89. Multitudes 89. Hiver 2022
Majeure 89. Contre-enquêtes en open source

Les pratiques poétiques à l’ère de l’OSINT
« Nous n’avons qu’à saisir les rapports »

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À l’ère de la « culture de la convergence1» où tout un chacun a la capacité de produire des images, sons, textes ou vidéos en un seul clic et ce grâce aux « super-médias2 » tels que les smartphones, les pratiques poétiques contemporaines s’approprient des sources d’information ouvertes pour mener des enquêtes sur des « réalités non couvertes3 » par les médias dominants, affinant en retour nos manières de classer et de penser l’espace public. Alors que certains conçoivent (parfois à juste titre) les progrès technologiques récents comme le symptôme de la « fin d’un monde commun4 » caractérisé par l’égotisme, l’illusion de l’immédiateté ou encore le repli sur soi, les pratiques poétiques remédient le flux informationnel dans notre cybersphère dans le but de créer, à partir du « commun des données5 », de nouveaux objets poétiques et formes de savoir.

En prenant possession de données en sources ouvertes allant de contenus générés par des utilisateurs (chats, forum de discussion en ligne, vidéos postés sur les réseaux sociaux, manuels) à des documents officiels (brevets déposés, WikiLeaks) la remédiation de ces données ouvre des pistes, révèle des lacunes, indices ou anomalies : elles jettent un éclairage sur l’existence de communautés participatives et de narrations invisibles. En se confrontant à la masse gigantesque de données publiquement disponibles, ces pratiques entreprennent de les trier, de les filtrer, de les sélectionner ou de les re-décrire par différents médias ou formats pour les rendre plus accessibles, significatives et expressives. Ces pratiques s’approprient ainsi des outils ad hoc du journalisme, du renseignement, du droit, des sciences et des technologies pour précipiter la formation d’un problème public reconnectant l’art et la vie à travers une nouvelle praxéologie de l’action. Fournir de nouveaux modèles pour naviguer dans la complexité d’une époque apparaît dès lors comme un acte politique majeur pour s’orienter dans la pensée donc dans l’action.

Déchets numériques

Comme le remarquait l’artiste allemande Hito Steyerl, la toile est tissée de débris numériques (spams, scams, fichiers compressées, images ou vidéos partagées ou altérées), qui « s’échouent sur les rivages des économies numériques6 ». Le tournant computationnel a non seulement transformé les modèles de narration et de dissémination de l’information (désormais ubiquitaire) mais aussi les espaces dans lesquels l’action se déroule. Ce paradigme a inauguré un nouvel accès aux espaces de conflits contemporains (par le biais des téléphones portables) et a donné naissance à de nouvelles pratiques de « textualisation sociale 7». Or ces données jugées a priori insignifiantes ou parasitaires sont aussi des « écritures » qui fonctionnent comme des agencements d’artefacts verbaux et matériels et présentent « des affinités inattendues avec la composition sociale8 ».

Sensibles à la complexité de la réalité sociale, aux usages langagiers, ainsi qu’aux nouvelles représentations et formes narratives qui émergent sur l’espace numérique, les deux dernières décennies ont vu en effet fleurir de nombreuses pratiques multi-supports qui travaillent « avec » (plutôt que « contre » ou « après ») le numérique et les technologies de communication. De la poésie (franck leibovici, Manuel Joseph, Jean Gilbert, Christophe Hanna, Emmanuelle Pireyre), aux arts plastiques (Johanna Hadjithomas et Khalil Joreige, Julien Prévieux, Demetria Glace) en passant par les arts sonores (Lawrence Ab Hamdan) ou encore, le domaine du cinéma (Peter Snowdon, Dominic Gagnon, Chloé Galibert-Laîné), ces pratiques relocalisent des données natives numériques (born-digital) lors de performances, expositions, dans le livre, ou en les reprojetant dans l’espace numérique par d’autres moyens et médiations.

