’hybridation de courants transnationaux et de traditions locales. Samaan adopte bien une vision réformiste, insistant sur le rapport direct entre Dieu et les fidèles, à travers la repentance perpétuelle, chère aux évangéliques et charismatiques partout dans le monde, mais cette vision se heurte au rôle central des médiateurs locaux, au premier rang desquels les saints, très importants dans la piété copte.

Cependant, Samaan a su s’insérer dans son Église et en assumer le programme religieux copte, centré sur le redéploiement territorial promu par le pape Shenouda (patriarche de 1972 à 2012). Celui-ci, au cours de son long patriarcat fit en effet bâtir de très nombreuses paroisses, reconstruire des monastères et engagea un processus de cléricalisation des fidèles. Le lieu central de cet effort de totalisation communautaire était le réseau dense d’écoles du dimanche, des catéchismes accompagnant les coptes tout au long de leur vie et d’ailleurs inspirés du modèle protestant3.

Samaan fonda une paroisse et un catéchisme, au sein duquel on apprend, comme ailleurs en Égypte, à aimer les saints et la Vierge et, plus généralement, à vénérer la tradition. Le prêtre doit d’ailleurs sa célébrité à son habile opération de récupération d’un récit hagiographique copte qui lui a valu une sorte de protection vis-à-vis des nombreuses critiques que lui attira son style charismatique. En effet, lorsque Samaan fonda une église dans le quartier, il la dédia à un saint nommé Samaan, réputé pour avoir miraculeusement déplacé le mont Muqattam à l’époque fatimide (IXe siècle) pour sauver la communauté chrétienne menacée par le calife. Une fois ordonné, il prit le nom du saint et lui fit construire un sanctuaire composé de sept églises. Samaan suivit ensuite les étapes « classiques » de ce type de réinvention de la tradition : confirmation par des visions et des miracles, découverte opportune des reliques afin de confirmer le statut du nouveau lieu de culte. Surtout, celui qui critique la place trop grande prise par le culte des saints, arrima sa propre légende à celle de son saint éponyme. D’une certaine manière, il créa le saint à son image. On voit donc à l’œuvre une opération d’ancrage dans le contexte local, avec ses règles et ses épreuves, bien plus qu’une déterritorialisation. Samaan développa au fil des années un récit millénariste où les chiffonniers font office d’exemples à suivre par tous les Égyptiens. Alors qu’ils étaient les pires des pécheurs, ils sont devenus de bons chrétiens ; paysans arriérés, ils sont désormais de bons citoyens, propres et travailleurs. Si le prêtre dut négocier sa place dans une Église plutôt hostile à son style spirituel, il noua aussi des relations politiques au niveau local, servant même de courroie de transmission avec le Parti National Démocratique de Moubarak, donnant des consignes de vote à ses ouailles et sachant jouer habilement de ses relations politiques pour défendre les intérêts vitaux de la communauté des chiffonniers. La route menant à son monastère fut ainsi offerte par le député du lieu, longtemps ministre du logement de Moubarak.

L’alliance avec les évangéliques, le combat spirituel contre l’Islam

Fort de cet ancrage local et de cet équilibre complexe entre les logiques diverses qui structurent la vie du quartier, Samaan tissa des liens avec les milieux évangéliques transnationaux, ce qui lui valut même d’obtenir un prix décerné par l’ONG évangélique World Vision International. Cette connexion s’est établie très tôt par l’intermédiaire d’un couple de protestants évangéliques, Ramiz Attallah, aujourd’hui président de la Bible Society égyptienne, et son épouse canadienne Rebecca, qui l’ont aidé à fonder la première école du quartier dans les années 1980. Samaan se rapprocha également d’une église presbytérienne du Caire, Qasr al-Dubbara, ayant pris un tournant résolument charismatique sous l’influence de son pasteur Sameh Maurice. Cette église a développé ces dernières décennies un certain nombre de pratiques de type charismatique, comme celle consistant à organiser jour et nuit une prière d’intercession. Celle-ci aurait été empruntée à une église de Kansas City, l’International House of Prayer. Le monastère de Samaan accueillit de plus en plus d’événements organisés conjointement avec les évangéliques égyptiens mais également issus de pays plus lointains. En 2006, un Global Day of prayer, initié par un prêcheur sud-africain nommé Graham Power se tint au Muqattam. Ces réunions de prière, rassemblant des chrétiens orthodoxes et protestants, furent vivement critiquées par des évêques influents, alors même que les coptes charismatiques apparaissaient de plus en plus fréquemment sur les chaînes satellitaires arabes chrétiennes, notamment SAT7. Celle-ci n’est pas exclusivement protestante mais diffuse essentiellement des contenus liés à la galaxie charismatique.

