Heureuse coïncidence, j’ai vu le film franco-sénégalais de Mati Diop, Atlantique, et lu l’essai de Carol Gilligan et Naomi Snyder, Pourquoi le patriarcat ? la même semaine. La thèse centrale du livre Pourquoi le patriarcat ? est que la perte de l’amour est la marque de fabrique du patriarcat. « C’est ce sacrifice même qui permet d’établir et de préserver la hiérarchie. Le patriarcat est un modèle de société qui privilégie certains hommes par rapport à d’autres hommes (les hétérosexuels plutôt que les homosexuels, les riches plutôt que les pauvres, les blancs plutôt que les noirs, les pères plutôt que les fils, telle religion plutôt que telle autre, telle caste plutôt que telle autre –  et accorde un traitement de faveur à tous les hommes par rapport aux femmes1 ». Pour moi, ce film et cet essai s’éclairent mutuellement, en dépit du fait que les unes écrivent dans le contexte des États-Unis trumpiens, et que l’autre filme la tragédie des migrants subsahariens en s’intéressant au côté de l’émigration, quand en Europe, on est polarisé sur l’immigration. La réalisatrice s’est particulièrement intéressée aux femmes restées au pays. Inexistantes sur la scène internationale du capitalisme globalisé, elles ont pourtant un message à transmettre.

Les bénéfices secondaires du  patriarcat

Pour Carol Gilligan et Naomi Snyder, le goût du pouvoir et les avantages acquis par le truchement des positions hiérarchiques ne suffisent pas à expliquer pourquoi le patriarcat persiste comme « une force », non pas à l’extérieur de nous, mais à l’intérieur de nous. Leur proposition est qu’il existe des « bénéfices secondaires » du patriarcat. Et comme Carol Gilligan a toujours regardé le genre en tant que relation, elle s’intéresse à ces « bénéfices secondaires » pour les jeunes hommes comme pour les jeunes femmes. Ces bénéfices secondaires prennent des formes genrées. Celles-ci ont en commun une perte d’authenticité, pour les filles, le renoncement à une voix propre et un consentement à faire passer les désirs des autres avant les leurs ; pour les garçons, un renoncement aux attachements au nom d’une promotion de l’autonomie. En somme, ils doivent devenir des Darcy, ce personnage d’Orgueil et préjugés, le roman de Jane Austen, qui cultive le détachement et a tant de mal à renouer avec ses sentiments. Tandis que les filles deviennent des personnes plus attentives aux autres qu’à elles-mêmes, comme la mère dans La promenade au phare de Virginia Woolf. J’ai pris des exemples de romans du XVIIIe et XIXe  siècles, mais la question, escamotée par le titre français est bien : pourquoi ces conduites genrées se poursuivent-elles au XXIe  siècle ?

Le patriarcat aurait une fonction psychologique qui nous protège de ce que nous savons ou de ce que nous ressentons comme dangereux dans les attachements. Aimer comporte le risque de perdre l’être aimé. Adhérer au patriarcat, ce serait sacrifier l’amour pour mieux s’en détacher et ne pas souffrir de la perte. Se protéger des ravages psychiques de la perte expliquerait que, outrepassant la voix du désir et de l’expérience, les jeunes hommes acceptent de se comporter comme s’ils n’avaient pas besoin de rapport avec autrui, et les femmes, comme si elles n’avaient pas d’identité propre. Ainsi, déconstruire le patriarcat, c’est toucher à nos défenses les plus archaïques : les défenses contre la perte. Et lutter contre lui, c’est prendre le risque de la perte.

D’Œdipe à Psyché

Carol Gilligan est une psychologue du développement qui utilise des alliages théoriques inhabituels en France, car elle établit des connexions entre les théories attachementistes dans la lignée de Bowlby, l’évolutionnisme féministe de Sarah Blaffer H’rdy –  dans cette perspective, c’est la capacité à capter l’attention des autres et l’empathie qui ont permis la survie de l’espèce, et non le patriarcat qui représente au contraire une menace contre l’évolution  – et Freud, qui reste une référence importante, mais toujours envisagée dans une perspective critique. Je n’entrerai pas dans une discussion épistémologique. Je vais me concentrer sur la théorie psychologique du patriarcat de Carol Gilligan en partant de sa discussion du mythe d’Œdipe et de celui qu’elle propose comme alternative, le mythe de Psyché et Eros qui était déjà le thème de son livre précédent, non traduit en France, The Birth of Pleasure. La naissance de Plaisir, donc, qui est la fille de Psyché et Eros. Je laisse de côté les liens que l’on pourrait tisser avec la mélancolie de genre chez Judith Butler qui aborde aussi la perte de l’objet comme constitutive du genre, mais dans une dynamique intrapsychique, et en se polarisant sur le renoncement à l’objet du même sexe. En revanche, pour Carol Gilligan, la dynamique est plutôt intersubjective, et le sacrifice est mis en relation avec toute perte.

