Impureté des soulèvements, géométrie des révolutions
Dans l’introduction de son ouvrage Révolution1, l’historien Enzo Traverso critique violement l’exposition Soulèvements organisée par Didi-Huberman2. Il est surtout gêné par la photo de Caron qui illustre la couverture du catalogue et encore plus par sa légende : « manifestants anticatholiques ». On est dans la bataille de Bogside entre catholiques et loyalistes à Londonderry en août 1969 : deux jeunes garçons jettent des pierres comme s’ils exécutaient la chorégraphie d’un ballet. Cette image serait un égarement car elle montre non pas un soulèvement mais une soumission : « la danse meurtrière de la ségrégation que les catholiques ont subie pendant de nombreux siècles3 ». Même si l’image est esthétiquement très puissante, « l’élégance d’un geste qui évoque la beauté d’une performance athlétique ne clarifie pas sa signification politique4 ».
Didi-Huberman s’insurge contre la critique avec au moins trois arguments : tout d’abord, il la définit comme « sectaire », parce que les deux auteurs se trouveraient du « même côté de la barricade » ; ensuite, il affirme que la distinction classique formulée par Arno J. Mayer et mobilisée par Traverso entre la révolte et la révolution établit une hiérarchie politique douteuse entre les soulèvements (irrationnels, désirés, désespérés) et les révolutions (espoir organisé autour d’un projet) ; enfin, la légende de la photo de Gilles Caron est erronée, les manifestants seraient en réalité des catholiques, des opprimés5. Traverso serait donc victime d’une « négligence de lecture » : il ne prend pas le temps de saisir une sensibilité qui s’élève « contre toute pureté6 ».
Traverso réplique et renchérit : en produisant des « images de pensée » qui « refusent de séparer la corporéité des luttes de leur intentionnalité politique », on tombe dans l’esthétisation du politique au lieu de promouvoir une politisation de la culture, selon la formule célèbre de Walter Benjamin7. Didi-Huberman rétorque encore une fois. On n’est plus du « même côté de la barricade8 ». Nous avons donc deux camps qui s’affrontent autour de l’iconologie qui traverse l’histoire culturelle à partir de conceptions opposées de la dialectique de l’image : d’un côté, la beauté du geste du soulèvement ; de l’autre, la géométrie de la révolution. Les soulèvements seraient émotionnels et corporels, alors que les révolutions se trouveraient plutôt du côté de la rationalité. Tandis que Didi-Huberman se concentre sur les images en soi, Traverso regarde les images expliquées.
Au-delà de la pause, la puissance d’un souffle
Dans le catalogue de la même exposition, pour parler des soulèvements, Antonio Negri utilise la métaphore et la mythologie de l’haltérophilie : l’athlète qui soulève les poids, Atlas qui soulève le ciel. Le point central de sa réflexion est la pause qui sépare la performance en deux moments : soulever la barre du sol jusqu’à la poitrine puis essayer de la lever au-dessus de la tête, les bras tendus vers le ciel9. Le soulèvement agence la puissance du porteur et la souffrance qu’il endure sous la charge qu’il soulève10. Lorsque la pause ne devient pas une interruption, continue Negri, se produit quelque chose comme une création du monde, un excès d’être : « un geste de force, mais réalisé comme un souffle ». Le soulèvement devient révolution. Quand cela a lieu dans la dynamique collective, quand nous sommes « tous ensemble, […] tout est joie ». Voilà le miracle de la transfiguration de la force et de la violence en son contraire : le souffle et la joie créatrice.
À partir de cette poétique du souffle collectif comme création révolutionnaire, Negri propose une réflexion sur les pièges et les limites de l’action. La limite serait la défaite ; le piège, lui, se trouverait dans une ontologie négative. L’ontologie négative se produit lorsque « le poids du soulèvement ne peut plus être supporté », il peut arriver alors que l’on fuit « la matérialité de ce processus (et) s’installe ainsi un désir vaincu, frustré, triste11 ». C’est un thème que nous retrouvons dans un compte-rendu de L’uso dei corpi de Giorgio Agamben12. Negri écrit : « (sa) recherche ne conduit ni à la construction d’une communauté possible, ni à la définition d’un pouvoir, mais seulement à un pouvoir destituant », au « désœuvrement13 ». Pour Agamben le pouvoir constituant est consubstantiel au pouvoir constitué 14. En revanche, selon Negri, le pouvoir constituant est toujours une « lutte contre le pouvoir constitué », une ontologie positive et joyeuse. Mais, comment fonctionne-t-elle cette ontologie joyeuse ?