Ces pratiques proposent de nouvelles approches conceptuelles pour aborder les « problèmes publics9 ». Recoupant et mettant en relation des données hétérogènes accessibles en ligne, elles offrent des points d’entrée pour comprendre les conflits de guerre internationaux, les mécanismes de contrôle mis en place par les organes de renseignement auprès des demandeurs d’asiles, les maladies et troubles rares à l’ère numérique, mais aussi les manières de faire l’amour ou de parler de sexe à l’époque du capitalisme tardif. En retraitant des données et des contenus en libre accès, ce qu’on appelle des « open data » – des données ouvertes où « chacun peut librement y accéder, l’utiliser, la modifier et la rediffuser quel que soit son but10 » – ces pratiques développent non seulement des moyens d’être « affectés » (c’est-à-dire concernés) par des problèmes sociaux, mais aussi d’affiner nos jugements et nos manières de penser l’espace social. Ces pratiques « forensiques11 » font, en un sens, écho aux méthodes d’investigations journalistiques OSINT dans la mesure où elles mettent en relation et agrégation des contenus en libre accès. Mais là où les sites Internet proposent ou rendent accessibles des outils OSINT automatisés comme theHarvester ou Maltego, les pratiques poétiques déplacent ou détournent ces méthodologies pour montrer leurs limites ou pour réaffirmer la singularité du poétique à traiter les flux informationnels. Ces pratiques réintroduisent de l’aléa, de l’inattendu, c’est-à-dire de la créativité humaine au sein de « la vie algorithmique12 ».

Parmi ces pratiques, certaines caractéristiques formelles peuvent être identifiées.

1. Le refus d’esthétisation des data : en s’appropriant ces données, les artistes et poètes contemporains ne cherchent pas à les hypostasier ou à les manipuler pour ouvrir sur une réalité « autre ». Ces pratiques montrent comment leur sens est déterminé par l’usage. En déplaçant les données de leur environnement d’origine, ces pratiques signalent non seulement comment celles-ci peuvent être employées dans différents contextes, mais surtout comment leurs usages relèvent aussi de différentes significations.

2. Une attention aux médiations : s’il est admis que « le message c’est le médium13 » et que le « contexte est le nouveau contenu14 », ces pratiques cherchent à réintroduire les chaînes de médiations (« l’hyper-médiacie ») qui tendent à disparaître à l’âge de « l’immédiacie ». En effet, comme l’expliquent Bolter et Grusin, les nouveaux médias « conduisent à effacer, soit à rendre automatique l’acte de la représentation15 »; l’hyper-médiacie, à l’inverse, « multiplie les signes de médiations et tentent de cette façon de reproduire le riche sensorium de l’expérience humaine16 ». Cette attention aux médiations (par la pratique du montage, du collage, de la juxtaposition ou de la « redescription ») révèle non seulement comment certains dispositifs conditionnent la réception, l’interprétation et la nature même des données, mais aussi comment certaines tendent à être neutralisées.

3. Une pratique de triage : plutôt que de présenter l’information comme monolithique, ces pratiques sélectionnent et réorganisent les données, afin d’offrir des points d’entrée pour trouver des connexions ou des déconnexions entre elles, fournissant ainsi d’autres modèles narratifs que ceux proposés par les médias dominants et les canaux de diffusion grand public. Face au vertige des flux qui caractérise notre médiasphère – une situation « d’hyperesthésie17 » – ces pratiques proposent de nouveaux cadrages, transformant un manque de sensibilité ou une indifférence aux données en une sensibilité à celles-ci. Elles se distinguent des pratiques de « remix18 » observées par Marcus Boon, en ce sens qu’elles ne cherchent pas tant à rendre compte de l’hétérogénéité des flux, mais de les élucider. Elles exemplifient les irrégularités des données, révèlent leurs anomalies, mais aussi leurs lacunes. Elles créent des conditions de possibilité pour la pensée. Ces opérations de triage montrent qu’une donnée isolée n’a de sens que par la relation qu’elle entretient avec d’autres.