À propos de l’Œdipe, dont la plupart des psychanalystes font la pierre angulaire du développement, Carol Gilligan souligne d’abord que le mythe prend ses racines dans la violence patriarcale. Le roi Laïos ayant abusé sexuellement un garçon, l’oracle lui fait savoir qu’il connaîtra son châtiment des mains de son fils : le père est alors prêt à sacrifier son fils (Œdipe) pour sauver sa peau. La mère (Jocaste) est complice, elle blesse puis abandonne l’enfant. La figure maternelle œdipienne, Jocaste, garde le silence jusqu’au bout et Œdipe, aveuglé par lui-même, entraîne dans son aveuglement ses propres filles. Raconté ainsi, on voit mal en effet comment ce mythe a pu servir de support à la famille idéale, ou même à la famille névrosée de base.

En considérant ce mythe comme représentatif de la condition humaine, en le ré-agençant pour en euphémiser les dimensions les plus compromettantes pour les patriarches et celles des femmes qui seraient leurs complices, on court le danger, selon Carol Gilligan et Naomi Snyder, « de tenir pour naturelle –  et à tort  – cette culture de la violence masculine et du silence féminin ». Le mouvement qui défait le patriarcat ne part pas de la violence, mais de la voix. La fin de la violence masculine serait tributaire de l’émergence de la voix féminine dans une revendication démocratique de justice et d’égalité. Mais surtout, de la révélation de la vulnérabilité masculine, en particulier par la voix féminine. L’égalité, chez Gilligan, se fait dans la reconnaissance d’une commune vulnérabilité. Ce qui entraîne une interdépendance de tous avec toutes.

Carol Gilligan propose de s’intéresser à un autre mythe. Psyché, en tant qu’adolescente, se montre réticente à jouer le rôle du silence et de la passivité féminine qui caractérise la place de la femme dans le mythe d’Œdipe. « Elle enfreint l’interdiction que lui a faite le jeune Dieu de le voir ou de parler de leur amour. Ainsi elle rompt le pacte qui scelle leur lien en condamnant leur intimité à l’obscurité et au silence. Car en plein jour, Eros n’a d’autre visage que Cupidon, ce mauvais garçon armé de flèches. Rien à voir avec l’homme que connaît Psyché, un amant tendre, qui se montre attentif et attentionné, sous le manteau de la nuit […] Eros, celui qui impose comme condition à son amour pour elle que Psyché soit tenue à la cécité et au silence, est aussi un jeune homme vulnérable ».

Eros et Psyché est un mythe hétérosexuel, qui nous apprend que le secret de la vulnérabilité des hommes, cachée sous le manteau de l’ombre, peut être connu des femmes, et cette connaissance pourrait renverser le patriarcat. Carol Gilligan distingue ainsi l’hétérosexualité de l’hétérosexisme. L’hétérosexualité n’est pas en soi oppressive et patriarcale, Gilligan donne même à une certaine hétérosexualité une dimension émancipatrice. Le problème est que l’hétérosexualité est à la fois le verrou et la clef. Certes, Gilligan ne nie pas que d’autres sexualités puissent attaquer le patriarcat –  mais ce thème, en réalité, n’est pas développé. Si la situation de perte qui ouvre le livre est celle d’Adam, qui sacrifie sa relation avec son meilleur ami parce que celui-ci est homosexuel, on en reste là. En fait, la centration sur le couple hétérosexuel, celui qui porte pour ainsi dire les espérances du patriarcat, comporte le risque d’une essentialisation2. Celui-ci n’est pas évité par Carol Gilligan et Naomi Snider, dans la mesure où il n’est pas pointé ou interrogé. On peut, de ce point de vue, regretter l’absence de discussion avec les théories LGBT de l’émancipation –  je pense, notamment, à Monique Wittig ou Gayle Rubin. A contrario, on peut souligner qu’une pensée féministe dotant l’hétérosexualité d’un potentiel subversif est suffisamment rare et aujourd’hui culottée pour qu’on prenne la proposition au sérieux.

