86. Multitudes 86. Printemps 2022
Hors-champs 86.

Les boîtes noires de la pandémie

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Modélisation épidémiologique et pouvoir politique durant la crise de Covid‑191

 

Avec la pandémie de Covid‑19, les modèles épidémiologiques sont sortis de l’ombre des laboratoires de recherche pour venir guider les gouvernements du monde entier dans l’organisation de leur réponse sanitaire face à la crise. En amont de la décision des politiques publiques, les modèles jouent un rôle de prescripteur dans la mise en place des mesures sanitaires. Face à l’inconnu, ils se proposent de géométriser ce qui n’a en apparence ni forme, ni structure, ni corps, ni comportement, ni frontière : l’événement pandémique. Leur enjeu est, pour ainsi dire, de plier les aléas de la contagion sous toutes ces dimensions, afin de les détacher de l’ignorance des causes qui les déterminent. Donner au phénomène pandémique les traits d’une loi de la nature et d’un déterminisme social, voilà ce à quoi la modélisation aspire. La dynamique heuristique qu’elle engage, participe ainsi de la construction d’une représentation collective de la pandémie.

Outil à la fois scientifique et politique, la modélisation épidémiologique s’intègre à l’appareillage technologique de la santé publique. En complément des mesures sanitaires, elle contribue à l’implémentation des décisions et des conduites. Depuis son intégration au dispositif de prévention sanitaire, cette machine à prédictions participe à la construction objective et subjective du phénomène pandémique. Par sa forme synoptique, elle accompagne les normes de courbes, de graphiques et d’indices numériques, et contribue ainsi au conseil des politiques publiques comme à l’information de la société civile. Cette savante représentation de l’impact des mesures sur la reproduction du virus, offre ainsi une aide à la décision précieuse, dans un monde où les incertitudes, les injonctions contradictoires et les biais cognitifs déstabilisent le jugement.

À travers cette description mathématique de la pandémie, c’est une nouvelle structuration de notre sens commun qui se façonne. Les représentations de l’évolution sanitaire par catégorisation des espaces, des individus et des rapports sociaux, font de la modélisation un langage commun de délibération et de négociation, permettant à la fois de justifier et d’accuser les actions des politiques publiques. Et bien que son statut varie au cours de la crise, tour à tour alliée puis adversaire du pouvoir politique, la modélisation épidémiologique n’en reste pas moins un des nouveaux actants technologiques de la santé. Même si sa capacité prévisionnelle semble parfois compromise2, elle n’en conserve pas moins une place centrale dans notre imaginaire sanitaire.

Les boîtes noires de la pandémie

Pour tenter de mieux comprendre certains enjeux de la crise de Covid‑19, il n’est pas inintéressant de questionner les modèles en relevant ce qui, dans leur mécanisme, perturbe notre représentation de la pandémie. Sous cet angle, les effets boîte noire, que génère la modélisation, se révèlent au principe d’un ensemble d’obstacles problématisant la volonté de savoir qui traverse la société. Mais, que sont-ils et comment se forment-ils ? De prime abord, il faut relever ce que le caractère formel et mathématique des modèles implique au niveau de l’opinion publique. L’amas quotidien de chiffres, agencé par les modèles, selon un ensemble de notions mathématiques complexes, déroute le jugement autant qu’il rassure par son sérieux. C’est là un premier effet boîte noire ; résultat insoupçonné d’un défaut de connaissance à l’endroit du fonctionnement même des modèles. Trop souvent minimisé, cet effet est pourtant à la racine de la confiance comme de la défiance. Bien qu’il ne soit pas éprouvé comme tel par la communauté scientifique, il n’en demeure pas moins un motif d’interrogation, voire de doute, pour la population. D’ailleurs, certains adversaires politiques l’utilisent à mauvais escient pour alimenter le soupçon à la faveur de théories du complot. Aussi, il est important que la modélisation trouve à se développer par un processus d’acculturation scientifique et d’échanges pacifiés entre chercheurs de divers horizons théoriques, afin d’éviter les détournements politiques3.

