97. Multitudes 97. Hiver 2024
A chaud 97.

Les deux corps d’Elon Musk
Sur la suspension de X/Twitter au Brésil

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Dès l’incipit de son livre autobiographique, Tristes tropiques, Claude Lévi-Strauss décrit les émotions que lui procure son arrivée à Rio de Janeiro : « Je foule l’Avenida Rio Branco où s’élevaient jadis les villages tupinambas, mais j’ai dans ma poche Jean de Léry, bréviaire de l’ethnologue1 ». C’est à Léry qu’on doit les premières descriptions de ces « topinambous (qui) vivent en parfaite santé, insouciance et nudité2 ». Dans son récit, Léry parle de cannibalisme mais aussi de la stupeur des Amérindiens devant les volumes incroyables dArabotan (un bois brésilien) que les Européens emportent en Europe. Il narre aussi la traversée de l’Atlantique, ponctuée d’épisodes de piraterie et de tempêtes : « j’ai vu pratiquer sur mer ce qui se fait aussi le plus souvent sur terre. À savoir que celui qui a les armes au poing et qui est le plus fort, l’emporte et donne la loi à son compagnon3 ». La construction européenne du Brésil a été, dès le départ, émaillée par ces dynamiques de prédation qui traversaient les océans. Comme le souligne Carl Schmitt, ne cachant pas son admiration, sans les « rudes aventuriers et écumeurs de la mer, […] la simple découverte de continents et d’océans jusqu’alors inconnus n’aurait pas été en soi suffisante pour fonder un domaine par-delà les mers du monde4 ».

Deux siècles après Léry, dans son avant-dernier discours, Maximilien de Robespierre parle lui aussi d’un « monde [qui] a paru au-delà des bornes du monde [et des] habitants de la terre qui additionnèrent les mers à son domaine immense5 ». Les Portugais et les Espagnols s’opposèrent à la liberté des mers théorisée par Grotius : la notion de souveraineté moderne n’avait pas encore été inventée, mais les conflits qui finirent par la définir se multipliaient. Cette fois de manière mélancolique, Schmitt écrit que « la mer est libre », car elle « ne constitue pas un territoire étatique et […] elle doit rester ouverte à tous de manière égale6 ». Or, cela « veut dire que la ligne définit un domaine où s’affirme l’usage libre et sans pitié de la violence7 ».

Nous pouvons imaginer Internet comme les océans de cette époque sur lesquels nous naviguons, les plateformes numériques en seraient les caravelles qui les sillonnent. Elon Musk, l’homme le plus riche du monde, serait-il alors un corsaire ? À la place du bois, ce sont les données qu’on extrait : les informations où se cristallisent nos décisions, nos synapses sociales, nos subjectivités. Le travail des lignes, le nouveau nomos de la terre, essaye de s’écrire sur les flots de ces océans d’un type nouveau. Le conflit entre X, ex-Twitter, et la Cour Suprême brésilienne est un épisode, peut-être une accélération, de ces transformations8.

