2. Europe constituante ?

L’Europe peut elle nous faire rêver ?

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Entretien réalisé par Antonella Corsani- À la demande d’Antonella Corsani, Rosi Braidotti décrit son rêve d’une Europe post-nationale, aux identités multiples et flexibles. Elle propose de s’appuyer sur les recherches féministes et postcoloniales pour définir, à partir de pensées positionnées, de nouvelles cartographies sociales. Il ne s’agit pas d’une Europe des marges mais d’un projet de construire des transversalités au sein d’un monde dont le centre saturé par le capitalisme n’est plus capable d’imaginer des transformations positives.
Antonella Corsani : Dans ta contribution au numéro 12 de Multitudes tu soulignes l’apport fondamental du féminisme pour une critique radicale de l’universalisme qui marque la culture européenne au point de constituer l’un des piliers de la construction de l’Europe telle qu’elle se fait actuellement. La question européenne est pour toi d’abord celle d’une identité européenne post-nationaliste, construite sur ce que tu appelles une « citoyenneté flexible ». Peux tu nous préciser cette notion, et son articulation avec ta conception des sujets nomades ?

Rosi Braidotti : La notion d’une identité européenne post-nationaliste, au cœur de mon travail, se réfère aux thèses fondatrices de Spinelli, que je combine avec une lecture du sujet nomade, inspirée par la philosophie post-structuraliste. Les thèses de Spinelli sur la fédération européenne reposent sur une série de postulats que je considère fondamentaux : l’anti-fascisme, la critique du nationalisme européen et le refus de l’anti-sémitisme et de tout racisme. Pour Spinelli, comme pour tous les pères fondateurs, un espace européen commun implique une extension de la pratique même de la démocratie sur un plan supra-national. Il faut remonter la pente après la débâcle que furent le nazisme et le fascisme et la perte des droits fondamentaux par des citoyens de ce continent. La rude et dure leçon de cette époque établit un lien direct entre le projet d’un espace commun européen et l’expérience de la faillite morale et politique des systèmes soi-disant démocratiques en Europe.
D’ailleurs, même de nos jours, l’opposition la plus serrée à l’Union Européenne prend la forme d’un nationalisme exacerbé, qui est souvent exprimé par des groupes d’extrême droite. La notion même d’Union Européenne oblige à remettre en cause les racines nationalistes de l’identité européenne et impose d’urgence une redéfinition de cette identité. Le texte de la nouvelle Constitution européenne représente ainsi une véritable régression par rapport aux textes fondateurs de l’Union Européenne dans la période d’après-guerre, dans la mesure où elle soumet la construction de la nouvelle Europe aux exigences du maintien des États-nations.
Sur un plan plus théorique, le projet européen au sens post-nationaliste du terme soulève la question du statut du sujet et implique la critique de l’individualisme. Le pouvoir même de l’État nation repose sur la notion d’un individu détenteur de droits. Il s’agit d’une vision du citoyen comme libre individu, rationnel, du genre masculin, parlant une langue standard, habitant une ville et possédant (des biens et des gens de genres féminin et enfantin). C’est l’étalon même de la subjectivité dominante, dont Deleuze fait une série de portraits tout à fait remarquables dans son œuvre philosophique. Il s’ensuit que la critique de l’individualisme est tout à fait fondamentale pour actualiser la construction d’un espace social post-nationaliste.
Je travaille donc à faire converger un sujet non unitaire, donc nomade, avec un espace non ou post-nationaliste. Il nous faut une politique nomade. Les tactiques sont multiples, mais le but reste le même : il s’agit de reprendre la critique de l’humanisme classique proposée il y a un siècle par les maîtres du soupçon face à la modernité (Marx, Freud, Nietzsche) et de la faire avancer vers une pratique politique des appartenances multiples et contradictoires, par opposition à l’appartenance commune à une entité fixe que l’on appellerait « la civilisation européenne ». Si les trajectoires complexes du sujet nomade convergent dans le processus de déconstruction d’une nationalité entendue comme unitaire, fixe et définie par rapport à la soi-disant « mission civilisatrice » de l’Europe, je crois que des espaces nouveaux s’ouvrent . Il s’agit d’espaces sociaux, mais aussi discursifs : des lieux de la pensée et de l’imaginaire. Je crois que des espaces de ce genre sont indispensables pour redéfinir ce que j’appelle le nomadisme comme projet. Deleuze dirait que ce sont des processus de devenir.