4. Une nouvelle objectivité esthétique : ces pratiques illustrent comment les contenus en libre accès posent le problème d’une esthétique de la représentation et de la réception. L’un des traits les plus frappant entre ces pratiques serait peut-être qu’elles inventent diverses manières de documenter les ressources mises à disposition par le Web contemporain. Si en effet comme le remarquait Lev Manovich, l’avènement du numérique a transformé un monde qu’on croyait monolithique en une base de données19, ces pratiques montrent comment passer des données à leur représentation. Qu’il s’agisse de travailler à partir de données, de les interpréter ou de les transformer par le biais « d’inscripteurs20 », les pratiques poétiques travaillent à reconnecter production et représentation des données. Par le biais d’instruments, d’outils, de dispositifs de visualisation, mais aussi de gestes et d’ascèses, ces pratiques nous rappellent comment toute connaissance est liée à des étapes et des opérations qui demandent un regard. Ce faisant, ces pratiques mettent en place des modèles et dispositifs pour élucider des situations problématiques (« confuses, perturbées, instables, indécises21 ») ouvrant ainsi à des modes de résistance face aux « envoûtements médiatiques22 » et aux modes de subjectivation contemporains.

Traquer les anomalies

Le paradigme de l’enquête est devenu ces dernières années un horizon pour les poètes et artistes contemporains. L’enquête est la fois méthode et processus (« être en quête de… »). Cependant, plutôt que de parvenir à des conclusions (approche positiviste), cette dernière cherche à élucider des situations inhabituelles ou encore banales en déterminant leurs caractéristiques. Plus spécifiquement, ces pratiques traquent les anomalies, c’est-à-dire des éléments souvent rendus inobservables dans la vie quotidienne et pourtant, qui relèvent d’une fonction heuristique et politique. L’attention aux « chocs, empêchements, interruptions, blocages23 » révèlent d’une myriade de comportements, de formes de vie et de sociabilités. Non seulement les anomalies montrent en négatif les normes, mais en tant qu’indexicalités, elles revêtent des propriétés sémiotiques et sémantiques.

Les pratiques poétiques accordent, en ce sens, une attention particulière aux détails et aux désordres des données : elles leurs attribuent une fonction performative qui s’écarte des sémiologies discursives traditionnelles (la conception allégorique du « vouloir dire » ou la fonction descriptive). Ainsi dans de l’amour 24, un ouvrage de leibovici publié en 2018, entièrement composé de contenus générés par des utilisateurs, l’auteur envisage d’élucider les différentes manières de « faire l’amour » à l’âge de la « modernité émotionnelle25 ». L’ouvrage, constitué en plusieurs « actes » (actions), montre, par le biais de redescriptions (déplacement, retraitement de données par d’autres systèmes de notation) comment certains actes de langage sont générés à partir de dispositifs sociotechniques (chats, forums, emails). Une des sections intitulée « catfish » offre une démonstration frappante de la valeur heuristique de l’erreur et de la manière dont les anomalies sont porteuses de sens.

Résumons de quoi il s’agit : deux personnes dialoguant sur l’application de rencontre Tinder pensent s’adresser à la personne avec laquelle elles ont « matché ». Un homme hétérosexuel croit avoir trouvé la perle rare mais discute en fait avec un autre homme ; une jeune femme avec une autre femme (pensant qu’elle est un homme), etc. Les scénarios sont multiples. Le fait que le dialogue soit entièrement en anglais, une langue dans une certaine mesure moins spécifique quant aux marqueurs de genre, prolonge l’intrigue. Le glitch permet d’observer des comportements langagiers en action. Si en effet l’image du profil fonctionne comme un appât, ces chats dramatisent la tension qui existe entre la perception d’une image et les catégories de description qu’utilisent les utilisateurs pour en rendre compte. Cette tension permet alors d’observer du même coup une certaine homogénéité ou stéréotypie des codes de la drague en ligne spécifiques au genre masculin ou féminin (actes phatiques, hypocoristiques, ponctuation ou orthographes erratiques, abréviations systématiques, excès d’émojis) mais aussi leur fragilité. La disjonction entre l’image et les catégories de représentation des chatteurs ne produit pas seulement un effet cocasse : elle déjoue les conditions de l’action initiale pour instaurer un autre pattern d’action (étonnement, énervement, incrédulité, humour, insulte, sommation à mettre fin au chat) révélant du même coup la normativité sociale d’arrière-plan (homophobie, racisme, misogynie). Ces « écarts » (langagier, moraux ou comportementaux) qui surgissent de ces échanges sont autant d’atteintes au « cadre26 » selon lequel les interactions sociales sont structurées.