À ce premier effet boîte noire vient s’ajouter un second, qui fait partie intégrante de la modélisation. Il est d’ailleurs défini comme tel dans la pratique du modélisateur, qui le contrôle et l’évalue. Cet effet s’intègre au compartimentage du modèle. En l’absence de certitude étiologique, concernant par exemple les caractéristiques d’un nouveau variant ou de certitude sociologique concernant les comportements sociaux, le modélisateur utilise des compartiments boîte noire dans lesquels il fait jouer les probabilités pour tenter de combler un manque de connaissance. Ainsi, le modélisateur utilise le calcul pour corriger l’incertitude englobant les données. De sorte que la mathématique vient en aide à la mathématique. Le calcul de probabilités permet ainsi de faire jouer divers scénarios dans la machine en mesurant la « sensibilité » des compartiments par rapport au paramétrage et au calibrage d’ensemble. Cet effet boîte noire contrôlé suppose de recourir à l’évaluation de la variance qu’entraînent les variables d’entrée (input) sur les variables de sortie (output) du modèle. Le contrôle de la sensibilité des compartiments boîte noire permet, pour ainsi dire, de réguler mathématiquement les incertitudes sans recourir aux expériences de terrain.

Enfin, la modélisation a su former à elle seule une « discursivité » singulière, c’est-à-dire, un système de discours scientifiques qui s’adjoint à un partage historique et politique des normes régissant notre société4. Elle est ainsi devenue un actant politique à même de guider les décisions et les actions en matière de santé. En réduisant l’échelle globale de la pandémie à une échelle épidémique nationale, l’organisation gouvernementale et la modélisation se sont enchevêtrées pour définir une stratégie autoréférentielle circonscrivant un territoire et une population définis. Ce processus de reterritorialisation du phénomène pandémique a renforcé une dynamique de fermeture sous l’égide de la boîte noire du pouvoir. Les stratégies nationales des gouvernements, alliées aux modèles « officiels », ont circonscrit l’objectivité de l’épidémie et régulé les mesures sanitaires de manière hétérogène, sans parvenir à élaborer une collaboration globale.

Comment donc s’entremêlent ces trois effets boîte noire au principe de notre représentation de la pandémie ? Cette intrication mêlant les perspectives des acteurs de la santé, sous un appareillage numérique, n’est-elle pas constitutive d’une nouvelle volonté de savoir ? La raison et la science ne sont-elles pas dès lors instrumentalisées pour mieux défendre ou attaquer les politiques publiques ? Pour y répondre cet article propose une enquête sur la modélisation, interrogeant le processus de production des connaissances et de gouvernance qui s’est vu à l’œuvre durant la crise sanitaire de Covid‑19. Pour ce faire, il s’agit d’interroger la pratique théorique de la modélisation épidémiologique afin de mieux en considérer les écueils. En ne se laissant pas éblouir par l’imaginaire technologique, qui octroie à la modélisation un crédit scientifique peut-être démesuré, il s’agit de considérer les usages et mésusages de ce qui est devenu notre seule boussole dans le hasard de la pandémie.

Le complot et le modèle

Tout au long de la crise sanitaire, la modélisation a fait l’objet d’attaques politiques à caractère scientifique. En instrumentalisant les erreurs de prédiction attenantes aux modèles, les complotistes ont su trouver des arguments à même de dénigrer les bonnes pratiques sanitaires. En prétendant percer à jour « le complot politique » dans les modèles, ces derniers ont dissimulé leur critique des intentions cachées du pouvoir par un subtil jeu épistémologique. En prêchant le vrai pour faire valoir le faux, les complotistes ont prétendu démasquer les intentions autoritaires du pouvoir en instrumentalisant les erreurs de calcul. De sorte que la défiance antisystème s’est confortée à l’appui d’un conglomérat d’arguments mathématiques fallacieux. Non pas que les arguments avancés soient faux : le piège est plus subtil. Les complotistes usent habilement d’une erreur de modélisation pour la faire passer en intention politique déguisée.