À la lumière des réflexions post-structuralistes sur le sujet non-unitaire – qu’il s’agisse du sujet barré de la psychanalyse ou, au contraire, de la subjectivité nomade – je pense que la passion post-nationaliste qui a animé les thèses fondatrices de l’espace commun européen est tout à fait compatible avec la critique de l’individualisme et du sujet unitaire. La citoyenneté flexible relève de ces transformations des structures mêmes de la subjectivité. Je suis consciente – hélas- du fait que dans le contexte politique réactionnaire actuel ce projet a l’apparence d’une utopie, mais je crois qu’il suit de très près les prémisses fondatrices de l’espace commun européen et qu’il est donc très réalisable.
Si le sujet – qui dans mon optique n’est plus un – acquiert le droit aux appartenances multiples aussi bien sur le plan de la nationalité que de son statut juridique à l’intérieur d’un espace commun européen défini dans un cadre post-nationaliste, la complexité deviendrait presque une situation de normalité. C’est dans ce sens que travaillent des spécialistes du droit européen comme E. Preuss : vu que la citoyenneté européenne est à construire, est un projet en devenir, tout habitant des États-nations qui constituent l’Union européenne doit « devenir européen » lui-même. Il n’est donc pas dans une situation conceptuellement ou légalement différente de tous ceux qui visent à « devenir européen » à partir d’autres situations ou positionnements, par exemple à partir de leur être-citoyens d’un État-nation non de l’Union.
Cette symétrie de fond rend possible des modèles flexibles d’appartenance à l’Union européenne ; les travailleurs « temporaires » ou migrants, qui sillonnent le continent européen en se chargeant des tâches les plus dures et les moins payées ; ou les travailleurs qui résident à temps partiel dans un des États membres de l’ Union, avec des fonctions fixes, tout en gardant la nationalité de leur pays d’origine – toute cette masse de force de travail qui aujourd’hui est hâtivement classée sous la rubrique « migration » pourrait être redéfinie comme des citoyens à temps partiel, ou à base temporaire. Le droit d’appartenance à une nationalité ne serait plus alors basé sur l’espace : la terre, le sol, le socle familier, le contrat de travail dans un lieu contenu à l’intérieur de l’État nation – mais suivrait le temps, ou la durée d’affiliation d’un sujet à l’espace social dans lequel il/elle fonctionne. Pendant la durée de son affiliation, ce sujet disposerait d’une citoyenneté pleine et entière. Les préfectures de police fonctionneraient comme des gares ou comme les tours de contrôle des aiguilleurs du ciel; elles devraient se munir d’ordinateurs très puissants pour enregistrer et rester au pas avec les temporalités complexes des citoyens à appartenance multiple. Le multi-linguisme serait aussi de rigueur, des deux côtés, bien entendu !
Je me permets un ton ironique, puisqu’il est évident que, dans le contexte politique actuel, il n’y a pas la moindre volonté politique de transformation en ce sens. Au contraire, tout indique, au lieu de cette flexibilité, une rigidité croissante des frontières et une sédimentation des lieux et des modes d’appartenance. Je tiens pourtant à souligner la possibilité et la nécessité d’alternatives politiques légales. Rien ne nous oblige à prendre la route des re-territorialisations identitaires : les itinéraires du devenir nomade nous attendent, c’est à nous de jouer.

Antonella Corsani : Les monstres du racisme sont toujours là, ils resurgissent dans la crise comme crise économique et comme crise politique de la gauche institutionnelle en Europe, et aussi comme crise politique de la démocratie représentative. Comme crise également de l’ordre mondial, dans un moment historique où le désordre international, loin d’être dépourvu de sa propre rationalité, fait des différences à la fois une marchandise et un argument des politiques « sécuritaires », et vise la maîtrise des différences sous l’égide d’un sujet unitaire, blanc, occidental, hétéronormé.
Ce que l’on pourrait appeler le « deuxième féminisme » ( je fais référence ici à la critique féministe du féminisme portée dans les années 80 aux Etats Unis à la fois par les femmes de couleur, par le black feminism, et par les « sujets excentriques » (homosexuels, transsexuels, transgenres…) dont parle Teresa de Lauretis) est cette pensée philosophique et cette pratique politique de la différence qui bouleverse le féminisme essentialiste en même temps qu’elle accroît la puissance des nouveaux sujets féministes.