Avant même que l’explosion du connexionnisme n’alimente la vague de l’Intelligence artificielle dite du deep learning, plusieurs chercheurs indiquaient les enjeux que le capitalisme de plateforme posait à la souveraineté des États, y compris aux grands États continentaux. En 2015, Benjamin Bratton mettait le conflit entre la Chine et Google au cœur de sa réflexion sur la machine numérique planétaire. Il parlait même de la « première guerre sino-Google » et de l’émergence d’un nouveau type de crise géopolitique : un grand État face à une grande entreprise de technologies. Celle-ci a eu lieu en 2009 et s’est soldée par la sortie du géant américain du marché chinois. Bratton précisait que c’était l’affrontement entre deux modes de souveraineté radicalement différents : « Cette guerre se joue moins entre deux superpuissances (ou par procuration entre elles) qu’entre deux logiques irréconciliables quant à la manière dont les régimes et les publics sont convoqués en fonction des espaces souverains9 ». C’est une guerre d’un type nouveau concernant qui gouverne et ce qui est gouverné dans la société globalisée. Pour la Chine, dit Bratton, « Internet [est une] extension du corps de l’État », pour Google, il constitue une « société civile transterritoriale, vivante et quasi-autonome, contrôlée et capitalisée de manière privée ». Ainsi, écrit-il, « Google est un acteur non étatique qui opère avec la force d’un État mais qui, contrairement aux États modernes, ne se définit pas par une contiguïté territoriale spécifique unique10 ». Dans cette perspective, analysée comme un empilement de couches d’infrastructures techniques et sociales (le Stack), Internet constitue une sorte d’énigme de la souveraineté pour la polis émergente du Cloud : comment peut-on faire face à une donnée « engendrée à Pékin par un citoyen japonais, téléchargée sur un serveur au large de Vladivostok, sur des eaux extraterritoriales, et ensuite utilisée par un jeune homme dans un cybercafé de Las Vegas pour au final commettre un crime au Brésil 11 ? ». Les entreprises de technologie gouvernent de facto des technologies qui ont une grande incidence géopolitique.

L’affrontement entre la Cour Suprême brésilienne et Elon Musk autour de X est-il l’occasion d’une bataille de plus de cette guerre déclenchée en 2009 entre une entreprise de la Big Tech et un État souverain, ou bien s’agit-il d’un nouveau type de guerre tout simplement ? Si c’est le cas, quelles sont les règles de ce nouveau jus ad bellum ? Et comment les États, et les citoyens les composant, réfléchissent-ils ces nouvelles normes des conflits, tout à la fois en termes de souveraineté mais aussi de liberté démocratique, dont le droit à l’information fait partie ?

Revenons sur la dynamique de cette suspension. Après les assauts contre les palais des institutions démocratiques brésiliennes, la place des Trois Pouvoirs, le 8 janvier 2023 à Brasilia, le juge Alexandre de Moraes (de la Cour Suprême brésilienne), demande à X de supprimer des centaines de comptes impliqués dans la tentative de coup d’État et dans la propagation de fakes news. Deux de ces comptes sont particulièrement sensibles : celui du sénateur bolsonariste Marcos do Val et celui du youtubeur Ed Raposo. Les deux sont poursuivis en tant qu’organisateurs de l’invasion du Planalto (le palais présidentiel) et pour avoir mené une campagne de diffamation et de cyberharcèlement contre Fabio Alvarès Shor, commissaire de la police fédérale chargé des enquêtes pour fraude à l’encontre de l’ancien président, Jair Bolsonaro, et de ses proches. Par ailleurs, depuis son rachat par Musk, la plateforme abrite d’innombrables comptes nazis, et des études soulignent les risques que la polarisation et l’extrême-droitisation de X fait courir à nos démocraties12.

À cette demande de la Cour suprême brésilienne, Elon Musk refuse d’obtempérer et crie à la censure. Il est lui-même très actif dans la diffusion systématique de fake-news13 ou dans le cyberharcèlement de personnalités lui déplaisant politiquement. Ainsi, on ne compte plus le nombre de mèmes propagés par le milliardaire comparant le juge Moraes à l’ennemi juré d’Harry Potter, Voldemort, ou aux Siths de la saga Star Wars. L’utilisation de ces références culturelles populaires lui permet de faire passer un message simpliste à destination d’un public qui peut se perdre dans les rouages de la justice brésilienne. Hors de ces références mainstream, un compte X intitulé « Alexandre files », aujourd’hui avec 400 000 followers, est ouvert sur la plateforme pour y dénoncer les « horribles abus d’Alexandre de Moraes », comme l’annonce la présentation du profil.