Atlantique

Le patriarcat, la perte, le deuil et l’hétérosexualité sont au centre d’Atlantique, le film de Mati Diop. Ada, une belle jeune fille, aime Souleiman, un beau jeune homme. Mais Ada doit en épouser un autre, plus riche, tandis que Souleiman, qui appartient à un groupe d’ouvriers du bâtiment dont le travail n’a pas été payé depuis trois mois, accepte de suivre ses compagnons en s’embarquant vers l’Espagne sur un pneumatique. Et il en fallait déjà du courage pour travailler à édifier cet énorme symbole phallique, la tour qui donne son nom au film, la tour Atlantique. Les garçons continuent ainsi de répondre à l’injonction de « prendre sur soi et aller de l’avant ». Ils répondent à leur désespoir d’hommes exploités dans les codes du patriarcat et de l’éthique masculine, ce piège qui consiste à valoriser collectivement le courage qui conduira à la mort. Les garçons ne préviennent personne de leur départ. Puis ils ne donnent pas signe de vie.

Ada est un personnage qui vit la dissociation dont parlent Carol Gilligan et Naomi Snider3. Elle a renoncé à –  et sacrifié  – son amour pour la sécurité d’un « beau mariage » qui contente tout son groupe social. Pourtant, non seulement Ada aime Souleiman, mais elle n’est pas sûre de vouloir être « une fille comme il faut », comme en attestent certaines de ses amitiés avec des femmes qui ne sont pas « de bonnes filles » (non conformes aux critères du mariage, de la maternité et de la religion). Ada, pour tout dire, est ambivalente. Elle choisit pourtant l’éthique de la soumission féminine : effacer son propre désir, faire plaisir à ses parents, son groupe social et prendre plaisir aux bénéfices secondaires qui achètent cette soumission. Le cadeau de son fiancé, un iPhone doré, symbolise la superficialité et l’inauthenticité de ce qu’elle a choisi et qui ne peut la combler. Mais le lit de la chambre nuptiale brûle mystérieusement durant la nuit du mariage4. Et l’une des amies d’Ada dit avoir vu Souleiman en ville. La police le recherche tout en accusant Ada d’être sa complice. La famille du mari demande un certificat de virginité et les parents d’Ada lui intiment de céder à la requête. La mère d’Ada se fait la complice de la violence patriarcale.

Des jeunes filles et un jeune homme commencent à présenter des troubles, des malaises. Des amies d’Ada se lèvent dans la nuit et en rejoignent d’autres –  les yeux blancs révulsés sont une métaphore insolente de « la justice est aveugle ». Les jeunes filles possédées par les garçons morts en mer viennent dans la villa cossue du promoteur du chantier lui réclamer leur dû, les salaires impayés, puis elles lui demandent de creuser les tombes des absents : réparer l’injustice, permettre le deuil.

À travers la voix des possédées, les garçons peuvent demander justice et repos, mais aussi exprimer leur vulnérabilité et raconter combien ils ont eu peur quand la tempête les a envoyés par le fond. À travers la possession collective, les jeunes filles rompent collectivement le silence sur ce qu’elles savent, habituellement tenu tabou. Elles expriment une connaissance de la vulnérabilité des garçons et peuvent lui donner une voix. Dans la possession, femmes et hommes, vivantes et morts parlent d’une seule voix. Même colère, même désespoir.

Après une nuit de garde à vue, Ada est attendue par son époux, qui vient la chercher « en propriétaire ». Elle refuse de le suivre, disant : « je ne suis pas ta femme ». De fait, le mariage n’a pas été consommé. L’époux exprime l’agencement fantasmatique du patriarcat qui associe la soumission de l’épouse et la sexualité pénétrante masculine en répondant : « De toute façon, tu ne m’aurais même pas fait bander ».