Comment envisages-tu la contribution de ces nouveaux sujets féministes post-femme, pour la construction d’une Europe post-Européenne en tant qu’espace anti-raciste ?

Rosi Braidotti: Le féminisme est une expérience historique et donc une banque de données qui mérite plus d’attention et de respect qu’on ne lui en donne à présent. Je résumerais son apport en quelques points précis : tout d’abord la critique de l’individualisme et de la division sexuée du travail que la notion d’individu introduit entre les hommes et les femmes, sur le plan symbolique aussi bien que social. Paradoxalement, cette notion de l’individu fondateur de l’ordre symbolique est la clé d’un système qui a fait de l’universalisme la structure fondatrice du sujet européen. La déconstruction de l’universalisme est aussi un élément central de la philosophie féministe. C’est même ce qui a permis l’alliance entre le féminisme et la philosophie post-structuraliste (Foucault, Lyotard, Derrida, Deleuze, qui mettaient, eux, l’accent sur la critique des métadiscours). D’où une convergence sur les sujets nomades, mais aussi sexués et politisés dans le sens d’être animés ou activés par le désir de transformation – et non par la gestion réactive du statu quo.
Deuxièmement, le féminisme a développé des méthodes de réflexion politique qui, dans le temps et grâce au travail collectif, ont engendré des méthodes et des outils de travail qui, tout simplement, n’existaient pas avant. Je mettrais au centre de ces innovations la déconstruction de l’universalisme dans son alliance historique (et peut-être même ancestrale ?) avec le masculin . Pensons par images interposées : le Dieu-père ; l’homme-dieu ; l’État-nation-père/patrie/terre paternelle ; le scientifique comme guerrier des connaissances qui doit domestiquer les secrets de la nature féminisée et racialisée . La critique féministe de cet arsenal d’images et des fonctions symboliques et sociales qu’il exprime, produit un discours nouveau contre le nationalisme, à partir de l’ex-centricité ou extériorité des femmes : comme le dit Virginia Woolf, historiquement les femmes n’ont pas de pays ou de patrie, puisqu’elles ont été privées des droits fondamentaux de la citoyenneté. D’où l’expérience historique du pacifisme des femmes, et l’alliance politique plus récente entre les féminismes et les mouvements contre les guerres et les violences qu’elles provoquent.
Les philosophies féministes travaillent d’une manière très rigoureuse la question de comment transformer le sujet féminin, en le dégageant de l’axe binaire d’identification avec la différence métaphysique homme/Femme. Il existe une très vaste littérature sur ce thème, qui fait appel à des méthodes et des traditions théoriques très différentes, et donc ne peut être partisane. Dans ce champ de savoir, qui est malheureusement très peu connu en France, il y a des questions de méthodes et des stratégies de recherche, qui vont de la dés-identification à la rupture symbolique jusqu’à des formes de déstabilisation de la catégorie même du féminin, en faveur de sujets hybrides, queer ou transversaux. Le champ est trop varié pour que je puisse lui rendre justice ici. Il reste que, pour le féminisme, la question de la subjectivité est fondamentale dans toute réflexion politique sur les mouvements et les changements sociaux : il faut partir de soi, défini comme singularité collective.
Sur le plan théorique, la critique des prétentions universalistes remet aussi en cause le primat de l’objectivité des savoirs et des connaissances scientifiques. La pratique féministe consiste à partir de soi, mais le « soi »en question a déjà été traversé et affecté par les autres ; il s’agit d’un savoir collectif qui agit et mobilise les énergies et les passions politiques de chacune. Dans les années 80, on parlait beaucoup des « singularités collectives » et de l’importance du mouvement comme plate-forme de redéfinition de la subjectivité de chacune. Sur le plan de la méthode, cela produit la « politique des positionnements », c’est à dire la cartographie des positions que chacune et chacun occupe à l’intérieur d’un terrain socio-symbolique qui est défini par des axes multiples, contradictoires mais simultanés d’exercice du pouvoir. Je crois, par exemple, que Foucault a beaucoup appris des mouvement des femmes et des homosexuels pour aboutir à sa théorisation des diagrammes du pouvoir. Deleuze reprend cette pensée et la pousse plus loin.