Le 15 août, alors qu’une amende de 200 000 réais (32 000 euros) par jour est imposée à X pour refus d’obtempérer, le milliardaire préfère fermer les bureaux de X au Brésil afin de contourner l’amende et de jouer le jeu de la dimension transnationale de sa plateforme : pas de bureaux au Brésil, pas de moyens que la justice de ce pays le rattrape. Mais voilà, à partir de là, l’entreprise d’Elon Musk enfreint une loi brésilienne qui requiert un représentant légal dans le pays pour que le média social continue de fonctionner. Le 28 août, le juge lui pose alors un ultimatum et le somme de déclarer un représentant légal dans le pays, ce que Musk refuse à nouveau. Il préfère continuer sa campagne contre Alexandre de Moraes, justement sur… X et payer pour voir si le juge ira jusqu’au bout de ses menaces. Le juge suspend X le 30 août et anticipe les éventuels contournements à la suspension, par exemple en mettant en place une amende de 50 000 réais (8 000 euros) pour les internautes qui s’y connecteraient par l’intermédiaire d’un VPN14. Une décision qui n’a pas hésité à laisser environ vingt millions de Brésiliens sans « leur » média social. X suscitant une telle acrimonie, les réactions du camp progressiste sont restées silencieuses face à la suspension de cette plateforme, alors qu’elles s’étaient manifestées lors de la suspension de TikTok, une plateforme tout aussi problématique que X, en Nouvelle-Calédonie en mai 2024.

Cela ne s’arrête pas là. En plus de la suspension « immédiate, complète et intégrale » de X, Moraes a également gelé les comptes d’une autre entreprise de Musk, Starlink, afin de saisir dans ses caisses l’argent nécessaire à payer les amendes de X. De cette manière, le juge a fait de Starlink le garant de X et a établi une connexion directe entre deux facettes de la corporation Musk.

Elon Musk change alors de posture, il semblerait que ce soit désormais « l’heure de revenir15 ». Le New York Times annonce : « Elon Musk’s X Backs Down in Brazil16 ». Musk battrait donc en retraite. L’implication de Starlink dans le conflit sur X semble gêner l’engagement libertarien et ultradroitier du patron de Tesla. En fait, au Brésil, les antennes de Starlink sont partout dans les mines illégales des orpailleurs et des trafiquants aussi bien que dans les villages indigènes les plus reculés, les hôpitaux ou les écoles isolées, et même chez les militaires et les forces spéciales. Starlink s’est diffusée au Brésil à une vitesse impressionnante : de 20 000 abonnés en février 2023 aux 250 000 actuels. L’entreprise assure une connexion peu onéreuse de haute qualité (grâce à satellites de basse altitude). Les implications géopolitiques de Starlink sont bien plus importantes et surtout beaucoup plus directes que celles de X. C’est dans la guerre russe contre l’Ukraine que cette dimension est apparue de manière explicite. 42 000 terminaux y constituent l’infrastructure de défense fondamentale des Ukrainiens contre l’invasion. Cependant, en plus des menaces de Musk de ne plus soutenir les coûts opérationnels du système en Ukraine, on observe plusieurs conflits entre l’armée ukrainienne et Starlink sur les limites territoriales de son utilisation. Si la transformation de X en une arme politique est une source indirecte de problèmes au niveau de la représentation politique, les conséquences des décisions de Starlink apparaissent comme de véritables ingérences géopolitiques de la part d’un acteur non-étatique. Paradoxalement, les deux corps de Musk, celui du mauvais garçon qui fait des caprices avec son média social acheté dans cette optique, et celui du grand industriel de l’industrie aérospatiale, risquent de s’entretuer en fusionnant.

Au Brésil, face aux enjeux de la fermeture de X, on discerne trois positionnements : celui prévisible de l’extrême droite criant à la censure et essayant de mobiliser des manifestations pour la destitution du juge (quelques milliers de manifestants à São Paulo le 7 septembre, pour écouter Jair Bolsonaro) ; celui de la gauche qui appuie la décision au nom d’une défense de la souveraineté étatique qui serait de plus en plus menacée par les Big Tech ; et celui d’un secteur libéral qui, tout en défendant la souveraineté de la magistrature brésilienne, s’insurge à la fois contre une mesure jugée excessive et contre les super-pouvoirs du juge de Moraes17.