Pour ne pas trop dévoiler le film, je nommerai le garçon possédé Souleiman, le seul homme possédé, « le jeune homme vulnérable » ou Eros. Et celui-ci, de jour, en effet, incarne une figure hostile ou menaçante. Souleiman donne rendez-vous à Ada, à travers le medium de ce jeune homme. Dans l’obscurité de la nuit, il et elle font l’amour. Quand Souleiman revient à travers le jeune homme vulnérable, sous le manteau de la nuit, il dit à Ada : « ce que j’ai regretté le plus quand la vague m’a emporté vers le fond, c’est de ne pas t’avoir dit au revoir ». Souleiman par la voix d’un autre garçon déplore donc son « détachement » et laisse parler sa sensibilité. Ada, elle, n’est pas possédée. Durant cette nuit, elle sait très bien à qui elle a affaire. On le voit à l’image : tantôt Souleiman, tantôt l’autre garçon qui ne font qu’un. Ada vit avec le jeune homme vulnérable ce qu’elle n’a pas voulu vivre avec Souleiman quand elle s’apprêtait à le trahir pour céder au patriarcat, et c’est cette nuit d’amour qui lui permet de se « reconnecter » avec elle-même.

Les possédé.e.s et surtout, Ada, qui fait l’amour « les yeux ouverts », mettent en acte ce que Naomi Snider écrit à propos de la découverte du journal de son père mort quand elle était enfant : la perte contient en elle-même ce qui nous connecte. Même la mort n’a pas le pouvoir d’anéantir la relation. Vivre implique de se reconnecter, non pas avec la douleur de la perte, mais avec l’amour qui l’a précédé et qui demeure. Ada, restée seule, renoue avec sa voix propre, et la dernière réplique du film est une parole qu’elle s’adresse à elle-même : « Je suis Ada ». Cette phrase sonne moins comme une découverte que comme des retrouvailles. Sur la certitude de son désir, sur la conquête d’une confiance en soi, Ada va pouvoir construire sa vie.

Féminité et masculinité : des idéologies défensives de  sexe

Les ressources culturelles de la possession, celles de la mythologie grecque, ou celles de la théorie de l’attachement ne sont certes pas du tout les mêmes, mais ce qui se dit, se croise et contient d’évidents parallèles. Le discours du deuil, celui qui nous intime d’oublier (faire son deuil), de liquider la perte, est un discours patriarcal. Vivre, c’est être fidèle à ses attachements, cultiver la relation avec les morts, les tenir tout près de soi, comme dans le très beau livre de Vinciane Despret, Au bonheur des morts, dont le sous-titre est justement Récits de ceux qui restent.

Féminité et masculinité sont pensées comme des défenses et non comme des essences, ce sont des idéologies défensives de sexe5. Dans le film de Mati Diop, quand les défenses tombent du fait du trauma de la perte et du deuil impossible –  impossible parce que les garçons morts, si les filles ne font rien, n’ont ni voix, ni lieu, sont condamnés au néant  –, dans la possession donc, comme mode de guérison collective, les femmes et les hommes parlent d’une même voix, le genre s’efface. Mais dans le monde ordinaire, les défenses tiennent d’autant mieux qu’on arrive à les faire passer socialement pour ce qui est le plus désirable. C’est pourquoi les avantages matériels (l’iPhone d’Ada) liés au patriarcat sont étroitement articulés, érotisés, machinent, comme dirait Guattari, le désir avec le plaisir, mais aussi avec la perte.

Dans le champ de la psychodynamique du travail, nous avons envisagé le patriarcat sous l’angle des défenses, non à propos de la perte et de l’amour, mais à propos de la souffrance au travail. Je me réfère ici aux travaux de Christophe Dejours sur les stratégies collectives de défenses contre la peur en situation de travail –  étudiée justement chez les travailleurs du bâtiment6. Ces défenses collectives mobilisent le discours de la force virile au profit de la construction d’un déni collectif (du risque, du danger), qui interdit toute expression d’une vulnérabilité masculine, rejetant celle-ci du côté du féminin déprécié ou de l’infantile. Du côté des femmes, nous avions proposé le terme de « muliérité » pour décrire des processus de « féminité mascarade » (au sens de Joan Rivière) visant à « faire la femme » dans le but de se faire accepter dans un monde dominé par les hommes, où les femmes ne sauraient se comporter comme leurs égales/semblables, sous peine de représailles, et/ou de cesser de les faire bander. Il s’agissait de processus non symétriques, mais tous deux situés sur le terrain du travail, avec pour fonction de s’y maintenir, de « tenir » en situation de travail. Le travail représente, dans cette perspective, l’expérience psychosociale (vs psychosexuelle) par excellence7. Notre théorie du genre comme défense pour tenir au travail faisait retour dans l’espace privé, notamment sous la forme d’une continuité des conduites viriles jusque dans la sexualité –  une sexualité défensive qui ne laisse pas de place à la vulnérabilité (quel que soit le scenario hétéro/homo). Ce point de vue est congruent avec ce que proposent Gilligan et Snider, et vient confirmer l’importance d’une psychologie politique, en l’occurrence une psychologie apte à déchiffrer nos crispations patriarcales. Il ne s’agit pas de dire que cette psychologie expliquerait tout, mais qu’elle manque dans les interprétations habituellement données. Et il faut remercier Gilligan et Snider d’en ré-ouvrir la possibilité.