La politique du positionnement, et les multiples cartographies des savoirs/pouvoirs subjectifs qu’elle produit, est transformée, au cours des années 90, en une véritable méthodologie de travail. Au centre de ce processus se tisse l’alliance entre les épistémologues féministes : de Sandra Harding à Isabelle Stengers – pour n’en citer que quelques unes – et les groupes politiques qui exigent une science et une technologie aux échelles des femmes. Le résultat est un dialogue complexe et raffiné avec l’idéal d’objectivité scientifique qui, loin d’être abandonné, est redéfini d’une manière robuste et positive. Éloignée de son alliance historique avec l’universalisme et donc aussi avec l’hégémonie masculine, militaire et nationaliste, la science devient matière d’étude et de débats passionnés, et pour certaines outil de libération globale.
C’est dans ce contexte que j’inscrirais l’œuvre de Donna Haraway, qui constitue à mes yeux le sommet de cette phase de la réflexion féministe. Sa contribution repose sur l’idée des «savoirs positionnés», c’est à dire sur des particularités qui ne se positionnent pas par rapport à l’idéal universaliste, mais essayent de rendre compte des réalités singulières sur un plan d’engagement collectif. Il est bien étrange que Haraway ne soit pas mieux connue en France, puisque son travail est inspiré par Georges Canguilhem, entre autres, dont elle fut toute jeune l’étudiante à Paris. Elle dialogue aussi beaucoup avec Bruno Latour. Dans mon dernier livre, je propose une lecture croisée de Haraway et de certains aspects de la pensée nomade.
Cette méthode des savoirs situés ou connaissances positionnées est la réponse féministe au débat sur l’universalisme contre le particularisme. Ce débat est central dans la vision de l’ Europe comme lieu défini par l’universalisme de sa « mission civilisatrice ». Un lien très direct existe donc entre la remise en cause des prémisses théoriques de l’épistémologie fondée sur l’objectivité d’une part, et la critique de l’ethnocentrisme européen de l’autre.

Antonella Corsani : Dans ta contribution au numéro 12 de Multitudes tu affirmes, citant Deleuze : il n’y a pas de devenir au centre, tout se joue aux marges. Quelles sont les marges de l’Europe, comment peuvent elles produire d’autres devenirs pour l’Europe ? Mais tu soulignes aussi que le vrai nomade aujourd’hui est le capital, que la mobilité est d’abord celle du capital et de la marchandise. Quelle stratégie et quelles batailles « des » et « avec » les sans-papiers en Europe ? Les émigrés, les réfugiés, les exilés, autant de sujets nomades pour qui le nomadisme n’est pas une métaphore.

Rosi Braidotti: Je ne crois pas à la notion de « marge » comme quantité empirique ou dénomination fixe, ou même dans le sens spatial du terme. Les marges sont toujours dedans, à l’intérieur d’un espace social qui n’est pas lisse, mais multi-linéaire, discontinu et troué de partout. La notion hégémonique d’Europe – celle contre laquelle je lutte au nom d’un projet politique pour une Union Européenne post-nationaliste – implique par contre une idée des marges ou des frontières définies comme des minorités numériques et des altérités inassimilables. Cette vision est obsolète et dangereuse pour notre espace social dans cette phase de mondialisation.
Les altérités multiples et les éléments hétérogènes à l’ordre dominant sont éparpillés à travers le tissu social dans lequel ils s’expriment par de multiples manifestations. L’altérité est devenue une transversalité diffuse et le centre ne tient plus le coup. N’oublions pas d’ailleurs que le capitalisme avancé est une économie politique qui fabrique, marchandise et valorise la diversité. Il suffit de penser à la « world music », à la cuisine « fusion », aux modes vestimentaires multi-culturelles : les multiples « look » afro-caraïbéen, latino-cubain ou, tout simplement, extra-terrestre. Le message dominant de l’économie avancée est celui de la marchandisation des marginalités redéfinies comme valeurs d’échange et matière à profit : « United Colours of Benetton ». Que tout cela se réduise à une énorme concentration des moyens de production et des profits n’est pas le moindre des paradoxes de notre époque.
Dans ce cadre, je prendrais une certaine distance par rapport aux marges, pour empêcher une espèce d’approche romantique de la marginalité. L’enjeu – à la fois politique et théorique – est plutôt de produire des alliances transversales – ou des convergences de forces et d’imaginations politiques – qui effacent le positionnement respectif du centre et de ces marges, y introduisant une autre économie et d’autres formes de mobilité.