La position de gauche souverainiste est synthétisée dans une lettre ouverte publiée le 17 septembre 2024 intitulée Contra o Ataque das Big Techs à Soberania Digital (Contre lattaque des Big Techs sur la souveraineté numérique) et signée par des universitaires tels Thomas Piketty, Daron Acemoglu, Mariana Mazzucato et des Brésiliens liés au gouvernement Lula. Cette lettre ouverte déclare que « le cas brésilien est devenu le front principal d’un important conflit global entre les corporations de la Big Tech et ceux qui essayent de construire un paysage numérique démocratique, centré sur le peuple et préoccupé par le développement économique et social18 ». Dans les termes de l’ancienne députée européenne néerlandaise, Marietje Shaake, « le cas brésilien nous rappelle qu’il n’est pas trop tard. Les autorités démocratiques peuvent récupérer leur souveraineté et s’affirmer effectivement dans le domaine des technologies – si elles choisissent de montrer leurs muscles19 ».

Un épisode semblable avait déjà eu lieu en mai 2023 quand la holding de Google, Alphabet, avait mené une agressive campagne publicitaire, sur son moteur de recherche et dans les grands médias, afin de critiquer les mesures que le gouvernement brésilien était en train de prendre pour réguler les médias sociaux sur Internet. C’est le juge Flavio Dino, qui venait d’être nommé par Lula à la Cour Suprême, qui a obligé Google à changer le lien de sa page d’accueil, sous peine d’une amende de 200 000 $ par heure. Les appels pour une régulation d’Internet trouvent une confirmation dans le débat plus général sur la nécessité de développer des politiques adéquates face à l’essor de l’intelligence artificielle. On peut signaler la proposition d’une politique de « containment » (inspirée par les politiques élaborées pendant la guerre froide) par Suleyman Mustafa, le fondateur de Deep Mind20. Dans le contexte géopolitique et écologique qui est le nôtre, cet appel à la régulation est entendable et potentiellement souhaitable. La question qui se pose est : à quel prix ?

Les libéraux, tout en reconnaissant que Musk est un « démagogue au service du mouvement antidémocratique de droite dans le monde », soulignent que « la décision de fermer X est une tragédie. Vingt millions de Brésiliens avec des comptes actifs sur la plateforme ont été privés de l’espace où ils discutaient régulièrement sur toute sorte d’arguments21 ». Le souci est que se met en place une sorte de « censure préventive » qui blesse la liberté d’expression : « la liberté et la démocratie impliquent des risques, qui doivent être contrôlés ». Le processus de suspension des réseaux doit être « ouvert et transparent22 ». Les libéraux sont donc bien d’accord sur le fait que Musk est une menace pour la démocratie, mais ils craignent que la suspension soit également un précédent préjudiciable pour la liberté d’expression et le droit à l’information, et donc pour la démocratie elle-même. Ces clivages apparaissent très marqués au niveau de l’opinion. Alors que le juge est devenu le centre de la polarisation politique du pays23, un sondage d’opinion montre que 96 % des électeurs de Bolsonaro ne sont pas d’accord avec sa décision alors que 92 % des électeurs de Lula la soutiennent24.

