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Les soulèvements de la génération Z

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Le 25 juin 2025 au Kenya, un an jour pour jour après une manifestation dont la répression par la police du président William Ruto avait fait seize morts, des milliers de jeunes marchent à nouveau, en mémoire de ces victimes et pour réclamer plus de justice sociale.

Le 25 août 2025, c’est dans une vingtaine de villes d’Indonésie que la jeunesse se soulève, pour une troisième vague de révoltes suscitant là aussi une réplique mortelle du pouvoir.

Entre le 8 et le 13 septembre 2025, le Népal s’enflamme après l’interdiction des réseaux sociaux par le Gouvernement, avec là encore des étudiants et de jeunes citoyens en première ligne.

Peu après, entre le 25 septembre et le 14 octobre 2025, se succèdent les manifestations à Madagascar, contre la corruption et les trop fréquentes coupures d’eau et d’électricité.

À partir du 30 septembre et pendant le mois d’octobre dernier, c’est au Maroc qu’un mouvement baptisé GenZ-212 (le 212 étant l’indicatif téléphonique du pays), s’étend dans plusieurs villes pour protester contre les investissements pharaoniques pour les stades de football1, la pauvreté galopante, l’état déplorable des hôpitaux et plus largement des services publics.

Et le 16 octobre au Pérou, sur le continent américain cette fois, le soulèvement naît d’une même jeunesse qui transmet un même message de ras-le-bol social et d’exigences démocratiques… Avec, en réponse, une même violence du pouvoir, marquée par le décès très symbolique d’un rappeur de 32 ans, mais aussi, une promesse dont la portée dépasse les frontières des nations : « La jeunesse unie ne sera jamais vaincue. »

Le Kenya, l’Indonésie, le Népal, le Maroc, Madagascar, le Pérou, mais aussi, depuis plus d’un an, le Bangladesh, les Philippines ou encore, la Serbie : partout sur la planète semble se révolter ce que d’aucuns appellent la génération Z, c’est-à-dire, des jeunes âgés de 13 à 28 ans.

À chaque fois, les manifestants se lèvent contre la corruption du pouvoir, pour plus de justice sociale et des actions tangibles pour la santé, l’éducation ou l’emploi. La répression est systématique, mais les conséquences varient évidemment en fonction des situations et contextes politiques de chaque pays.

Des mouvements aux horizons disparates d’un pays à un autre

À l’instar de la loi de finance que prévoyait d’imposer le président du Kenya à fin 2024 et dont la mise en place a été annulée, les gouvernements reculent ici et là, histoire de rester en place malgré la colère des populations.

En Serbie, par exemple, trois mois après la mort de quatorze personnes suite à l’effondrement d’un auvent de la gare de la ville de Novi Sad le 1er novembre 2024, le premier ministre démissionne suite aux manifestations, tandis que s’accroche à son fauteuil doré le président de droite nationaliste, Aleksandar Vucic.

Parfois, ce sont des militaires qui prennent le relais. C’est ce qui s’est passé à Madagascar le samedi 11 octobre 2025 à 5 heures du matin, lorsque les soldats du Corps d’armée des personnels et services administratifs ont ouvertement pris le parti des protestataires de la génération Z  contre le président Andry Rajoelina…

Au Maroc, le mouvement populaire est parti de la mort de jeunes femmes lors de complications suite à leurs accouchements. La jeunesse exprime dans les cortèges sa colère au travers d’un message intergénérationnel : « Nous défendons nos mères ». Ce slogan, à la fois spontané et réfléchi, s’ancre dans l’évolution récente du paysage médical au Maroc, marqué par un fort processus de privatisation. Focalisée sur les « services publics », cette mobilisation raccourcit dès lors la distance entre les enjeux du Maghreb, voire de l’Afrique, et le contexte social des démocraties européennes.

Cas de figure tout autre au Bangladesh : motivés par le refus d’une loi réservant 30 % des postes de fonctionnaires aux descendants des combattants indépendantistes, les soulèvements de juillet 2024 ont provoqué la création du Parti national des citoyens (le NCP) par les étudiants… Mais la suite pose question. En effet, en novembre 2025, les élections ne sont plus à l’ordre du jour et le Jamaat-i-islami, Parti islamiste historique, courtise ce nouveau parti pourtant issu d’un élan protestataire. De fait, le Bangladesh poursuit son évolution vers toujours plus de réislamisation, au détriment du droit des femmes, depuis la fin en 2024 du règne corrompu et violent de Sheikh Hasina, qui s’était elle-même alliée aux islamistes…

Contre la corruption, culture pop et vigilance démocratique

Les soulèvements de ladite génération Z seraient-ils « destituants », mais jamais réellement « constituants » d’alternatives politiques solides sur le long terme ? Sans doute faut-il se méfier de conclusions trop hâtives.

Peut-être convient-il aussi, avant toute analyse forcément partielle et partiale, en particulier depuis quelque salon parisien, de se féliciter d’une tendance planétaire pouvant être interprétée comme une réponse salutaire à l’incurie de pouvoirs bunkérisés, violents et corrompus partout dans le monde, mais également comme un contrepoint bienvenu à la montée des populismes d’extrême-droite.

La politique se construit par des flux et des reflux de moments de régression et d’élans émancipateurs, des allers et retours le plus souvent imprévisibles entre soumissions et protestations, réactions et rébellions, vagues conservatrices et courants libérateurs. Sous ce regard, les soulèvements pluriels de ladite jeunesse, d’évidence toujours accompagnée d’acteurs plus âgés et d’origines diverses, sont des indéniables signes d’espoir démocratique. Ils méritent d’être analysés en tant que tels, dans leurs différences comme dans leurs points de convergence.

