Partant à leur tour à la recherche d’un bien commun, d’un vivre ensemble qui correspondent à l’humanité heureusement difforme de ce début de xxie siècle, Michael Hardt et Antonio Negri appréhendent la multitude comme « une multiplicité de différences singulières[1] ». Ainsi, « fondé sur la communication entre des singularités, le commun émerge au cours de processus sociaux et collaboratifs de production. Tandis que l’individu se dissout dans l’unité de la communauté, les singularités ne sont pas affaiblies par le commun mais, au contraire, elles s’y expriment librement[2] ». Qu’il soit nécessaire de rappeler un tel idéal ou une telle évidence en dit long sur le « progrès » d’une espèce. Après tout, de nos jours, Henri Guaino ne se prive pas de renchérir doctement sur la petite phrase (« L’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire ») qu’il avait glissée à son maître : « Le rapport à l’histoire n’est pas le même d’une époque à une autre, d’une civilisation à l’autre. Dans les sociétés paysannes, le temps cyclique l’emporte sur le temps linéaire, qui est celui de l’histoire. Dans les sociétés modernes, c’est l’inverse. L’homme moderne est angoissé par une histoire dont il est l’acteur et dont il ne connaît pas la suite. Cette conception du temps qui se déploie dans la durée et dans une direction, c’est Rome et le judaïsme qui l’ont expérimentée les premiers. Puis il a fallu des millénaires pour que l’Occident invente l’idéologie du progrès. Cela ne veut pas dire que dans toutes les autres formes de civilisation il n’y a pas eu des progrès, des inventions cumulatives. Mais l’idéologie du progrès telle que nous la connaissons est propre à l’héritage des Lumières[3] ».
Face à la morgue d’un assez dangereusement quelconque valet du pouvoir temporel (des décennies de critique sociale et politique n’empêchent donc pas que l’on se recommande toujours, avec une intime conviction qui a appris à se montrer magnanime et même arrangeante, de Rome et du judaïsme, de l’Occident, de l’idéologie du progrès et de l’héritage des Lumières), il n’est peut-être pas tout à fait superflu d’invoquer d’autres voix, de celles que l’on peut aussi entendre à notre époque et dans notre civilisation, manifestant un autre rapport à l’histoire et au devenir, à la mise en jeu et en commun. Les voix des hommes et des femmes du champ jazzistique, tel le contrebassiste William Parker explicitant son interprétation musicale d’un film de science-(politique)-fiction comme Alphaville : « Ces trente dernières années ont donné naissance à un nouvel âge technologique qui a placé des cartes à puce dans le moindre de nos objets, du grille-pain à l’automobile. L’économie de la science informatique a évolué si rapidement que le vrai concept de ce qu’est censé être le progrès humain s’est comme évanoui. Tout ce qui reste de cette idée du progrès se trouve dans la poésie[4] ».
On peut s’étonner qu’Hardt et Negri, par ailleurs si soucieux de ce qui appareille et dépareille la planète aujourd’hui, quand ils louvoient au large du domaine artistique, ne prennent que le vent d’un certain « classicisme ». Du côté de Dostoïevski, par exemple, dont les romans sont proposés comme « de vastes dispositifs polyphoniques qui engendrent un monde où se forme une communauté ouverte et expansive de sujets qui interagissent et recherchent le bonheur. […] Dans la conception polyphonique du récit, il n’y a pas de centre à partir duquel le sens serait donné ; le sens n’est produit que par les échanges entre toutes les singularités qui dialoguent. Ces singularités s’expriment librement et, en dialoguant, elles produisent ensemble des structures narratives communes[5] ».
Or l’improvisation collective, en musique, à travers toutes ses métamorphoses depuis sa résurgence en Occident, vers La Nouvelle-Orléans au tournant du xxe siècle, aurait fourni à Hardt et à Negri plus d’exemples de ces processus sociaux et collaboratifs, de ces structures ouvertes et en réseau, que n’importe quelle sphère artistique des temps modernes ou post-modernes. L’affichage politique n’y est pour rien – ou il a valeur de « préalable » : les musiciens comme William Parker sont autant consternés et exaspérés que les philosophes par l’état et l’ordre du monde[6], mais pas plus qu’eux ils ne s’en font une raison : ils ne se prennent pas à un jeu dans lequel on ne peut être que perdant ou gagnant. Sans attendre – sans s’illusionner – ils veulent vivre une autre vie et en répandre les usages, les bienfaits et le(s) bruit(s).