La puissance du souffle à l’épreuve des dérives autoritaires
En mars 2023, exactement dix ans après le grand soulèvement de juin 201315, un journaliste de premier plan du plus grand quotidien brésilien a critiqué la proposition d’une « assemblée constituante exclusive » formulée par un sénateur du Parti des Travailleurs16 : « Tout ce débat (sur les assemblées constituantes) a été miné par les expériences en Amérique latine où divers gouvernements (les) ont utilisées […] pour accroître le pouvoir de l’exécutif, comme cela s’est produit au Venezuela d’Hugo Chavez, en Bolivie d’Evo Morales et en Équateur de Rafael Correa ». Dans le même article, il souligne que la « base théorique de la manipulation des référendums et de l’instrument même de l’assemblée constituante pour donner plus de pouvoir aux présidents du jour est le livre Le pouvoir constituant − essai sur les alternatives de la modernité, (du) philosophe italien Antonio (Toni) Negri17 ». Il y a 10 ans, dans le vacarme du soulèvement, le même journaliste avait publié un article sur le même sujet, critiquant la même proposition avec les mêmes arguments. La convocation d’assemblées constituantes, soulignait-il, est un « type d’action fondamentalement antidémocratique, car une chose est de critiquer les actions du Congrès et d’exiger des changements dans son action politique afin de se rapprocher de ceux qu’il représente, c’est-à-dire les citoyens […], vouloir contourner le pouvoir législatif, en établissant un lien direct avec l’électorat par le biais d’un gouvernement plébiscitaire, en est une autre, qui conduit au populisme et à l’autoritarisme18 ». À cette époque aussi, il dénonçait explicitement le rôle de la philosophie politique de Negri.
Nous savons aujourd’hui que l’expérience chaviste s’est transformée en une dictature et en un cauchemar pour les Vénézuéliens justement pour avoir réussi à casser l’indépendance des autres sphères institutionnelles. Les plébiscites et les assemblées constituantes ont servi à une nouvelle et perverse forme de bonapartisme. D’autre part, au Brésil, la résilience démocratique face au fascisme bolsonariste a pu compter sur les pouvoirs constitués (notamment de la Cour suprême)19.
Cela signifie-t-il que le pouvoir constituant est une menace pour la démocratie ? Coïncide-t-il avec les assemblées dites constituantes ? Ou s’agit-il de quelque chose de différent, comme le cas chilien le montre ? La polémique autour de cette notion peut-elle nous aider à résoudre le débat sur révolutions et soulèvements ? Ou bien est-ce l’opposition entre Traverso et Didi-Huberman qui peut nous permettre de mieux cerner les énigmes du pouvoir constituant ?
Après l’image
Curieusement, la polémique sur révolution et soulèvement se fait sans trop d’égards pour l’historicité du conflit qui avait lieu à l’époque entre catholiques ségrégués et unionistes oppresseurs en Irlande du Nord. Que s’est-il passé après ? Dans les termes de Negri, y a-t-il eu une défaite, ou les poids du soulèvement sont-ils tombés dans le piège de l’ontologie négative ? Si l’Irlande du Nord a traversé un long calvaire de combats entre catholiques et unionistes, ces conflits ont bel et bien été transformés et un accord de paix a vu le jour. Par-delà les légendes (de l’exposition et de la photo), catholiques et unionistes se disputent aujourd’hui dans les dynamiques de la démocratie : leurs conflits ont transformé les formes de vie20. Les soulèvements irlandais ne sont pas restés sans conséquences, mais celles-ci n’ont été ni simplement répressives, ni vraiment constituantes et encore moins révolutionnaires. C’est sur le terrain instituant que cette transformation a pu s’affirmer, au point qu’en février 2024 une dirigeante nationaliste (issue du Sinn Fein) a été élue Première ministre de l’Ulster21.
On peut donc se demander si, dans ses réponses à Traverso, Didi-Huberman n’était pas trop préoccupé de se tenir du « même côté de la barricade ». Ce ne sont pas les barricades qui permettent de tenir ensemble des positions différentes, mais la démocratie comme produit et terrain d’un conflit qui ne débouche pas sur l’absolu. Quand la canonnade ne rencontre pas de limites, c’est la terreur qui vient. Et ce n’est pas la critique d’Arno Mayer aux soulèvements qui saurait sauver les régimes produits par les « révolutions » en Russie aussi bien qu’en Chine ou à Cuba22. Contrairement à ce que dit Traverso, le communisme-régime n’est pas différent du communisme-révolution, et il n’y a rien à regretter de son effondrement23. Les soulèvements démocratiques en sont, au contraire, libérés.