Le rapport entre les citoyens à temps plein et les minorités/migrants/ les sans-papiers, émigrés, réfugiés et exilés doit donc se redéfinir à travers des pratiques différentes de la sociabilité et de la mobilité respectives des uns et des autres. Je ne crois pas que la politique du positionnement – qui est une des leçons principales de la théorie féministe – et la méthode cartographique, qui rendent compte des positions respectives et réciproques, puissent être réduites à des choix de métaphores. Pour tout sujet, mais surtout pour les nomades, le positionnement ou les formes d’appartenance multiples ne sont en aucun cas une métaphore. Ềtre un citoyen à plein temps, ou un immigré avec une carte de séjour temporaire, ou au contraire un exilé avec une appartenance impossible au pays d’origine, ou encore des sans papiers dont les appartenances sont à négocier – toutes ces positions ne sont pas des métaphores. Il s’agit plutôt de formes de matérialisation et d’enregistrement de réalités historiques et géo-politiques très concrètes : c’est l’histoire qui vous colle au corps, vous fixe à un espace qui n’est jamais celui de votre choix, et qui doit être renégocié pas à pas, tampon par tampon, guichet après guichet.
Je n’ai d’ailleurs jamais écrit ou pensé que le nomadisme soit une condition universelle; je ne considère pas qu’il symbolise la condition humaine dans la phase de la mondialisation. Il me semble que cette phase se définit plutôt par la coïncidence de tendances tout à fait opposées : mobilité de masse pour certains, barrières insurmontables pour d’autres. La simultanéité de ces effets contraires est au cœur de la situation actuelle : elle engendre une économie politique et donc une affectivité fondées tantôt sur la peur ou la paranoïa, tantôt sur la schizophrénie ou la déconnexion.
Je ne pense donc pas que les sans papiers, ou ceux qui habitent les marges, jouissent d’une valence emblématique, même pas sur le plan du nomadisme. Au contraire la condition apatride ou déracinée les amène plutôt à la recherche d’une fixité, d’un lieu qui puisse être dit « chez soi » : ils aspirent à appartenir. L’immigré qui connaît sur sa peau les risques d’une vie déracinée n’est pas a priori tenté par les devenirs nomades. Sur ce point je faire une mise en garde : ayant moi-même grandi dans les vastes communautés d’immigrés en Australie, je suis bien placée pour connaître et dénoncer le conservatisme profond, le rapport nostalgique et figé dans le temps et l’espace qui caractérise le lien entre les immigrés et leur pays ou culture d’origine. La pratique féministe m’a appris le refus net des visions romantiques des autres et de l’Autre.
Je crois plutôt que le devenir-nomade est nécessaire comme processus politique, et donc comme projet transversal à une multiplicité de lieux et de structures. Il est nécessaire pour éviter de tomber dans l’enfer des fondamentalismes croisés dans lequel nous sommes plongés à l’échelle mondiale. Je le souhaite comme horizon politique pour tous, mêmes pour ceux qui sont sans papiers – ceux pour qui les appartenances multiples font partie de leur histoire et donc de leurs destins sociaux et qui, à cause de cela, sont portés vers une vision unitaire et figée de leur identité culturelle.
Souvent cette nostalgie des cultures d’origine et cette vision figée et immobile de la culture-mère se jouent sur le corps des femmes, immigrées et autres, qui deviennent le lieu où les conflits de civilisations atteignent l’état le plus aigu et le plus déchirant. N’oublions pas qu’aujourd’hui l’empire américain justifie ses guerres commerciales au nom de la libération des femmes et que les cultures musulmanes mènent les leurs au nom de leur refus de la vision occidentale de la femme. Aucun des deux ne tient compte des pratiques politiques et morales des mouvements des femmes dans le monde ces trente dernières années. Ils en ignorent presque tout. Ils se ressemblent ainsi comme en miroir.
S’il faut donc un devenir-nomade des immigrés/des sans papiers, c’est au sens deleuzo-guattarien du terme – c’est-à-dire comme déstabilisation d’un désir totalisant d’appartenance unique. J’y ajouterais le projet des citoyennetés flexibles dont je parlais plus haut : dans l’Union européenne il serait possible de permettre et même d’ encourager des formes multiples, temporaires, voire contradictoires, d’appartenance et de citoyenneté, des formes rendues flexibles par des sujets nomades dans des sens multiples du terme.