Aujourd’hui, grâce à un Moraes ex machina, X est réapparu sur les écrans des citoyens brésiliens. Après quarante jours de suspension, Elon Musk a payé les 28 millions de réais (environ cinq millions d’euros) d’amendes, bloqué les comptes visés, et désigné un représentant légal au Brésil. Ce retour a été célébré par les utilisateurs, avec des top trends tels que « Voltamos » (Nous sommes de retour) et « Como é bom estar de volta » (Comme il est bon d’être de retour). Bien que cette suspension ait été temporaire, elle marque un tournant dans la régulation des plateformes et dans l’exercice du pouvoir judiciaire au Brésil. Ce moment doit inciter les citoyens à s’emparer de la question et à réfléchir sur les nouveaux équilibres entre régulation et liberté d’expression. Comme le soulignait un article du New York Times, ce n’est pas seulement un conflit entre une entreprise technologique et un tribunal, mais une interrogation sur la manière dont les sociétés démocratiques encadrent et façonnent juridiquement et démocratiquement les espaces numériques. Comme l’écrit Jack Nicas : « Au cours des cinq dernières années, la Cour suprême du pays a élargi son pouvoir pour mener une vaste campagne pour protéger les institutions brésiliennes contre les attaques, dont beaucoup en ligne. Pour la gauche brésilienne, l’offensive a contribué à sauver la démocratie brésilienne. Pour la droite, elle a fait de la Cour une menace pour la démocratie elle-même. Les deux pourraient avoir raison25. »

La montée en puissance d’un juge non élu pose alors une question brûlante dans la démocratie brésilienne. Nous ne désirons pas pour autant écrire un plaidoyer pour un modèle américain de liberté d’expression absolue – chaque pays, y compris le Brésil, a le droit souverain de déterminer les limites du dicible. Cependant, lorsque 20 millions de citoyens se voient privés d’un espace d’échange, et donc de la possibilité de se rassembler politiquement, le camp progressiste doit s’inquiéter et non pas applaudir. Se ranger du côté de ceux qui redoutent le peuple, même quand il s’exprime de façon excessive, n’est rien d’autre qu’un aveu de crainte des forces démocratiques. L’événement qui nous occupe rappelle que les médiations ne sont jamais neutres, mais que la parole libre ne doit pas se limiter à une critique modérée des institutions ; elle doit être le fondement d’un espace politique ouvert, non un outil d’enfermement. Dans ce contexte, la Cour suprême brésilienne, en cherchant à se protéger, semble parfois empiéter sur cette liberté essentielle, mettant en tension la protection des institutions et le nécessaire débat public qui les entoure.

En fait, Musk est peut-être seulement la partie la plus visible d’une inflexion plus générale des patrons états-uniens de la Big Tech, même si Paul Krugman pense que cela est encore minoritaire26. On peut le mesurer à leur dérive politique : du soutien qu’ils ont apporté à la candidature de Joe Biden en 2020 à celui en faveur de Donald Trump en 202427. Alors que les signataires de la lettre ouverte contre les acteurs de la Big Tech se laissent encore séduire par un certain type d’anti-américanisme en affirmant que la « dispute du gouvernement brésilien et d’Elon Musk est seulement la dernière instance d’un effort majeur de restreindre l’habilité des nations souveraines de définir un agenda de développement numérique libre du contrôle de mégacorporations basées aux États-Unis28 », c’est pourtant bel et bien les États-Unis qui sont aujourd’hui le théâtre du conflit dont le cas brésilien ne représente qu’un acte.

En effet, au cours des trois dernières années, l’administration Biden a mis en place une série d’initiatives qui annoncent un virage important vis-à-vis de la Big Tech : le directeur du Conseil économique national a ainsi déclaré que si les grandes entreprises ne sont pas nécessairement mauvaises, elles ne peuvent pas continuer à monopoliser les marchés29. La Commission fédérale du commerce et le Département de justice ont initié des procédures à l’encontre des GAFAM en les accusant d’étouffer la concurrence et de violer le droit des consommateurs30. On assiste même à la mise en place d’un procès anti-trust contre Google qui pourrait devenir la base jurisprudentielle de nombreux autres cas31. C’est contre les politiques émergentes de régulation de la Big tech que sont dirigées les actions d’Elon Musk, tout comme celles de nombreux autres PDG de la Silicon Valley. Le patron de Tesla n’en est peut-être que l’exemple le plus évident32.