Le débat n’est pas entre « révolte désireuse » et « révolution rationnelle », mais sur la place et le rôle de ce que Machiavel appelle « nécessité ». La démocratie est la forme de gouvernement et de vie qui est à même de renverser le rapport à la nécessité : les fins rencontrent les moyens, néanmoins (nondimanco) cette rencontre institutionnalise la tension entre les deux, c’est-à-dire entre la règle et sa dérogation24.
La démocratie instituante, néanmoins
Or, de la même manière que Didi-Huberman hésite à rappeler la longue série de tragédies qui constellent l’histoire des révolutions, dans son essai sur l’haltérophilie, Negri fonde son ontologie joyeuse sur une sédimentation hiérarchisée des différents soulèvements. Voilà qu’il nous parle des révoltes américaines, de celles des jeunes londoniens ou des enfants d’immigrés en France. Le soulèvement brésilien de juin 2013, la révolution des multitudes ukrainiennes de la place Maïdan, les rues de Caracas contre la dictature chaviste, les révoltes au Nicaragua contre la dictature sandiniste ou à Cuba contre la famine ne méritent même pas d’être nommées. Bien sûr, on pourra dire qu’il s’agit d’oublis dans une liste aléatoire et non exhaustive. On a quand même l’impression qu’il s’agit de révoltes canonisées, quelque chose comme les perles d’un chapelet, la liturgie d’une respiration qui continuerait « de souffler de la Commune aux soviets, des insurrections métropolitaines aux printemps du nouveau prolétariat25 ».
Une conférence de Negri à Oxford (2012) confirme qu’il s’agit d’une doxa. La guerre froide, dit-il, était une invention destinée à « maintenir l’isolement de l’URSS26 » et la chute du Mur de Berlin aurait un seul effet positif, celui de permettre une construction européenne anti-américaine. De la même manière que dans sa géologie des soulèvements, il n’y a pas de place pour la géopolitique des contestations non labélisées « de gauche », dans cette Europe anti-américaine pensée par Negri, il n’y a pas d’espace pour les désirs démocratiques des multitudes des pays de l’Est. Paradoxe en abîme : l’Europe anti-américaine dont rêve Negri est purement occidentale. Pour lui, la quête des Baltes, des Polonais, des Roumains (et plus récemment de Finlandais et Suédois) pour se mettre à l’abri au sein de l’alliance atlantique serait le résultat de l’impérialisme yankee. La résistance ukrainienne, écrit-il avec Nicolas Guilhot, est « une guerre par procuration entre puissances nucléaires […]27 ». Les multitudes de Maidan n’ont apparemment rien sédimenté et leur résistance est plus redoutée que le fascisme russe28.
Les soulèvements démocratiques qui nous manquent
Les efforts de soulèvements radicalement démocratiques qui nous manquent aujourd’hui face à la montée quasi inexorable des nouveaux fascismes et de la guerre à grande échelle qu’ils fomentent sont pris dans le piège de ces inversions de sens. Mais c’est dans les rues de Tbilissi, de Budapest, de Varsovie aussi bien que d’Odessa que ces énergies se manifestent. Le meilleur de l’Europe est hors d’Europe, chez les jeunes Ukrainiens qui résistent au fascisme russe. De la même manière, le meilleur de l’Occident est en dehors de l’Occident, chez les jeunes femmes iraniennes qui lâchent leurs cheveux tout en prenant le risque d’être assassinées à cause de cela29. C’est peut-être dans la vitalité de ces soulèvements démocratiques que le débat sur la révolution est dépassé, tout autant que dans l’opposition entre pouvoir constituant et pouvoirs constitués.
De toute manière, nous nous retrouvons au cœur de la célèbre réflexion guépardesque de Giuseppe Tommasi de Lampedusa : « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change. Est-ce clair ? ». Carlo Ginzburg rappelle que cette sentence est une dérivation inversée de Machiavel dans les Discours : « Celui qui, dans une cité libre, veut réformer un gouvernement ancien, qu’il conserve au moins l’ombre des usages anciens30 ». L’inversion est évidente : d’un côté, « Si nous voulons que tout change, il faut que quelque chose reste comme tel » (Discours) ; de l’autre, « si nous voulons que tout reste comme tel, il faut que tout change » (Le Guépard). « La fin est opposée : révolution dans le premier cas, conservation dans le second. Les moyens sont identiques : changement (partiel dans le premier cas, total dans le second)31 ». Voilà le paradoxe : « c’est le conservateur, et non le révolutionnaire qui pousse le changement dans ses dernières extrémités (“tout … tout”)32 ».