Ainsi, dès la publication en avril 2020, des premières prévisions de l’Institut Pasteur5, des partisans de la théorie du complot ont attaqué frontalement les fondements mathématiques de cette modélisation. C’est le cas du mathématicien Vincent Pavan, maître de conférences mis à pied par l’Université Aix-Marseille, proche du réseau complotiste de France Soir. En minimisant l’impact du confinement et des gestes barrières sur la courbe épidémique, à travers des vidéos et des interventions médiatiques répétées, ce dernier a utilisé la modélisation contre elle-même. Selon Pavan, les équipes de l’Institut Pasteur auraient délibérément truqué une fonction pour justifier l’inversion exponentielle de la courbe des cas. La chimère mathématique renforçant ainsi la chimère du complot. En affirmant qu’« il est absolument faux que le confinement aurait pour effet de faire décroître exponentiellement l’épidémie6 », Pavan s’est illustré en « héros de la science » démasquant une imposture politique dissimulée dans le modèle.

Bien que son plaidoyer tienne à un subtil mélange d’arguments mathématiques, le fond du problème tient au fait qu’il établit un lien direct entre des erreurs mathématiques manifestes et des intentions « cachées » des modélisateurs, qu’il juge à la botte des pouvoirs publics. Ce qui conduit à semer le doute en confondant délibérément une erreur mathématique avec la volonté de tromper du pouvoir politique. D’une certaine manière, dès lors qu’on confond une erreur scientifique avec une intention politique, on est confronté au risque d’un glissement sémantique propre aux théories du complot. Aussi, tout au long de ses 70 pages d’analyse mathématique, Pavan moque les méthodes et en relève les incohérences pour démasquer les imposteurs. Au point « d’affirmer que les auteurs sont des tricheurs qui maquillent leurs résultats7 ». En pointant le décalage entre la complexité du phénomène épidémique qui se différencie dans le temps et la simplicité du modèle, il laisse planer le doute sur l’intégrité scientifique de l’Institut Pasteur.

Aussi, contre cette attaque maquillée d’équations, il convient de rappeler, à la manière de Bachelard, que « l’esprit scientifique » se constitue « comme un ensemble d’erreurs rectifiées8 ». Aussi, en reconsidérant leurs erreurs dans les prédictions, les équipes de l’Institut Pasteur n’ont cessé d’affiner leur modèle. La critique de Pavan était en ce sens délibérément nuisible et contraire au progrès du savoir. Afin de rectifier une part des fonctions du modèle, Cédric Villani a, quant à lui, proposé judicieusement de procéder étape par étape « de façon à pouvoir incorporer un effet mémoire9 ». Ce qui a permis de rectifier certaines fonctions erronées et de les affiner à partir des données, sans pour autant en finir avec les erreurs de prévisions et les critiques complotistes. Toutefois, contre tout effort, ce premier effet boîte noire, propre à l’imbrication de l’information et de la désinformation, aura dérouté l’opinion publique vis-à-vis de la modélisation. Si bien qu’il convient de se demander, si les modèles ont réellement un intérêt informationnel, ou si au contraire ils participent paradoxalement à la désinformation. Les ratés successifs confortant leur discrédit, il semble problématique de s’y référer en permanence pour justifier les mesures sanitaires. Cet appareillage numérique des politiques publiques n’est-il pas au fond victime de sa propre prétention à la vérité ?

Seconde nature

L’effet de système de ces modèles comporte ainsi le risque d’agir sur une seconde nature ou du moins une fiction numérique. On se rappelle d’ailleurs que la modélisation, tout au long de la crise de Covid‑19, a précédé les connaissances étiologiques (toujours à reconsidérer selon les variants) et les données de terrain (qui évoluent selon l’état des services hospitaliers et de l’organisation sanitaire) pour orienter les décisions politiques. Ce qui a eu pour effet de générer du conflit au sein de la communauté scientifique concernant de nombreuses hypothèses non démontrées (immunité collective, durée de la contagiosité, contamination dans les écoles et les transports, efficacité vaccinale, bénéfice/risque des vaccins selon les âges etc.). De sorte que « plus les hypothèses sont nombreuses, plus le sujet est complexe plus le contrôle expérimental est nécessaire, mais plus celui-ci devient difficile à organiser […] C’est d’ailleurs ce que ne comprend pas bien le grand public quand deux hommes de sciences ne se mettent pas d’accord sur tel ou tel problème scientifique d’actualité10 ».