Pour ceux qui habitent au centre, par contre, le défi est encore plus pressant et le nomadisme, en tant que réalité inconnue, est le sentier nécessaire à prendre. Le centre doit se déconstruire et commencer à bouger – il doit permettre aux flux de multiplicités et de complexités de les traverser. Puisque le devenir est étranger pour ceux qui constituent le centre, affronter ce chemin inconnu devient une étape nécessaire. Il faut cesser de perpétuer l’être-centre pour devenir monde, c’est-à-dire mouvement. Je tiens à remettre en cause le centre, mais aussi à lui donner un rôle actif dans l’horizon politique actuel. Je pense en effet qu’un des pires avatars du marxisme est le mépris – souvent plus rhétorique que réel -du centre et de la centralité et l’amour romantique des marges et des marginaux. L’analogie, dans le mouvement des femmes, est la question du rôle de l’homme dans le féminisme : autrement dit, que doit faire le centre lorsque ses marges bougent et ne tiennent plus ? Que doivent faire les hommes féministes ? Exprimer bien sûr leur solidarité avec les femmes, pour mener ensemble les luttes fondamentales, mais ceci n’est pas assez. Le féminisme de la différence sexuelle, version Irigaray et Cixous, nous apprend aussi que les hommes qui se sentent mobilisés par la cause féministe peuvent y ajouter leur spécificité politique singulière en contribuant à la critique radicale du masculin et de la masculinité souveraine. La dissymétrie entre les sexes est telle, en fait, que la critique de la masculinité par les hommes a un tout autre relief et une autre portée que la même critique exprimée par les femmes. D’une façon analogue, le centre peut contribuer à la cause des marges en se nomadisant, c’est à dire en cessant de fonctionner comme entité monolithique, figée et close. Le nomadisme exige une transformation d’ordre éthique de la part du centre, c’est à dire la trahison du sens d’appartenance au centre et l’abandon des privilèges qui y sont liés. Ce n’est qu’à ce prix qu’on peut entreprendre des processus de devenir. Le devenir est toujours un devenir minoritaire, c’est-à-dire un passage à travers l’altérité (femme/animal/végétal/molécule/imperceptible).
Puisque ce processus doit s’actualiser dans un contexte historique qui met en jeu les différences comme matière marchande, il nous faut une éthologie, un système éthico-politique pour indexer ces différentes modalités de devenir. Cette tâche définit, pour moi, la pratique politique actuelle : la mise en discours et la comparaison des cartographies des devenirs croisés et dissymétriques, dans le cadre d’une lecture critique de la gestion des différences par le capitalisme avancé. Il y a dans le monde aujourd’hui des formes proto-émancipatoires du féminin qui produisent Condoleeza Rice, d’autres formes du devenir-femme qui actualisent Kathy Acker, Diamanda Galas, Cindy Sherman, mais aussi les singularités collectives des Femmes en Noir, les Mères de la Plaza de Mayo et d’innombrables autres. Tout se joue sur des distinctions qui sont d’ordre politico-affectif et qui remuent des passions éthico-politiques.

Antonella Corsani: Dans l’entretien avec Rut Andrijasevic dans Derive Approdi tu insistes sur un point : l’Europe ne nous fait pas rêver, il manque un imaginaire social, c’est le désir qui manque, c’est le peuple qui manque. Comment développer cet imaginaire social ? Qui pourrait développer cet imaginaire social et à partir d’où ?

Rosi Braidotti: La question de l’imaginaire social est au cœur des préoccupations de la philosophie politique actuelle ; malheureusement elle est fondamentale aussi pour le capitalisme avancé. Puisque notre culture ne produit plus rien d’autre que de la soi-disant « information », nous fonctionnons dans une économie où la représentation joue un rôle fondamental. Mais la logique de la représentation – au sens symbolique et politique du terme – n’est plus scopique ou visuelle, ne répond plus à la logique du simulacre. Elle ne relève plus non plus de la spécularité chère à la génération déconstructionniste, et n’obéit plus à une stratégie de mimesis). La représentation actuelle est plutôt spectrale : elle recycle la matière immatérielle (concepts, images, modèles…) et la transforme en matière-profitable : les images qui circulent constituent non seulement le capital actuel, mais aussi le noyau dur de notre imaginaire. Les sujets actuels sont des corps-cinéma, de la matière vivante dont la forme visuelle est activée par la technologie visuelle que nous avons héritée du siècle précédent, et que reproduisent les nouvelles technologies. Plein de textes aujourd’hui se penchent sur la question de la spectralité, dans un sens nécrophilique du terme ( Baudrillard) comme dans un sens plus conceptuel (Derrida). La mondialisation prend aussi la forme d’ un codage de l’imaginaire à l’échelle mondiale : Nike, Benetton, CNN sont des « logos » qui ont assument le pouvoir de produire des modèles identificatoires à une échelle incalculable. Leur puissance est visuelle encore plus que financière – la seconde tient à la première.