Des formations socio-musicales du type de celles de William Parker – si l’on veut bien admettre que plusieurs individus créant une musique résolument collective (des structures narratives communes) en se dispensant des services d’une partition ou d’un auteur-compositeur, d’une raison graphique ou transcendantale, forment aussi un laboratoire d’expérimentation sociale – sont des multitudes en action, où l’on s’adonne depuis quelques lustres à un art de l’indépendance et de l’interdépendance. Un art de faire et de vivre qui maximalise les relations entre les participants et les présences qu’elles soulèvent, à l’intérieur d’une temporalité autant linéaire que cyclique, où passé (toujours à réinterpréter) et futur (toujours à extravaguer) défoulent le présent. Nul doute que le produit de tels agissements reste assez inaudible pour Christine Lagarde, laquelle assurait récemment qu’il n’y avait « plus de place pour l’improvisation » dans le nouveau gouvernement de la France, « revenu à l’impératif de la solidité et du professionnalisme ». Quelle menace contre-productive représenterait donc, pour celle que le Financial Times a couronnée « star parmi les décideurs politiques de la finance mondiale », l’idée d’improvisation (qui plus est collective) ?
L’incertain, l’approximation, l’équivoque, le désordre – la mise en commun ? Il est assez intéressant de noter que nombre de significations richement contradictoires, en termes politiques et civilisationnels, s’agrègent autour de cette défiance, l’improvisation ayant alors valeur de symbole pour l’inconsistance, l’absence de direction (de progrès ?) et donc d’unité ou d’unification. L’absence de direction est pourtant ce qui guide William Parker dans deux trios, l’un avec le saxophoniste Anthony Braxton et le batteur Milford Graves, l’autre avec le pianiste Craig Taborn et le batteur Gerald Cleaver. Ne serait-ce que parce que, en jouant, ces deux fois trois improvisateurs déjouent quelques certitudes : l’impératif égalitariste ou la primauté de l’écoute, par exemple. Les singularités (que, dans ces musiques, il ne s’agit quasiment jamais de refouler sous prétexte de « dés-identification », au contraire de certaines pratiques de la musique improvisée dite « non idiomatique » plaçant au plus haut « l’unité de la communauté ») ne peuvent s’exprimer librement que si elles s’extravasent. Si elles s’arrachent à elles-mêmes et aux autres en cours de partie, comme pour mieux doubler la mise en commun, selon les us d’une musique multidirectionnelle qui tire souvent à hue et à dia en un jeu rubato à plusieurs sur « le flux rythmique des sons ». Quitte à ce que diverses glossolalies, vocales ou instrumentales et guignant vers la transe, actualisent la grammaire d’exhortations et d’incantations de tout un pan des musiques afro-américaines depuis ring shouts, work songs et gospel songs. Ce cri poussé à plusieurs, répercuté, supposait et suppose encore que tous les débordements soient admis, supposait et suppose encore d’écheveler l’écoute et l’entente, d’ahurir le sens commun : la tendre sagesse de l’intempérance.
Premier enseignement : il est hors de question de faire abstraction d’un soi dans tous ses états, de s’abstraire ou d’abstraire qui que ce soit, quoi que ce soit. En outre, les improvisateurs passent autant de temps à s’écouter qu’à ne pas s’écouter ; dialogues et monologues sont inséparables pour réussir à « communiquer » ; bien commun et vivre ensemble se nourrissent des divagations respectives. Deux fois trois hommes se promènent et se croisent dans la musique, se hèlent et assurent l’incessante relève les uns des autres, dévalent tout et débouchent partout. La musique (la multitude) se fait spontanément, sur plusieurs niveaux à la fois, dans plusieurs directions à la fois, dans l’ordre et le désordre de séquences amovibles. Soit le parfait exemple d’une « interaction constante, libre et ouverte entre des singularités produisant des normes communes à travers leur interaction ».
Second enseignement : pour s’entendre, il faut aussi savoir ne pas s’écouter, se montrer simultanément capable d’hyperconscience et d’inconscience. Ornette Coleman a théorisé cette approche avec son concept d’harmolodie : « J’ai imaginé sa trame lors d’un long séjour dans une réserve, chez les Crow du Montana. Quand les Indiens priaient en chantant, chacune de leurs voix suivait une mélodie différente, ce qui donnait des harmonies merveilleuses à l’unisson. Skies of America est conçu selon ce principe : aucune section ne domine, tous les instruments sont en position d’égalité, chacun est le chef d’orchestre. Un « ici et maintenant » qui demande à la fois une extrême concentration et un total abandon, une conscience de soi-même et une conscience collective. […] Ma théorie de musique « harmolodique » est fondée sur ces expériences : l’harmolodie est le désir de rejoindre par la musique la vitesse de la pensée. Il ne s’agit pas de créer le chaos, mais d’agencer des séquences musicales mobiles en empruntant tous les trajets possibles[7] ».