Pour ainsi dire, les preuves matérielles sont toujours en retard sur les descriptions et les prescriptions des modèles11. La construction de cette seconde nature numérique tend toutefois à s’approcher au plus près de l’évènement par un ajustement perpétuel de sa structure à compartiments. La modélisation, offrant un cadre souple qui trouve à se préciser par des méthodes de calcul diverses, permet une multiplicité de constructions possibles pour corriger le hasard par le hasard. Comme l’explique Jean-Marie Legay : « La qualité première de ces modèles à compartiments est certainement leur souplesse et leur adaptabilité à des situations diverses. Il est toujours loisible de réunir des compartiments ou au contraire de les éclater. On peut ignorer ce qui se passe dans un compartiment et en faire une boîte noire jusqu’au jour où l’on est assez savant pour l’ouvrir12 ».

En ce sens, la simulation de l’épidémie suit un processus d’affinement numérique des compartiments boîtes noires selon l’apport des connaissances. Toutefois, en l’absence de certitude concrète, on peut quand même parvenir à réduire la « sensibilité » d’un modèle face au hasard des évènements à venir. Pour ce faire, il s’agit d’évaluer la perturbation que le hasard fait peser sur les variables d’entrée et de sortie du modèle. On utilise alors des « méthodes de screening, qui consistent en une analyse qualitative de la sensibilité de la variable de sortie aux variables d’entrée, les méthodes d’analyse locale, qui évaluent quantitativement l’impact d’une petite variation autour d’une valeur donnée des entrées, et enfin les méthodes d’analyse de sensibilité globale13 ».

En ce sens, la modélisation trouve à s’affranchir de l’étiologie et des connaissances de terrain par une évaluation mathématique d’hypothèses mathématiques. Le risque que la modélisation devienne autoréférentielle, tient bel et bien à ce deuxième effet boîte noire, attenant à un subtil jeu de probabilités évaluant des probabilités. Aussi, face au manque de connaissances de terrain et de certitude étiologique, on évalue tant bien que mal des hypothèses selon un paramétrage et un calibrage qui ne permettent pas de prédire, mais bien d’imaginer des scénarios prévisionnels. De sorte qu’en octroyant trop de crédit aux résultats des modèles, on se laisse parfois surprendre par une illusion stochastique ne corroborant pas avec les faits en série.

Comportement modèle ou modèle du comportement

À chaque phase de la crise (confinement, déconfinement, couvre-feu, apparition d’un nouveau variant etc.), l’incertitude comportementale pousse le modélisateur à utiliser des compartiments boîtes noires pour tenter une description hypothétique de la conduite sociale. Pour ce faire, des intelligences artificielles simulent dans le modèle l’interaction sociale selon un ensemble de paramètres et de variables. Dans le modèle CovidSim de l’Imperial College of London14, le comportement des simulacres modélisés, appliquant des mesures barrières, permet d’imaginer les processus de stabilisation aléatoire de la contagion à partir du concours de deux forces « physiques15 ». Le comportement collectif des simulacres varie ainsi selon la densité de population ; sous la forme d’une force communautaire (community force) propageant le virus par l’effet d’une action de masse. Alors que le comportement individuel suit une force d’infection (infectivity force) variable selon l’âge et la localisation.

Cette physique sociale de la contagion a conduit la plupart des gouvernements européens à la mise en place du confinement et à la révision des mesures sanitaires au fur et à mesure de la crise. La modélisation a ainsi permis d’évaluer les gestes barrières et l’efficacité vaccinale réduisant la reproduction du virus au sein d’un territoire et d’une population. Néanmoins, aussi complexe soit-elle, ce type de boîte noire comportementale se base sur un réductionnisme problématique. Car, l’équilibre stable que décrit le modèle au sein de la population virtuelle devient sensible aux variations de comportements insoupçonnés. Bien que l’implémentation d’outils ad hoc, tel que le passe sanitaire ou les données de géolocalisation, permette une saisie plus précise de la dynamique générale, la simulation des conduites reste toujours ouverte au hasard. En témoignent les prévisions du modèle de l’Institut Pasteur dont « l’optimisme prudent » laissait espérer une stabilisation pérenne pour l’hiver 2021-202216.