L’une de leurs spécificités communes est l’absence de leaders autoproclamés ou reconnus auprès des médias ou décideurs, ainsi que la volonté de préserver la dimension collégiale de leur gouvernance – pour peu que celle-ci existe ouvertement. Ces mouvements se revendiquent « autonomes ». C’est pourquoi les jeunes, lorsqu’ils se mobilisent, cultivent dès les premières manifestations une méfiance vis-à-vis des syndicats et des partis institués – que cette mise à distance perdure comme en Serbie ou s’effiloche peu à peu comme au Bangladesh.

Cette défiance vis-à-vis des institutions et cette rébellion contre les élites de leur pays pourrait avoir comme symbole l’utilisation, par les révoltés, de Tananarive à Madagascar à Lima au Pérou, du pavillon des pirates au chapeau de paille de Monkey D. Luffy, figure majeure de la série d’animation japonaise One Piece. Cet emblème hybride la tête de mort sur fond noir, étendard hors-la-loi des pirates des mers, et clin d’œil aux hackers, au couvre-chef modeste des travailleurs de la terre, héritier d’une mémoire collective des paysans en lutte contre leur exploitation. Il incarne l’histoire d’un personnage qui, s’envolant sur son navire pour une chasse au trésor, en vient à fédérer un collectif de soutien aux laissés-pour-compte. À militer et à agir pour un changement de société. De fait, ce drapeau noir détourné du manga One Piece est la plus signifiante des références à une culture populaire mondialisée que mobilisent les jeunes dans les rues. Il est le symptôme d’une tentative de revitalisation des codes de la protestation – et d’une volonté de dialogue à l’échelle internationale qui semble plus manifeste encore qu’au début des années 2010.

Dernier détail d’importance : non seulement les imaginaires, mais aussi les outils du numérique sont très « naturellement » utilisés par les jeunes récalcitrants en quête de démocratie. C’est l’un des points communs avec les « printemps arabes » de 2011. Sauf que cette fois, Facebook est, pour de multiples raisons, de surveillance notamment, moins prisé : le principal outil est la plateforme de messagerie Discord, très largement adoptée par le monde du jeu vidéo, et qui compte tout de même plus de 600 millions d’utilisateurs dans le monde.

Des perspectives sociales et politiques en devenir

Qui sait si de tels mouvements de la « Gen Z » ne pourraient contaminer demain d’autres pays, de l’Afrique aux Amériques en passant par l’Europe ? Pourquoi pas la France, le Canada, le Brésil, etc. ?

Les soulèvements récents, du Kenya au Pérou en passant par Madagascar, n’ont aucun rapport direct avec les mobilisations des jeunes lycéens et étudiants – de cette même génération Z donc – en Europe et aux États-Unis, d’une part contre le réchauffement climatique au travers de grandes manifestations, d’autre part contre le « génocide » de tout un peuple à Gaza, en particulier par l’occupation de campus. Ils s’engagent moins sur des enjeux écologiques et politiques globaux que, plus prosaïquement, sur des problèmes sociaux, contre la précarité et contre la corruption qui bloquent toute amélioration de leurs conditions de vie au quotidien. Mais au-delà de causes et de modalités d’engagement différentes, ces deux types de mouvement partagent, outre le jeune âge de leurs acteurs majeurs, une façon vive et résolue de s’opposer au silence, voire au mépris des élites et des gouvernements.

Rien n’interdit donc d’envisager la potentialité de convergences futures entre les problématiques sociales, écologiques et politiques des uns et des autres.

L’enjeu n’est pas d’idéaliser la jeunesse, qui, bien sûr, ne peut intégralement se retrouver dans de tels soulèvements, et ce d’autant qu’elle doit composer avec des régimes politiques le plus souvent aussi délétères dans leur propagande et leur dispositif répressif que peu disposés à laisser quelque place pour plus de démocratie.

Force est néanmoins de reconnaître la lucidité des mouvements qui se développent grâce à la jeunesse de la Serbie au Maroc et du Népal au Pérou, tant sur le fond que sur la forme horizontale de leur démarche. L’exemple des longues marches des jeunes Serbes, de villes comme Novi Sad aux villages qu’ils souhaitent également toucher, est à ce titre très instructif. Si les principes qu’ils revendiquent semblent bien éloignés du populisme xénophobe qui semble faire florès dans les pays de l’ex-Europe de l’Est, ils ne répondent pas aux provocations d’un pouvoir les accusant d’être pilotés par l’étranger : le 1er novembre 2025, même si l’envie ne manquait pas, il n’y avait pas de drapeau européen dans la manifestation en hommage aux victimes d’il y un an…

Ces soulèvements ne vont pas changer le monde du jour au lendemain. Leurs revendications sont moins révolutionnaires que pragmatiques, dans l’ici et le maintenant des lieux où ils naissent. Ils vont encore et toujours se heurter à la violence de la répression – comme hier en Iran et ailleurs. Les désillusions ne manqueront pas, à l’instar de la façon dont la réaction islamiste semble avoir récupéré la vague rebelle au Bangladesh. Mais ces soulèvements, qui s’étendent et perdurent sans perdre leur sens dans la majorité des pays concernés, ont la capacité à se constituer demain en de véritables contre-pouvoir, en particulier s’ils trouvent des alliés qu’ils réussissent à maintenir à bonne distance. Parier sur eux n’est pas vain. Car ils sèment aujourd’hui des graines pour des lendemains plus lumineux.

1Coupe d’Afrique des nations au Maroc du 21 décembre 2025 au 18 janvier 2026, mais aussi Coupe du monde de football de 2030 coorganisée par le Maroc, le Portugal et l’Espagne.