Les exorcismes expriment avec acuité le positionnement ambigu des charismatiques vis-à-vis de l’Islam. La critique ouverte de l’Islam n’est guère possible en Égypte, celle-ci vient dès lors essentiellement de l’extérieur du pays, notamment des diasporas coptes. L’exorcisme public permet cependant d’exprimer un message de combat spirituel, où l’Islam fait figure d’ennemi principal, de manière codée. Lors des séances, les possédés se mettent à parler. Ce sont les esprits qui s’expriment à travers les personnes dont ils ont pris le contrôle. Ils entrent alors en dialogue avec les prêtres, qui les interrogent sur leur nom et leurs intentions ? Or ces esprits portent bien souvent des noms musulmans, comme Mohammed ou Ahmed. En outre, de nombreux musulmans viennent également assister à ces réunions pour se faire exorciser. Ainsi les exorcismes mettent-ils en scène la lutte contre l’Islam et les esprits musulmans, tandis que les musulmans venant demander l’intervention du prêtre servent à produire une sorte de scénographie de la conversion des musulmans au christianisme. Celle-ci serait, selon les discours coptes, la seule véritable solution à leurs tourments. Bien entendu, la plupart des fidèles ne se convertit guère et vient en réalité chercher une solution à ses problèmes, de manière essentiellement utilitaire. J’ai pu par exemple discuter un jour avec une famille musulmane qui venait de faire exorciser une jeune fille de la famille. À mon étonnement, ils envoyaient déjà des photos à des proches racontant, amusés, l’aventure qu’ils venaient de vivre. Il semble que les musulmans, majoritaires dans la société égyptienne, ne se sentent pas menacés par ce passage devant les exorcistes chrétiens. Loin de reconnaître une quelconque supériorité au prêtre copte, ils y verraient plutôt une sorte de sorcier.

Ces pratiques et leur nouvelle visibilité ont cependant attiré de nombreuses critiques de la part de coptes, autant que de musulmans, mais ceux-ci n’ont jamais eu raison de ces véritables spectacles, appréciés par de nombreux chrétiens. La question des influences éventuelles sur ces pratiques se pose et est d’ailleurs posée par les critiques coptes, qui y voient une forme de protestantisation, à leurs yeux condamnable. Les exorcismes ont de tout temps été pratiqués par les prêtres coptes et les musulmans ont pu recourir à leur service ; il n’y a là rien de nouveau. Ce qui semble pouvoir être attribué à l’influence des évangéliques, voire des pentecôtistes, serait donc davantage la mise en scène de l’exorcisme et cette façon d’en faire un rituel de lutte spirituelle, comparable à la pratique du spiritual warfare, cette lutte contre les forces du mal à travers de grandes prières d’intercession, courantes chez les évangéliques charismatiques.

De la Révolution au régime : des positions politiques contrastées et ambiguës

Qu’en est-il du positionnement politique de ces charismatiques par rapport aux évangéliques égyptiens ? Il est intéressant d’interroger les catégories politiques que l’on pourrait être tenté d’appliquer aux acteurs religieux égyptiens. Cela vaut pour l’Islam autant que pour le christianisme. Patrick Haenni l’a bien montré dans son livre lIslam de marché4, il existe un Islam moderne et « libéral » par certains aspects, mais également conservateur au niveau des mœurs. Celui-ci, parfaitement incarné par le télé-prêcheur Amr Khaled, est compatible avec le libéralisme économique. Il prône une religiosité en osmose avec le capitalisme contemporain, axée sur le développement personnel et l’épanouissement spirituel. Il valorise en outre la réussite économique et sociale. On pourrait dire que le pasteur Sameh Maurice et son église de Qasr al-Dubbara représentent le pendant évangélique de ce style religieux.

Très tôt après le 25 janvier 2011, l’église et ses fidèles ont soutenu la révolution. Ils partageaient certainement avec les musulmans des classes moyennes et supérieures une même aspiration au changement politique et social. Ils se sont rendus sur la place Tahrir pour entonner des chants chrétiens, en les modifiant légèrement pour les rendre plus inclusifs vis-à-vis des musulmans. Cependant, le soutien des évangéliques n’était pas sans ambiguïté. Les évangéliques estimaient que le soulèvement était le résultat de leurs prières d’intercession et que la révolution annonçait un changement imminent : un bouleversement spirituel plus vaste, une vague de conversions au christianisme. Cela restait indéterminé et toujours exprimé de manière indirecte, mais on put voir s’affirmer ce sous-texte à l’occasion d’une gigantesque prière collective qui fut organisée au Muqattam le 11 novembre 2011, intitulée, « Prière pour l’Égypte, la nuit du retour à Dieu ». Cet événement fut organisé conjointement par les évangéliques et l’église de Samaan et vit affluer des milliers de participants dans le quartier des chiffonniers. On se trouvait alors dans un moment particulier de l’après-révolution, alors que le conseil militaire gérait bien mal la transition et que les premières élections législatives s’approchaient à grand pas. L’armée venait surtout de commettre, le 9 octobre, un terrible massacre dans le quartier de Maspero, tuant 27 manifestants coptes. Qasr al-Dubbara se positionnait alors résolument dans le camp révolutionnaire, et dès lors opposé à l’armée, tandis que Samaan restait prudent et se gardait de toute critique publique de l’institution militaire. Il s’était d’emblée montré hostile aux manifestations anti-régime et avait même organisé une manifestation en faveur du régime dans son quartier. Le prêtre a appelé ensuite les fidèles à voter pour le candidat de l’ancien régime, lors des élections présidentielles de 2012 qui virent triompher le candidat des Frères musulmans, Mohammed Morsi. On se trouve donc en présence de deux générations, adoptant des styles religieux contrastés et débouchant sur des options politiques et sociales divergentes. Tandis que Qasr al-Dubbara et certains prêtres coptes charismatiques estimaient que quelque chose de réjouissant était en train de se produire, sur les plans religieux et politique, et que cela nécessitait de la part des fidèles un véritable engagement social, la génération de Samaan adoptait un millénarisme plus sévère et pessimiste, s’articulant à des options politiques conservatrices. Il s’agissait essentiellement de se repentir et de se convertir, mais sans que cela implique un quelconque engagement hors de la sphère religieuse. Au fond, si la pratique politique de Samaan et son implication dans les réseaux clientélistes du régime étaient indéniables, elles ne faisaient l’objet d’aucune explicitation de sa part et n’étaient pas thématisées dans ses discours religieux, à l’inverse de ce que l’on observait à Qasr al-Dubbara.