Ces chats offrent une description détaillée de la manière dont les individus se rendent compte qu’ils ont perçu une situation de façon erronée et qu’ils s’y sont engagés de manière inadéquate. Ils montrent aussi comment le langage rate son objet et comment ces ratages sont des actions qui ouvrent à d’autres opportunités (certains décident par exemple de tirer profit de ce truchement). Ainsi par la simple opération de déplacement des données, leibovici ne se propose ni de les interpréter ni de les livrer comme énigmes : il montre comment s’opèrent des « jeux de langage » dans l’espace numérique et comment les anomalies sont des singularités qui revêtent une fonction pratique. En s’emparant de ces contenus, il offre un portrait d’une génération, des nouveaux codes du désordre amoureux, de la fluidité du genre, mais aussi des nouvelles formes de conditionnement et modes de subjectivation contemporains.

Dans xx.com 27, Jean Gilbert entreprend une enquête « in vivo » sur un site de sexcam live payant, en se livrant à « l’observation participante ». Gilbert ne se contente pas de collecter ou de réunir des informations mais prend part à la vie de celles-ci : il est la matière de son livre. Cet ovni (objet verbal non identifié) littéraire fournit une description « épaisse28 » du site de rencontre, mettant en commun, non seulement différents documents et médias (captures d’écran, photos privées, statistiques), mais aussi des commentaires et questionnements de la part de l’auteur. En se présentant en tant que « philosophe » (il est professeur de philosophie) plutôt qu’« enquêteur », Gilbert se débarrasse de la suspicion et des codes de conduites attachés au travail de l’enquête et semble, a priori, amoindrir l’impact social de son entreprise. En réalité, cette absence de méthode est évidemment une occasion d’expérimenter en dehors des habitus institutionnels et de réaffirmer le pouvoir du poétique à infiltrer d’autres domaines et terrains.

Jean (JoeyXX) dialogue et se lie d’amitié avec LilyAsh (Fanny), une cam girl. Si l’un des constats du livre est qu’à l’âge du « capitalisme de surveillance29 » « parler » n’est pas un acte gratuit, mais a bien un coût (financier et cognitif), Gilbert s’efforce de rendre le contexte d’échange inopérant, en brisant les règles de conduite (adopter un autre registre que celui attendu sur ce type de site ; poser des questions personnelles ; insérer de la poésie au sein des échanges ; passer sur Skype…), dans le but de faire surgir des éléments ou réalités qui tendent à être invisibilisés (voire censurés) sur ce type de plateforme. Ouvrir une brèche, défaire les logiques et les mécanismes programmés revient à faire surgir des dissonances au sein d’un régime automatisé. En « s’installant » sur le site, Gilbert déplace non seulement les usages coutumiers de cette plateforme, mais réutilise à d’autres fins ces ressources trouvées sur internet.