Ginzburg conclut, comme nous venons de le faire pour l’Irlande du Nord, en regardant ce qui s’est passé en Sicile après le Guépard : « […] à mille lieues (du) “refus du changement en soi” […], le changement politique existe, tout comme existe, à un niveau plus profond, la “lente substitution des classes”33 ». Mais alors que Ginzburg termine sur un ton mélancolique, en situant la spécificité historique dans l’horizon de sa contingence cosmique, nous devons multiplier les efforts pour mobiliser les soulèvements démocratiques qui nous manquent.
1Enzo Traverso, Révolution. Une histoire culturelle. Traduction de l’anglais de Damien Tissot, révisée par l’auteur, La Découverte, Paris, 2021.
2Jeu de Paume, Paris, 2016.
3Guillaume Blanc-Marianne, « Image légendée, histoire légendaire. Coda à la querelle Didi-Huberman Traverso », AOC, 3 mai 2023.
4Traverso, Révolution, cit., p. 21.
5« Prendre Position (politique) et prendre le temps (de regarder) », AOC, 5 mai 2022.
6Georges Didi-Huberman, Atlas ou le Gai savoir inquiet, Paris, Minuit, 2011 p. 13.
7Enzo Traverso, « Soulèvements/égarements », AOC, 2 juillet 2022.
8« Qu’est-ce qu’une image de gauche ? », AOC, 18 juillet 2022.
9Antonio Negri, « L’événement », in Didi-Huberman, Soulèvements, op. cit.
10Georges Didi-Huberman, Atlas ou la Gai savoir inquiet, op. cit., p. 88.
11Negri, « L’événement », art. cit., p. 40.
12Giorgio Agamben, L’uso dei corpi, Neri Pozza, Vicenza, 2018.
13Antonio Negri, « Giorgio Agamben, quando l’inoperosità è sovrana », Il Manifesto, 2014.
14Antonio Negri, « Ce divin ministère des affaires de la vie sur terre », La Revue Internationale des Livres et des Idées, janvier 2008.
15Giuseppe Cocco et Yann Moulier Boutang, « La première révolte de la multitude du travail métropolitain », Multitudes, 2013/3 (no 54), p. 19-31. Voir aussi Giuseppe Cocco : « Lula, 10 ans après juin 2013 », Multitudes, 2023/2, no 90.
16Murilo Fagundes, “Humberto Costa sugere novas Constituinte para reforma política”, Poder360, 12 de março de 2023.
17Merval Pereira, « Buscando atalhos », O Globo, 14 mars 2023, p. 2.
18Merval Pereira, « Democracia Direta », O Globo, 25 juin 2013.
19Jeudiel Martinez, « Chavez est vivant, la lutte continue », Multitudes, 2019/3, p. 7-11.
20Pour une chronologie détaillée des accords de paix voir The Irish Peace Process − Chronology of Key Events (April 1993 − April 1998), disponible sur https://cain.ulster.ac.uk/events/peace/pp9398.htm
21« Irlande du Nord : Michelle O’Neill, issue du Sinn Fein, élue officiellement première ministre », Le Monde, 3 février 2024.
22Arno Mayer, The Furies: Violence and Terror in the French and Russian Revolutions, Princeton, Princeton 2000.
23Enzo Traverso, Révolution, op. cit., p. 494.
24Carlo Ginzburg, Néanmoins, Traduit de l’italien par Martin Rueff, Verdier, Paris, 2018.
25Negri, « Événement », art. cit., p. 44.
26Antonio Negri, Intervento Volcano, Oxford, 12 mai 2012 (manuscrit).
27Toni Negri et Nicolas Guilhot, « New Reality ? », New Left Review, 19 août 2022.
28Cf. Bruno Cava et Giuseppe Cocco, « Est-il plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin de Poutine ? », AOC, 5 décembre 2022, disponible https://aoc.media/opinion/2022/12/04/est-il-plus-facile-dimaginer-la-fin-du-monde-que-la-fin-de-poutine
29Andriano Sofri, « L’occidente migliore è fuori dall’occidente », Il Foglio, 29 septembre 2022.
30Machiavel, Discours sur la première decade de Tite-Live, I, XXV, in Ginzburg, op. cit., p. 258.
31Ginzburg, op. cit., p. 259-260.
32Ibid., p. 260.
33Ibid., p. 264.