On pourrait donc faire l’hypothèse d’un écart irréductible entre la simulation et le fait social par un manque cruel d’altérité. En effet, rien ne distingue le comportement des simulacres, si ce n’est le calibrage des rencontres dans les populations selon l’âge et la localisation. Certains modèles ont cependant tenté un calibrage plus adapté à leur population. C’est le cas de la Suède, où un modèle individu-centré a tenté un ajustement des dynamiques de contamination en simulant le comportement civique des Suédois respectant les mesures sanitaires à la lettre17. Le rapport entre l’application des mesures sanitaires et le modèle comportemental s’est ainsi affiné à partir de l’axiologie suédoise. Pourtant la prédiction n’a pas visé juste. Il semblerait que l’erreur tienne à un manque d’altérité éludant certaines personnes, notamment dépendantes. En n’omettant cette altérité comportementale, le modèle n’a pas pu anticiper convenablement l’impact sur les personnes dépendantes, nécessitant l’intervention d’aidants extérieurs. Le modèle n’a donc pas pu anticiper la hausse des cas dans les maisons de retraites médicalisées du pays18.

En ce sens, la réduction comportementale comporte le risque d’invisibiliser certaines différences et inégalités qui préexistent au monde virtuel du modèle. Ce pourquoi la collaboration de la modélisation avec les sciences humaines et sociales est nécessaire. Car, au croisement de milliers de codes, de centaines de paramètres et d’un calibrage dont seul le modélisateur a le secret, le modèle se confronte à une limite de programmation. Il s’agit du « fléau de la dimension ». Cet obstacle épistémologique, identifié par Richard Bellman en 1961, indique que lorsque le nombre de compartiments augmente dans un modèle – donc lorsqu’on précise de trop ce dernier – l’espace du modèle tend à s’accroître excessivement, de sorte qu’il finit par isoler les éléments19. Les corrélations deviennent alors improbables. Aussi, « il est clair que l’expérience pourrait parfois nous conduire à un niveau très complexe, mais dont on ne pourrait traiter mathématiquement les données20 ». En ce sens les approches qualitatives des sciences humaines et sociales doivent permettre de dépasser cette limite propre aux modèles, en montrant que le monde d’avant et ses inégalités n’ont pas disparu dans de monde qu’entend décrire la simulation.

De la modélisation nationale à l’ouverture globale

Enfin, cette simulation du monde est devenue une nouvelle voie d’observation stratégique de l’épidémie. Par l’intégration de la modélisation dans le jeu du pouvoir, les scénarios de sortie de crise ont renforcé la stratégie des politiques publiques par la création d’un monde virtuel s’actualisant en permanence. Chaque pays, ayant ses propres modèles comme ses propres stratégies, développe ainsi un imaginaire fait de chiffres pour parvenir à l’équilibre. En décrivant, de manière hétérogène, les dynamiques de la contagion, chaque gouvernement a, de son côté, construit une nouvelle réalité à géométrie variable, qui a délaissé les dimensions sociales du monde d’avant pour se concentrer sur les méthodes de contrôle conduisant au monde d’après. Au point de fomenter un effet boîte noire, écartant toute ouverture à ce qui préexiste ou excède le modèle officiel. De sorte que « plus un modèle a rendu de services, plus il a marqué son temps, plus il a fini par devenir une seconde nature21 ».

Une fois que la modélisation prédictive s’est adjointe à la stratégie politique, il semble qu’elle devienne autoréférentielle. Dans les faits, la modélisation a consolidé la représentation d’un territoire virtuellement délimité et d’une population virtuellement déterminée. Ce qui a conduit à une réduction de la pandémie sous la forme d’un phénomène épidémique cloisonné et faussement agencé par la physique sociale. La modélisation participe ainsi à la construction d’un territoire imaginaire reclus sur lui-même et d’une population idéale appliquant les normes sanitaires : le zero covid, le stop and go ou encore l’immunité collective sont, pour ainsi dire, devenus des imaginaires nationaux à même de corroborer ou bien de bouleverser les ambitions des politiques publiques. Toutefois, aucune de ces stratégies n’a permis de définir une coopération globale dans la lutte contre la pandémie.