En amateur d’investigation en source ouverte, l’auteur révèle à Fanny les coûts, tarifs qui ne sont pas connus des utilisateurs. Il rend aussi public les messages qu’il reçoit lorsqu’il enfreint les conditions d’utilisation du site. Mieux, il mène des enquêtes en parallèle de la plateforme sur Facebook ou Twitter notamment sur Simon, un shaman qui guérit certains des troubles psychiques de Fanny, mais également l’ex-petit-ami de cette dernière…Cette approche permet, d’abord, de révéler l’architecture du site, son fonctionnement et les conditions de travail, mais aussi de révéler la nature ubiquitaire des médias. Ce faisant, Gilbert rend visible un imaginaire virtuel, une mise en scène de soi (identités narratives), et de manière significative des « acteurs inattendus qui peuplent les écologies invisibilisées30 ».

En rentrant en interaction directe avec ces acteurs et les contenus en sources ouvertes, Gilbert transforme une enquête de terrain en une critique du capitalisme 24/731. Il réintroduit de l’interaction humaine au sein des flux et donne à voir les « visions professionnelles32 », c’est-à-dire les manières dont les acteurs construisent leur réalité, se représentent et donnent sens à leur propre activité. Ce processus non sans heurts33 dévoile les logiques et stratégies que les agents déploient pour donner sens à leur existence et relève en partie de l’accountability 34 où « la propriété de ces descriptions n’est pas de décrire le monde, mais d’en montrer en permanence la constitution. […] Rendre visible le monde, c’est rendre compréhensible mon action en la décrivant, parce que j’en donne à voir le sens par la révélation à autrui des procédés par lesquels je la rapporte35 ».

La remédiation de données en sources ouvertes bouleverse les modèles traditionnels des codes de diffusion (imprimer des données numériques sur papier comme chez Jean Boîtes ; installations, expositions ou performances) et donne naissance à de nouvelles formes. Galibert-Laîné, par exemple, pratique ce qu’elle appelle le cinéma « netnographique36 », pratique liée au genre du desktop documentary. Son travail consiste en partie à s’emparer de contenus générés par les utilisateurs afin d’élucider des troubles affectifs ou sensibles attachés à des problèmes publics qui bouleversent ou nous déroutent (les attentats de Boston, les maladies et troubles rares, le complotisme, Daech, pour n’en citer que quelques-uns). Comme le rappelle Daniel Cefaï, être affecté ou concerné par un problème public ne relève pas seulement de l’agir, mais aussi du « pâtir et […] compatir 37». Dans ses films, l’écran de l’ordinateur est à la fois espace d’expérimentation et médium où le film se déroule.

Cette absence de distinction (ou fusion) permet d’articuler plusieurs plans (visuels et conceptuels) à la fois. L’écran offre la possibilité du multifenêtrage où sont donnés à voir les tâtonnements, les choix décisifs, mais aussi les gestes, les positionnements de la vidéaste (par la voix off, les arrêts, les retours en arrière). Watching the Pain of Others (2018) est un film sur un autre film intitulé The Pain of Others (Penny Lane 2018) qui porte sur la maladie de Morgellons racontée sur YouTube par des femmes américaines qui en sont atteintes. Le titre établit une correspondance immédiate avec le film source (il s’agit de (se) voir en train de regarder le film d’un autre), mais aussi d’observer la viralité des images de la douleur qui circulent sur internet. Ce « film du film », construit exclusivement à partir de sources d’information ouvertes, exemplifie comment nous regardons les images et comment celles-ci nous regardent.

S’il est vrai que la disponibilité des données sur internet repose parfois sur une double logique de la transgression – « voir dans le secret de sa relation, des images atroces, horribles, impensables » et « transgresser l’interdit d’y accéder38 » – l’investigation de la vidéaste repose sur la performativité des images connectées. Le pouvoir performatif des images repose en effet sur un double processus, « la dimension sémiotique et la valeur de l’acte de langage dans lequel l’image intervient39 ». Les images peuvent rendre malades. La maladie de Morgellons se transmet via YouTube, et on voit très bien, à la fois, comment ces images agissent au sein de communauté, et comment voir la douleur des autres est aussi d’une certaine manière la perpétuer : « les signes ne valent que pour autant qu’ils produisent des conséquences pour des individus engagés dans une entreprise commune40 ». Plutôt qu’esthétiser la douleur des autres ou que la concevoir comme une manière d’accéder à ce que Georges Bataille appelait une « expérience de la déchirure » ou de l’extase, son film cherche à déterminer ce que les images accomplissent, comment elles circulent, nous affectent et nous concernent, faisant de ces données un enjeu collectif lié au « émotions collectives41 ».