Le Little Huey Creative Music Orchestra de William Parker est pareillement la démonstration, mais à quatorze, du « pouvoir constituant de la multitude se dirigeant elle-même ». Hardt et Negri y reviennent de nombreuses fois, d’abord pour attester que « si la multitude doit former un corps, celui-ci ne peut que rester une composition ouverte, plurielle, sans jamais devenir une entité unitaire divisée en fonction d’organes hiérarchisés[8] ». En frôlant ensuite cette musique qu’ils ne parviennent toutefois pas à nommer : « enfin, le domaine de la communication illustre amplement le fait que l’innovation est toujours le fait d’un orchestre sans directeur – un orchestre où les instruments communiquent entre eux pour trouver leur propre rythme et sans qu’une autorité centrale les réduise au silence. Il nous faut nous débarrasser de l’idée que l’innovation dépend du génie d’un individu. Nous ne produisons et n’innovons qu’ensemble, en réseau. Le seul génie qui soit est celui de la multitude[9] ».
Observateurs, si vous voulez savoir comment fonctionne une « structure plurielle et polycentrique », quels résultats un « réseau réparti de singularités coopérantes » peut obtenir, songez parfois à vous faire auditeurs. Entendez comment le Little Huey Creative Music Orchestra passe de quatorze à sept à un à deux à quatre à huit, à huit plus un, plus deux, à deux plus deux, plus huit, quatorze. Entendez comment chaque « section » de l’orchestre se détermine et se déclenche par elle-même, dans la réciprocité et dans la complémentarité avec ce qui se passe alentour, avec la volatilité d’un pollen noir d’événements, en cherchant de nouveaux rapports avec son environnement, avant de s’éparpiller. À la contrebasse, William Parker peut enfourcher une torrentielle constance – en hommage à Percy Heath, le persévérant – mais l’orchestre n’est nulle part arrimé : chacun tourne sur lui-même et autour des autres, et surgit. Chacun fourrage et foisonne, s’occupe de prodiguer les trésors de sa subjectivité. Chacun émet, reçoit et transmet les mélodies et les cadences qui parcourent l’orchestre comme des ondes, tout en demeurant libre de s’en saisir ou de s’en dessaisir. Partout des greffes, partout des excroissances. La figure tutélaire de Little Huey, l’être imaginaire sous les auspices duquel Parker a placé sa grande formation, dérive l’une des fonctions du mythe : il symbolise les développements organiques d’un corps hybride. Ou la musique comme cours d’anatomie surréaliste.
L’orchestre d’un autre genre que William Parker a réuni pour la douzième édition du Vision Festival, qu’il co-organise à New York depuis 1996, développe une telle anatomie, à travers son instrumentation même. Confiant la contrebasse à un autre, Parker se concentre sur le doussou n’goni (harpe-luth utilisée par certains chasseurs du Mali) pour hybrider la section d’instruments à cordes partagée entre, d’une part, la contrebasse et le canonique quatuor, d’autre part, le banjo et l’oud. Parker et son alter ego Bill Cole ont également recours à différents instruments à anche double du type de la bombarde bretonne ou du hojok coréen pour ventiler la section des instruments à vent – et Sangeeta Bandyopadhyay, la chanteuse de l’orchestre, n’est pas de « jazz », mais d’Inde du Nord. Un tel ensemble, à la fois assemblée et assemblage, ne se borne nullement à exhiber des couleurs instrumentales chamarrées : la contrebasse et le doussou n’goni n’en démordent pas d’une progression de longue haleine au gré de laquelle s’organisent d’amples mouvements de va-et-vient, axes du monde qu’instruments à cordes et à vent prennent en écharpe ou ébouriffent. Et selon que la masse orchestrale enfle et se densifie, prend des proportions délirantes, ou se réduit à l’essentiel d’une pulsation, le mystère de la musique s’épaissit ou s’amincit. Détaillant ce temps décidément cyclique et cette architecture de contractions et de dilatations, Parker écrit : « le son est constitué de niveaux. Le sol est le silence, la racine qui sort du sol est appelée la ligne de basse, et les rythmes sont appelés les branches. Les motifs, les gammes et les mélodies sont les feuilles. L’improvisation est le fruit qui mûrit au fur et à mesure que l’on écoute. La graine à l’origine de tout cela est quoi que ce soit de beau ».