Il faut alors constater que la dimension souveraine n’est plus la seule à prendre en compte et sans doute nous mène-t-elle sur un mauvais chemin. Le conflit n’est pas entre le Brésil et les Big Tech américaines, il traverse le Brésil autant que les États-Unis ou l’Union européenne. Il s’agit de tracer les lignes de ce nouveau nomos numérique, mais aussi celle de la démocratie. Au moment où Donald Trump déclare sa réélection, Elon Musk publiait sur X : « You are the media now ». Musk a activement mis sa fortune et son influence médiatique au service de Trump, renforçant ainsi une alliance d’intérêts visant à préserver le pouvoir des grandes entreprises technologiques contre toute régulation. Paradoxalement, certains acteurs progressistes contribuent eux-mêmes à cet état de fait : promouvant une censure illégitime du média social X – espace crucial d’expression pour des millions de personnes – ils adoptent parallèlement une posture critique vis-à-vis de figures démocrates jugées insuffisamment radicales, notamment sur la question palestinienne. Ces prises de position, bien que motivées par des convictions légitimes, semblent inévitablement renforcer la résurgence d’un conservatisme populiste et réactionnaire aux États-Unis. Cette situation pose la question des dynamiques à venir : d’autres nations, telles que le Brésil avec Jair Bolsonaro ou Pablo Marçal, et même la France, pourraient-elles basculer dans des scénarii politiques similaires, marqués par une montée en puissance des forces de droite radicale, appuyées par des milliardaires influents au service de leurs propres intérêts politiques ?

Pour notre part, nous en sommes convaincus, seule l’inimaginable créativité des mobilisations sociales, inventant les institutions supranationales démocratiques qui nous manquent, sera capable de relever ce défi. Pour terminer, il ne faut pas oublier l’autre côté de l’illusion à propos d’Internet, c’est-à-dire penser que c’est elle qui explique l’émergence des fake news et du nouveau type de fascisme. Alors que la diffusion d’Internet se démocratisait à peine, l’historien Robert Darnton nous rappelait déjà que « les réseaux de diffamation existent depuis quatre siècles33 ».

1Levi-Strauss, C. (2008). Œuvres, Pléiade-Gallimard, p. 67.

2Léry (de), J. (1927). Le voyage au Brésil (1556-1558), Payot, p. 143.

3Ibid., p. 68.

4Schmitt, C. (1942). Land und Meer. Traduction italienne de Giovanni Gurisatti : Schmitt, C. (2011). Terra e Mare, Adelphi, p. 30-31.

5Robespierre, M. (1972). Rapport, présenté par Robespierre au nom du comité de salut public, concernant le culte à l’Être Suprême, lors de la séance du 18 floréal an II (7 mai 1794). Archives Parlementaires de la Révolution Française, 90(1), 132140.

6Schmitt, C. (1974). Der Nomos der Erde. Traduction italienne de Emanuele Castrucci : Schmitt, C. (2011). Il nomos dela terra, Adelphi, p. 20.

7Ibid., p. 93.

8L’idée que Internet et sa « netéconomie » soient des grandes illusions est ancienne. Voir par exemple : Kerckhove (de), D. (2001). « Internet à l’heure du désenchantement », Le Monde Diplomatique, p. 15. ou Morozov, E. (2011). The Net delusion : The dark side of internet freedom. PublicAffairs.

9Bratton, B. (2015). Le Stack. Plateformes, logiciels et souveraineté. Grenoble, UGA éditions, 2021. p. 46.

10Ibid.

11Ibid., p. 48. Nous soulignons.