Le cas de la stratégie zero covid, adopté dans la région Asie-Pacifique, semble avoir fonctionné dans les premiers temps de la crise sanitaire par le développement d’une surveillance technologique accrue et de confinements locaux à répétition. Seulement, elle a retardé considérablement le déploiement de la couverture vaccinale au sein des populations, à la faveur d’un équilibre instable. Si bien que l’arrivée du variant Delta a conduit bon nombre de gouvernements, tels que l’Australie, la Nouvelle Zélande, la Corée du Sud ou encore Singapour, à l’abandonner. En un sens, ce type de stratégie fait le pari d’une disparition du virus par la voie d’une coercition technologique forte. Seulement comme l’a déclaré récemment la Task Force de Singapour : « la mauvaise nouvelle est que la Covid‑19 ne disparaîtra peut-être jamais. La bonne nouvelle est qu’il est possible de vivre avec22 ». Ainsi, la feuille de route change pour certains. Pour d’autres, tels que la Chine, la politique zero covid reste le symbole d’une gestion de crise irréprochable portée vers l’avenir.

Pour ce qui est de la stratégie stop and go, majoritairement appliquée en Europe, il semble qu’elle ait parié, quant à elle, sur une stabilisation hybride mêlant l’immunité de groupe (contamination et vaccination) à un processus d’inhibtion et de désinhibition des conduites. Bien que la mortalité soit plus conséquente qu’avec la stratégie zero covid, elle a favorisé une couverture vaccinale à l’échelle nationale très conséquente. Toutefois, son processus semble toujours favoriser un abandon brutal des gestes barrières, dès lors qu’il y a relâchement. Le comportement modèle trompe ainsi le modèle du comportement. Ce qui conduit à des rebonds épidémiques chroniques. Enfin, le cas de l’immunité collective, qui fait le pari d’un sacrifice contingent de morts favorisant les survivants, semble de plus en plus mis à mal. Après deux ans de pandémie, cette stratégie semble davantage favorable à l’émergence de nouveaux variants qu’à celle de l’immunité collective tant espérée.

Ainsi, le risque que comporte l’effet boîte noire de la stratégie politique est de se transformer en un effet système circonscrivant un territoire et une population. Au point que toute alternative semblera suspicieuse, voire irréalisable, alors même que le monde qu’on a bâti sous l’influence de cette simulation aurait semblé invraisemblable, il y deux ans de cela. Aussi, il convient de rappeler que toutes ces stratégies se fondent sur des modèles qui ne sont que des paris sur l’avenir. Rien n’est certain, si ce n’est que nous devons apprendre à cohabiter mondialement avec le SARS-CoV-2. Seulement, nos simulations, qui n’en finissent plus de s’actualiser au gré des mutations sociales et virales, permettront-elles l’émergence d’une santé globale à même de stabiliser la pandémie ?

Force est de constater que le cloisonnement représentationnel, impliqué par la boîte noire de la stratégie, élude la question des biens communs de la santé globale. Est-il concevable d’en finir avec la pandémie à travers une vision aussi étroite du monde ? Ne faudrait-il pas développer des stratégies, telle que la levée des brevets sur les vaccins, qui prendrait en compte les inégalités de santé du monde d’avant pour mieux bâtir le monde d’après ? En inventant de nouvelles stratégies sur la base de modèles à visée écosystémique, il semble plus probable que l’on parvienne un jour à un véritable équilibre. Comme le suggère le physicien Tim Palmer « Nous avons besoin de quelque chose comme le GIEC pour ces modèles de la pandémie […] Cela a été précipité en raison de l’urgence de la situation. Mais pour aller de l’avant, il nous faut une sorte d’organisation internationale qui puisse travailler à la synthèse des modèles épidémiologiques du monde entier23 ». Pour éclairer la boîte noire de notre avenir, ne devrions-nous pas dépasser les écueils des stratégies nationales ? Comment envisager un équilibre à long terme sans la visée d’une santé globale ? Pour ainsi dire, par-delà nos étroites simulations, le monde reste encore et toujours à bâtir.

1

Cet article a bénéficié du soutien apporté par l’ANR et l’État au titre du programme d’investissements d’avenir dans le cadre du LABEX LIEPP (ANR-11-LABX-0091, ANR-11-IDEX-0005-02) et de l’IdEx Université de Paris (ANR-18-IDEX-0001).