Aussi, lorsque William Parker semble « revenir » au format plus conventionnel de la « chanson » (de l’air que l’on fredonne, que bientôt l’on respire : le don du chant), comme avec son quartette, que fait-il au juste ? À quoi servent alors les thèmes qu’abordent et d’où débordent les musiciens ? Telle mélodie introductive et parfois conclusive, aussi séduisante soit-elle, ne constitue aucunement un point d’ancrage (en « jazz » et ailleurs existe le procédé de « l’embellissement », qui consiste surtout à broder sur une trame quelconque – il faut ici en élargir radicalement le sens), puisque très vite l’on s’en détache pour se laisser porter par « le flux rythmique des sons ». Les quatre membres du quartette (Parker, Rob Brown au saxophone alto, Lewis Barnes à la trompette et Hamid Drake à la batterie) n’ont qu’une hâte : jouer ensemble, effusivement, être en accord(s) et désaccord(s), muter et permuter, explorer les formes qu’ils se donnent et qui leur viennent. Alors peut-on dire que le sens est produit par les échanges entre les singularités dialoguant (et monologuant). Alors peut-on dire que le thème, la forme donnée au départ et éventuellement redonnée à l’arrivée, n’est pas une visée mais un viseur.
Toute mélodie est une mise en condition. Elle ouvre et ferme les échanges qui seuls importent. Prenons Groove Sweet, suite composée de trois motifs mélodico-rythmiques et longue d’une vingtaine de minutes. Le premier motif, saccadé, est rendu à l’unisson par le saxophone et la trompette, avant d’être démêlé par chaque soliste, le saxophoniste d’abord, le trompettiste ensuite, moins secondés que doublés et dédoublés, démultipliés, par le contrebassiste et le batteur. Le quartette enchaîne ensuite sur un second motif, sur un tempo plus lent, et l’ordre des solistes s’inverse. Profitant de l’exposé du troisième motif, le saxophone et la trompette tressent leurs voix avant de faire place nette au troc des rythmes et à l’enfouissement de la musique…
C’est finalement en bluesman, en stratège du blues (ces hommes qui envoient dire, qui tournent leurs dires dans le corps tirebouchonné et enturbanné de la vie qui va) que William Parker a recomposé une bande-son pour « Alphaville » : comment tenir compte d’une possible réalité pour mieux regarder dans l’avenir, s’y hisser, à l’abordage ? Pour ce faire, le contrebassiste a monté un double quartette : son quartette y existe en tant que tel, en tant que rose des vents, uni et désuni tout à la fois, et il s’interpénètre avec le quatuor à cordes, qui existe lui aussi en tant que tel, en tant que rose des sables, uni et désuni tout à la fois. Il n’y a pas de répartition des rôles, mais autant de façons de se souder et de se dissoudre, de donner son mélange en partage : « Eight musicians blending as one yet at the same time not giving up their individuality ». Cela rappelle ce que rappellent Hardt et Negri. Cela autorise William Parker et ses partenaires à raconter plusieurs histoires à la fois, comme tout conteur qui se respecte, à faire feu de toutes les transformations du réel sonore, selon la règle et le vœu des « incohérences harmoniques » dont Paul Valéry affublait les écrits de Rimbaud – lequel, avant de s’en remettre au désespoir de cause, s’était lancé à la recherche d’un bien commun, d’un vivre ensemble.
Références musicales
William Parker & The Little Huey Creative Music Orchestra : « For Percy Heath » (Victo 102 / 2005)
William Parker Quartet : « Petit Oiseau » (AUM Fidelity 050 / 2007)
William Parker Double Quartet : « Alphaville Suite – Music inspired by the Jean-Luc Godard film » (Rogue Art 0010 / 2007)
William Parker & Double Sunrise Over Neptune (Arts for Art & AUM Fidelity 047 / 2007)
Anthony Braxton, Milford Graves & William Parker : « Beyond Quantum » (Tzadik 7626 / 2008)
Gerald Cleaver, William Parker & Craig Taborn : « Farmers by Nature » (AUM Fidelity 053 / 2009)
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