S’orienter dans la complexité

Dans Investigative Aesthetic 42, un ouvrage récent portant sur les pratiques de la contre-enquête à l’âge de l’OSINT, Matthew Fuller et Eyal Weizman se réfèrent au mot d’ordre de Stéphane Mallarmé, « les choses existent, nous n’avons pas à les créer, nous n’avons qu’à saisir les rapports43 ». Depuis Mallarmé, la poésie et les pratiques expérimentales se sont efforcées de mettre l’accent sur la matérialité du langage (la disposition des mots sur la page, la taille des caractères, le jeu sur les polices, les espacements et plis) et sur l’importance des associations et virtualités (« toute pensée émet un coup de dés »). S’il est vrai que les pratiques contemporaines s’inscrivent dans cet héritage – elles attribuent à l’art une fonction performative et cognitive –, elles le font non seulement à travers de nouveaux outils, matériaux, formats et « opérations d’écriture », mais aussi en réponse aux dérèglements généralisés du flux d’informations, de capitaux et d’affects. En travaillant à partir du « commun des données » les pratiques poétiques fournissent des instruments secourables pour quiconque souhaite s’orienter dans la complexité d’un monde contemporain marqué par des conflits de rationalité.

En l’absence de « dehors44 » où seule la logique du « dedans » prévaut, c’est-à-dire l’immanence saturée, la clôture, la hiérarchie, ces pratiques réintroduisent de l’hétérogénéité, du résiduel et de l’altérité. À la logique héraclitéenne du flux « en ligne droite, ou formant des cercles renfermés sur eux-mêmes45 », et qui nous donne très souvent l’impression d’être désorientés, égarés ou perdus, ces pratiques se proposent de les reorganiser, de les redisposer, créant ainsi de la différence, c’est-à-dire de l’écart, – « flux turbulents, les spirales qui jamais ne se rejoignent, les toupies disarchiques46 » – par ralentissement, élargissement, exemplification, expansion ou reconfiguration des données. Comment alors s’orienter géographiquement et logiquement au sein de ces flux ? Kant47 avait suggéré que la désorientation est une étape, sinon une expérience nécessaire pour accéder à cet élan intérieur pour habiter le monde et donc le transformer ; Wittgenstein48 suggérait pour sa part, de s’orienter dans la pensée et dans l’action en affinant notre grammaire ordinaire, appelant à un un usage synoptique de nos représentations. À la suite du « linguistic turn » le modèle synoptique (la carte, le plan, le schéma) semble être devenu un paradigme pour réorganiser les données, que l’on pense aux installations de Hadjithomas et Joreige, aux diagrammes de Abu Hamdan, ou encore aux cartes d’Olivier Quintyn ou de leibovici.

Ce modèle poétique (invention d’un dispositif) propose en effet différentes voies pour s’orienter dans la complexité. S’il est vrai que la forme synoptique permet « d’observer certains aspects inconnus d’une totalité pour laquelle nous ne disposons d’aucune image cohérente », dans la mesure où elle « réoccasionne [une] réalité » et présente « une forme unifiée49 » d’un monde, qu’en est-il exactement des pratiques poétiques à l’âge de l’OSINT ? À partir des exemples susmentionnés, on peut proposer quelques pistes. D’abord, en prenant possession de ces données ouvertes, ces pratiques ne tentent pas de fournir une vue globalisante (ou exhaustive) d’un problème mais à accentuer la singularité d’une situation. Plutôt qu’à chercher à stabiliser un monde, ces pratiques fabriquent des « maquettes » qui font ressortir les nuances et subtilités des données, leurs connexions et déconnexions. Ensuite, elles fournissent un moyen de mettre en rapport des concepts avec d’autres concepts, articulant du même coup « des mondes qui ne se recoupaient pas50 »: elles cartographient des concepts et en proposent une organisation logique. Enfin, en retraitant ces sources ouvertes, que l’on peut concevoir comme des « écritures ordinaires », ces pratiques montrent peut-être qu’il n’y a pas de « données privées »: en ce sens, elles inventent ce qu’on pourrait appeler une sémiotique de l’émotion partagée.