Déchirer le manteau de  la  nuit

Ce que propose Carol Gilligan, du côté de l’amour, c’est que la vulnérabilité des hommes hétéros peut se faire connaître sous le manteau de la nuit, avec deux issues : être recouverte par le silence des femmes au matin dans une sorte de pacte dénégatif –  Jocaste silencieuse ou muliérité  –, ou bien, être dévoilée par la voix des femmes lorsque celles-ci décident de sortir du silence et font entendre leur voix et leur savoir sur ce qu’être humain veut dire. Avec le risque que la voix nouvelle paraisse « bruyante » comme le dit Iris, une des femmes qu’elles interrogent, ou stridente, sur-expressive, hystérique… Ou encore possédée par l’énergie du combat entre la perte et l’amour.

La possession dans le film de Mati Diop permet d’agir et de dire l’essentiel de ce qui est tu, socialement, des souffrances d’un patriarcat globalisé. Et de la grande arnaque de la soumission féminine et du courage masculin. Le sens exact de la possession dans la culture dakaroise contemporaine m’échappe. Mais ce que laisse à penser Mati Diop, c’est que la transition vers l’affirmation de soi ne se fera pas « gentiment », elle ne se fera pas sans que les mauvaises filles vengent les morts avant de les enterrer. Car, être de gentilles filles signifie au contraire les trahir et les pousser vers la vague qui emportera leur sacrifice. Cet arrachement à la norme patriarcale engendre des monstres transitoires ignorant à moitié ce qu’ils et elles font et pourquoi ils, elles, le font. Voire, cette transition ne se fera pas démocratiquement, c’est l’aspect décolonial du film, centré sur la révolte des opprimé.e.s8 dans un langage qui leur est propre. Ceci pose une question ouverte : la démocratie est à repenser dans un monde d’ici et de là-bas, dont les démons ne sont pas ceux ou celles que l’on croit.

1 Gilligan Carol, Snyder Naomi. Pourquoi le patriarcat ? Flammarion, 2019.

2 Ce risque d’essentialisation n’est cependant pas moins absent dans les théories critiques de l’hétérosexisme qui font de toute relation hétérosexuelle une expression de la domination masculine.

3 Il existe de nombreuses théories de la dissociation en psychologie et en psychopathologie, dont celles qui concernent la schizophrénie (Pankow). Ici il s’agit d’une dissociation au sein de la normalité, voire constitutive de celle-ci, où les sujets se dissocient de leurs sentiments. D’autres processus ont été conceptualisés en termes de « normopathie », en particulier par Joyce Mc Dougall et Jean  Oury, qui désignent ainsi une adhésion défensive à la norme qui peut en arriver à dissoudre la singularité du sujet dans « l’aliénation sociale ». Le sujet fonctionne très bien socialement, mais il a perdu toute épaisseur sur le plan de sa vie intérieure.

4 Le feu : en arabe, les gens qui traversent la mer illégalement sur des embarcations de fortune disent « brûler la mer », mais c’est sans doute différent en wolof.

5 Helena Hirata, Danièle Kergoat, « Rapports sociaux de sexe et psychopathologie du travail », Travailler, vol. 37, no. 1, 2017, p.  163-203.

6 Dejours C., « Centralité du travail et théorie de la sexualité », Adolescence 14, 2, 1996, p.  9-29 ; Molinier, Pascale, Travail et Emploi no 97, 2004.

7 Amour et travail : les travaux de Christophe Dejours et les miens ont montré comment l’amour et le travail se conflictualisent différemment selon les situations, la division du travail favorisant le clivage (et le détachement) chez les hommes, tandis que de nombreuses situations du travail féminisé (depuis les emplois domestiques jusqu’aux métiers du soin) tendent plutôt à ce que ces deux sphères se confondent.

8 Ils et elles sont opprimé.e.s en tant que jeunes dans une société où les anciens décident, en tant que femmes pour les femmes, en tant que pauvres pour les hommes.