Ce à quoi je tiens en particulier dans mon travail c’est à cette dimension politique et à la texture éthique de la question de l’imaginaire, dans son rapport aux mouvements tant comme passions (motions de l’âme) que comme vitesses (mouvements de fuite). Comment affecter ou changer l’imaginaire ? Cette question est structurellement liée à des propos d’ordre théorique qui touchent à la subjectivité tout court. Comment pouvons-nous devenir sujets, si ce n’est en changeant les modes mêmes de subjectivation ? Comment désirer autrement, désirer autre chose ?
Ici ma pratique féministe est très précieuse, car le mouvement des femmes a produit une philosophie politique fondée sur la transformation de soi. Le propos « le personnel est le politique » signifie aussi que le processus de théorisation doit partir de soi, de son expérience vécue, à travers les cartographies du positionnement dont je parlais plus haut. Le mouvement des femmes a élaboré des discours très avancés sur les pratiques de désidentification des femmes à la féminité : une espèce de vote de défiance envers le régime phallique et son système binaire masculin/féminin. D’une manière analogue, l’épistémologie post-coloniale a beaucoup écrit sur la décolonisation de l’imaginaire des peuples qui ont subi l’agression européenne. Cette vaste littérature doit être relue et appréciée à sa juste valeur ; ses intuitions théoriques peuvent s’appliquer à la question de comment transformer l’imaginaire du centre et de ceux qui habitent un des multiples centres de notre culture. Autrement dit, le processus de développement de l’imaginaire doit être aussi transversal que le reste des modalités de mise en discours des forces alternatives dans le moment actuel. Les forces des marges et d’en bas bougent par définition et par nécessité. La question pénible est de faire bouger le centre lui même, le lieu où l’imaginaire est figé par excellence. Il ne s’y passe rien, sauf la gestion d’un patrimoine, d’un capital mort qui pourtant bouge encore dans l’économie spectrale de l’éternel retour du même, qui caractérise notre époque. Donc, concrètement, il faut des dialogues croisés et transversaux entre les mouvements actuels et d’autres théories politiques radicales, comme le féminisme et le post-colonialisme. Il faut activer plusieurs contre-mémoires politiques pour mettre en dialogue différentes stratégies et traditions.

Antonella Corsani: Tu sembles assez sceptique sur la portée des « mouvements pour une autre globalisation ». La mondialité, pourtant, ne nous ferait elle pas davantage rêver que la construction, toujours, de nouvelles frontières, de nouvelles exclusions. Ne faudrait il pas penser et construire l’Europe comme une Europe mineure ? Et comment agencer alors la construction d’une Europe post-européenne et une mondialité post-mondialisation ?

Rosi Braidotti: Mon scepticisme, quant au mouvement anti-mondialisation actuel, porte sur l’essentialisme qui consiste a unifier et re-territorialiser un mouvement des mouvements qui serait un front unitaire ou un sujet qui fonctionnerait de manière totalisante à l’échelle globale. Ce qui compte à mon avis, ce sont les multiplicités transversales et complexes qui traversent tout sujet – et non pas les fronts unis d’un sujet qui se rêve encore et toujours au centre de l’histoire. Il n’y a plus de centres mais des flux transversaux qui activent et mobilisent des affectivités ou passions politiques diffuses et multiples. Il y a des points et des lieux de rencontre et de rassemblement, mais pas une synthèse totalisante. Aucun sujet n’est le maître ou le centre de l’histoire actuelle ; nous sommes dans des flux multiples, dé-centrés et dé-territorialisants. La mondialisation recouvre des aspects majoritaires, centralisateurs, sédentaires, aussi bien qu’une grande charge potentielle alternative et nomade. Le gros du travail théorique et politique consiste à discuter et à disputer les lignes de démarcation entre les différentes modalités de transformation. La question est : quels sujets, pour quel imaginaire, de quelle mondialisation ? Il nous faut des cartographies plus exactes, moins rhétoriqu et plus attachées à une géométrie des passions politiques transversales.