Ainsi, plutôt que d’être « orientées » par les discours ambiants, les pratiques poétiques nous proposeraient des modes ou des manières de « s’orienter » au sein des données, c’est-à-dire au sein de la complexité. Cette praxéologie de l’action qui combine l’éthique et l’esthétique fait des pratiques poétiques non seulement un instrument de déconditionnement mais aussi un outil pour configurer nos usages numériques et affiner nos manières de catégoriser le monde contemporain. Elle fait aussi surgir un nouveau type de collectif. Dans ces pratiques, l’enquête ne porte pas seulement sur le décryptage de situations qui appellent à être élucidées, elle relève aussi une visée pratique : retrouver son autonomie, c’est-à-dire sa liberté.

1Henry Jenkins, La Culture de la convergence. Des médias au transmédia, Paris : Armand Colin,, 2013 [2006].

2Ibidem.

3En référence au titre d’une collection des éditions Questions Théoriques. Ce concept renvoie à des objets tenus « pour socialement insignifiants, ou encore des modes de communication provoquant des blocages de compréhension et de parole, des effets de fascination ou d’aveuglement.», voir www.questions-theoriques.com/theme/4/Realites%20non%20couvertes.

4Eric Sadin, L’ère de l’individu tyran, Paris : Grasset, 2020.

5Yves Citton, Médiarchies, Paris : Seuil, 2017, p. 311-316.

6Hito Steyerl, « En défense de l’image pauvre » in La haute et la basse définition des images : photographie, cinéma, art contemporain, culture visuelle, Francesco Casetti, Antonio Somaini (dir), (Milan/Udine : Mimesis, 2021), p. 3

7Emmanuël Souchier, « La lettrure à l’écran. Lire & écrire au regard des médias informatisés », Communication & langages, vol. 174, no 4, 2012, p.93.

8Hito Steyerl, « Débris numériques » in De l’art en duty free – l’art à l’époque de la guerre civile planétaire, Paris : Presses du réel, 2021, p.160.

9John Dewey, Le public et ses problems, Paris, Gallimard, 2010 [1927].

10Selon la définition du site suivant https://opendefinition.org

11Ce terme tant à être de plus en plus utilisé par les praticiens contemporains et ce à des fins différentes : leibovici parle de « poésie forensique », Ab Hamdan de « forensic audio ». Quant à Galibert-Laîné, un de ses derniers films s’intitule « forensickness » (jeu de mots dont on ne peut ignorer l’écho à « forensic » (le commun) et « foreign » (l’étranger).

12Eric Sadin, La vie algorithmique : critique de la raison numérique, Paris : L’échappée, 2015.

13Marshall McLuhan, Pour comprendre les medias, Paris : Points, 2015 [1964]).

14Kenneth Goldsmith, L’écriture sans écriture : du langage à l’age numérique, Paris : Jean Boîte Éditions, 2018, p. 11

15Jay David Bolter et Richard Grusin, Remediation: Understanding New Media, Cambridge : MIT Press, 2000, p. 33-34.

16Ibidem.

17Marielle Massin, Expérience esthétique et art contemporain, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2013, p 105.

18Marcus Boon, In Praise of Copying, Harvard: University Press, 2013.

19Lev Manovich, The Language of New Media, Cambridge: MIT Press, 2001.

20franck leibovici, des opérations d’écriture qui ne disent pas leur nom, Paris: Questions Théoriques, 2020, p. 161.