La cérémonie de prière au Muqattam était ambiguë car il s’agissait à la fois d’une prière pour l’Égypte et pour le retour à Dieu. Si certaines télévisions libérales célébrèrent l’événement comme un rassemblement de chrétiens et de musulmans – ce qu’elle n’était pas – elles omirent les séquences qui virent la foule scander « Yesua » (le nom chrétien de Jésus en arabe, les musulmans le nommant Issa), le point levé durant de longues minutes. La véritable révolution devait se traduire dans un changement personnel et religieux, comme l’affirma le père Andrawus Iskander, prêtre copte d’une cinquantaine d’années, lors de ce rassemblement. Par petites touches, les charismatiques semblaient retraduire la révolution dans leur langage eschatologique, tentant de dresser des ponts avec les musulmans, tout en laissant transparaître leur espoir de voir l’Égypte submergée par une vague de conversion au christianisme. Ils multiplièrent les cérémonies de ce genre, s’invitant même sur la place Tahrir pour le passage à l’année 2012, où ils entonnèrent des chants religieux à tonalité nationaliste, comme Barik biladi (Bénis mon pays), non sans en avoir arrangé les paroles pour l’ajuster à un public multiconfessionnel.

Après-coup

Après le coup d’État de Sissi, les évangéliques de Qasr al-Dubbara se rangèrent derrière l’armée. Ils exprimèrent dans certains de leurs discours, l’impossibilité de rester neutre et de refuser de choisir entre l’armée et les Frères musulmans déchus, identifiés aux forces du Mal, soulignant la volatilité des engagements politiques des évangéliques en situation minoritaire, pouvant soutenir une révolution avant de se ranger derrière un régime militaire en l’espace de quelques années. Pour sa part, Makari alla jusqu’à affirmer que Sissi a été envoyé par Dieu lui-même.

De son côté, la collaboration trop intime entre Samaan et les évangéliques finit par coûter cher à ce dernier. Lorsqu’il apprit, dans le courant de l’année 2014, que Samaan projetait d’accueillir un studio de SAT7 au sein même de son monastère, le nouveau pape copte, Tawadrus, fit nommer un évêque pour superviser la zone du Muqattam. Ce dernier, qui avait servi dans le quartier dans sa jeunesse, installa ses appartements au-dessus de la salle de réception de Samaan, au cœur de son monastère, et fit remplacer la chorale, jugée trop « protestante ». Il interdit en outre à Samaan de poursuivre la diffusion de ses sermons sur SAT7. La guerre était déclarée entre les deux hommes et la réconciliation symbolique qui se déroula au monastère n’y changea pas grand-chose, au point que les fidèles de Samaan voulurent empêcher l’évêque d’être présent aux funérailles de leur héros.

Aujourd’hui, avec la disparition de Makari et Samaan, le courant charismatique a perdu ses deux fers de lance et il est peu probable que la connexion soit maintenue entre les évangéliques et le monastère, sur lequel l’Église copte a bien l’intention de maintenir son emprise. Elle pourrait tenter de récupérer la figure de Samaan en travaillant à gommer la part évangélique du prêtre des chiffonniers pour en faire un archétype de sainteté copte.

1Les chiffonniers sont coptes pour la plupart car leur modèle repose sur la complémentarité entre la collecte des déchets et lélevage de porcs, nourris avec les déchets organiques. En outre, ils sont pour la plupart issus du même village de Haute-Égypte.

2Olivier Roy, La sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture, Paris, Le Seuil, 2008.

3Voir sur ces dynamiques Laure Guirguis, Les coptes dÉgypte. Violences communautaires et transformations politiques (2005-2012), Pairs, IISMM/Karthala, 2012 et Dina El Khawaga, « Le développement communautaire copte : un mode de participation au politique », in Maghreb-Machrek, no 135, 1992/1, p. 3-18.

4Patrick Haenni, LIslam de marché. Lautre révolution conservatrice, Paris, Le Seuil, 2005.