12Ingram, D. (2024, 16 avril). « Verified pro-Nazi X account flourish under Elon Musk », NBC News.
www.nbcnews.com/tech/social-media/x-twitter-elon-musk-nazi-extremist-white-nationalist-accounts-rcna145020

13Thompson, S. A. (2024, 27 septembre). « 5 Days With Elon Musk on X : Deepfakes, Falsehoods and Lots of Memes ». The New York Times. www.nytimes.com/2024/09/27/technology/elon-musk-x-posts.html

14Le juge de Moraes a demandé, dans un premier temps, à Apple et Google de retirer de leur boutique en ligne les applications de VPN, avant de se rétracter. Une telle décision si elle avait été appliquée aurait été un signal d’alerte important sur les libertés numériques dans ce pays.

15Doria, P. (2024, 24 septembre). « Hora de voltar », O Globo. https://oglobo.globo.com/opiniao/pedro-doria/coluna/2024/09/a-hora-de-o-x-voltar.ghtml

16Nicas, J., & Ionova, A. (2024, 21 septembre). « Elon Musks X Backs Down in Brazil ». The New York Times. www.nytimes.com/2024/09/21/world/americas/elon-musk-x-brazil.html

17C’est plus ou moins la position de deux grands journaux de São Paulo, à laudience nationale, la Folha de São Paulo et lEstado de São Paulo.

18La lettre ouverte est disponible au lien suivant : https://portal.jota.info/wp-content/uploads/2024/09/carta-publica-contra-os-ataques-das-big-techs-contra-a-soberania-digital-do-brasil.pdf

19Schaake, M. (2024, 26 septembre). « Big Techs Coup ». Foreign Affairs. www.foreignaffairs.com/brazil/big-techs-coup

20Suleyman, M. (2023). The Coming Wave. Bodley Head.

21Doria, P. (2024, 3 septembre). « O espírito da democracia ». O Globo, p. 3.

22Sardenberg, C. A. (2024, 7 septembre). « Danos Colaterais ». O Globo, p. 2.

23Pereira, M. (2024, 8 septembre). « As voltas que o STF dá », O Globo, p. 2.

24Ortellado, P. (2024, 7 septembre). « Justiça com lado ? », O Globo, p. 3.

25Nicas, J. (2024, octobre 16). « Is Brazils Supreme Court Saving Democracy or Threatening It? » The New York Times. www.nytimes.com/2024/10/16/world/americas/brazil-supreme-court-expanded-powers-democracy.html

26Krugman, P. (2024, 26 septembre). Opinion | « The Tech Bro Style in American Politics ». The New York Times. www.nytimes.com/2024/09/26/opinion/cryptocurrency-election-moreno-vance.html

27Sosa, A., Meta, S., Ann. A. & Pinho, F. E. (2024, 7 juin). « In Silicon Valley, more support for Trump is trickling in. Is it a big threat to Biden? », Los Angeles Times. www.latimes.com/politics/story/2024-06-07/2024-election-silicon-valley-and-the-push-for-trump

28Op. cit.

29Voir le communiqué de la Maison Blanche daté du 14 juillet 2022 et intitulé « Brian Deese Remarks on President Biden’s Competition Agenda ». www.whitehouse.gov/briefing-room/statements-releases/2022/07/14/brian-deese-remarks-on-president-bidens-competition-agenda/

30Hughes, C. (2024, 25 septembre). Opinion | « Why Do People Like Elon Musk Love Donald Trump? Its Not Just About Money ». The New York Times. www.nytimes.com/2024/09/25/opinion/silicon-valley-trump.html. Il est à noter que Chris Hughes est lun des co-fondateurs de Facebook.

31McCabe, D. (2024, 5 août). « “Google Is a Monopolist,” Judge Rules in Landmark Antitrust Case ». The New York Times. www.nytimes.com/2024/08/05/technology/google-antitrust-ruling.html

32Schaake, M. (2024, 26 septembre). op. cit.

33Darnton, R. (1995, 17 septembre). Armadilha da Mídia, Folha de São Paulo, p. 5-10.
www1.folha.uol. com.br/fsp/1995/9/17/mais!/16.html