21John Dewey, « Letter to Albert G. A. Balz », in Knowing and the Known, The Later Works 1940-1952, South Illinois University Press, 1989, p. 282. Voir aussi l’article de Daniel Cefaï, « Publics, problèmes publics, arènes publiques… Que nous apprend le pragmatisme ? », Questions de communication, 2016/2, no 30, p. 25-64.

22Yves Citton, Frédéric Neyrat & Dominique Quessada, « Envoûtements médiatiques », Multitudes, vol. 51, no 4, 2012, pp. 56-64.

23John Dewey, « Letter to Albert G. A. Balz », in Knowing and the Known, The Later Works 1940-1952, South Illinois University Press, 1989, p. 282.

24franck leibovici, de l’amour, Jean Boîte éditions, 2019.

25Eva Ilouz, La fin de l’amour : enquête sur le désarroi contemporain, Paris : Seuil, 2020 [2019].

26Ervin Goffman, Façon de parler, Paris : Minuit, 1987 [1981].

27Jean Gilbert, xx.com, Paris : Questions Théoriques, 2019.

28Clifford Geertz, Thick Description: Toward an Interpretive Theory of Culture, in Clifford Geertz, The Interpretation of Cultures: Selected Essays, New York : Basic Books, 1973.

29Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, Paris : Zulma, 2022 [2019].

30leibovici, des opérations, op. cit., p. 136-7.

31Jonathan Crary, 24/7, Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Paris: La Découverte, 2014 [2013].

32Charles Goodwin, « Professional Vision » in American Anthropologist 96 (3): 606-633, 1994.

33La nature et l’approche de son travail a pu faire l’objet de critiques et discussions assez aguerries (notamment sur la dimension éthique de son travail) lors de ses présentations. Une étude de la « réception » et des problèmes de légitimité posés par ces œuvres auprès des publics reste à faire.

34Harold Garfinkel, Recherche en ethnométhodologie, Paris : Presses universitaires de France, 2020 [1967].

35Alain Coulon, L’ethnométhodologie, Presses Universitaires de France, 2007, p. 43.

36www.chloegalibertlaine.com/netnographic-cinema

37Daniel Cefaï, « Comment se mobilise-t-on ? L’apport d’une approche pragmatiste à la sociologie de l’action collective » Sociologie et sociétés, volume 41, number 2, automne 2009, p. 260.

38Marie Anaut & C. Strauss. « Cruauté et plaisir scopique sur internet : entre scène médusante et perversion ? », Cahiers de psychologie clinique, vol. 22, no 1, 2004, pp. 202.

39Jocelyne Arquembourg, « Des images en action. Performativité et espace public », Réseaux, vol. 163, no 5, 2010, p. 185.

40Ibid, p. 173.

41Louis Quéré, La fabrique des emotions, Paris: Presses Universitaires de France, 2021.

42Matthew Fuller, Eyal Weizman, Investigative Aesthetics, London: Verso, 2021.

43Stéphane Mallarmé, « Réponse à l’enquête de Jules Huret » in Œuvres Complètes, Tome 2, Paris : Gallimard, Pléiade, 1998, p. 871.

44Michael Hardt, Antonio Negri, Empire, Paris : Exils, 2000.

45Frederic Neyrat, Atopies, Caen : Nous, 2014, p. 9.

46Ibid.

47Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle – Que signifie s’orienter dans la pensée ? – Qu’est-ce que les Lumières ? et autres texts, Paris: Flammarion, 2006 [1786].

48Ludwig Wittgenstein, Carnets (Paris, Gallimard, 1971). Voir aussi, Jacques Bouveresse, « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? » in Essais IV, Paris: Agone, 2004, pp. 1-38.

49Christophe Hanna, « Des formes synoptiques », L’Esprit Créateur, vol. 49, 2, 2009, p. 184.

50leibovici, des opérations d’écriture, p. 177-178.