2C. Hecketweiler, D. Larousserie, « Covid‑19 : les modèles de plus en plus déboussolés », in Le monde, 13 octobre 2021. www.lemonde.fr/planete/article/2020/05/26/les-modeles-deboussoles-pour-predire-l-evolution-de-l-epidemie-de-covid-19_6040726_3244.html

3En France, des initiatives telles que Covprehension.org, et plus encore MODCOV19, ont initié une dynamique de transmission de l’information et de réflexion critique nécessaire à l’éclaircissement des enjeux épistémologiques des modèles.

4M. Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 2016.

5Henrik Salje, Cécile Tran Kiem, Noémie Lefrancq, Noémie Courtejoie, Paolo Bosetti, et al. Estimating the burden of SARS-CoV-2 in France. 2020. pasteur-02548181

6V. Pavan « Dénoncer la fausse science épidémiologique : réquisitoire contre l’article Estimating the burden of SARS-CoV-2 in France” : 17 chercheurs de 10 instituts ne comprennent ni les probabilités ni les mathématiques et inventent l’équation générale de la vérité” qu’ils résolvent en double aveugle” avant d’en maquiller piteusement la présentation et de se suicider sur la théorie du R0 ». 2020. hal-02568133v3, p. 68.

7Ibid., p. 3.

8G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1975, p. 239.

9C. Villani, « Épidémie de Covid‑19 – Point sur la modélisation épidémiologique pour estimer l’ampleur et le devenir de l’épidémie de Covid‑19 », in office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, 30 avril 2020 (mise à jour 11 mai 2020).

10J.-M. Legay, L’expérience et le modèle, Paris, éditions Quae, 1997, p. 54.

11M. Corteel, « Covid‑19, l’éternel retard du gouvernement sur le virus », AOC MEDIA, 5 janvier 2021/rediffusion 26 août 2021.

12J.-M. Legay, L’expérience et le modèle, op. cit., p. 31.

13J. Jacques, Pratique de l’analyse de sensibilité : comment évaluer l’impact des entrées aléatoires sur la sortie d’un modèle mathématique, 25 mars 2021, https://eric.univ-lyon2.fr/~jjacques/Download/Publi/Intro-SA.pdf

14N. M. Ferguson et al., « Impact of non-pharmaceutical interventions (NPIs) to reduce Covid‑19 mortality and healthcare demand », in Imperial College covid-19 Response Team, 16 mars 2020.

15T. C. Hales, « A review of the Ferguson Imperial Model of Covid‑19 infection », 22 novembre 2020, p. 7, https://jiggerwit.files.wordpress.com/2020/11/imperial-review-header.pdf

16A. Andronico et al., Évaluation de l’impact du Covid‑19 en France métropolitaine durant l’automne-hiver 2021-2022 en prenant en compte l’effet du climat, de la vaccination et des mesures de contrôle, 4 octobre 2021. https://modelisation-covid19.pasteur.fr/scenarios/InstitutPasteur_scenariosCovid19AutomneHiver_2021.pdf

17Jasmine M Gardner, Lander Willem, Wouter van der Wijngaart, Shina Caroline Lynn Kamerlin, Nele Brusselaers, and Peter Kasson. Intervention strategies against covid-19 and their estimated impact on swedish healthcare capacity. 2020; Adiga A, Dubhashi D, Lewis B, Marathe M, Venkatramanan S, Vullikanti A. Models for Covid‑19 Pandemic: A Comparative Analysis. Preprint. ArXiv. 2020; arXiv:2009.10014v1. Published 2020 Sep 21.

18Melin, M., Ahlbäck Öberg, S., Enander, A. and Corona Commission, Elderly care during the pandemic. Ministry of Health and Social Affairs, summary of SOU 2020: 80. Dec 15, 2020.

19R. Bellman, Adaptative control processes, Princeton University Press, 1961.

20J.-M. Legay, « Introduction à l’étude des modèles à compartiments », in La Méthode des modèles, état actuel de la méthode expérimentale, Paris, Informatique et biosphère, 1973, p. 65.

21J.-M. Legay, L’expérience et le modèle, op. cit., p. 56.

22G. Kim Yong, L. Wong, O. Ye Kung, « Living normally, with Covid‑19: Task force ministers on how S’pore is drawing road map for new normal », in The Straits Times, 24 Juin 2021.

23D. Adam, Simulating the pandemic: What Covid forecasters can learn from climate models, in Nature 587, 533-534 (2020), doi: https://doi.org/10.1038/d41586-020-03208-1