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ACT UP : laboratoire des devenirs minoritaires

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Etre minoritaire dans un mouvement minoritaire. Etre femme hétérosexuelle séropositive ou séronégative, être lesbienne au sein d’un mouvement à l’identité forte :”homosexuel séropositif”. La question de l’affirmation d’une voix des femmes est posée. Cette enquête au sein de Act Up Paris traverse les problématiques des identités multiples, des déconstructions identitaires, des devenirs minoritaires mais dans le contexte d’un combat commun pour la vie, pour affirmer la puissance de la vie contre tout discours et représentation des femmes et des malades de sida comme des victimes.

Au printemps 2002, la revue italienne Derive e Approdi a lancé le projet d’un numéro sur l’Europe des mouvements. J’ai proposé une contribution avec un travail d’enquête au sein d’Act Up Paris. Cette enquête a été l’occasion de découvrir à quel point Act Up est au cœur même du projet que j’avais lancé avec Multitudes autour du féminisme et du mouvement queer, au cœur des questionnements sur les formes émergentes de la politique. Et cela pour au moins trois raisons : à Act Up la politique est pensée et vécue à la première personne, ce qui traduit et spécifie le mot d’ordre « le privé est politique ». Une deuxième raison tient à la question des identités multiples. Act Up étant un groupe avec une forte identité collective « homosexuel-séropositif » , mais ouvert à des identités multiples, c’est un lieu d’expérimentation permanente de devenirs minoritaires. Une troisième raison concerne ce qui a été un des points fondateurs de la politique d’Act Up : confronter à des savoirs constitués, ceux des scientifiques et des médecins, le savoir des malades. Ce qui constitue une pratique puissante de la critique de la production des savoirs, et rejoint, par beaucoup d’aspects, cette approche féministe des savoirs. Je pense notamment aux savoirs situés de Donna Haraway.

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Antonella Corsani : Act Up a fait de manière explicite du sida un combat politique, autrement dit, a déplacé la politique sur le terrain immédiat de la maladie et de la mort. La politique comme politique de la vie est pensée à la première personne. En ce sens, Act Up constitue l’expérimentation et la pratique de formes nouvelles de la politique qui s’éloignent des expériences historiques des mouvements de gauche et s’inscrivent dans une sorte de continuité/ innovation par rapport à une conception féministe de la politique : le privé est politique. J’aimerais approfondir cela avec vous, ainsi que les questions identitaires, liées tant à la sérologie qu’au genre. J’ai déjà eu l’occasion d’en parler avec Emma Cosse, Jérôme Martin, Philippe Mangeot et Stany Grelet lors de l’interview que j’avais réalisée pour la revue italienne Derive e Approdi[[Derive e Approdi, « Movimenti d’Europa » n.22, 2002 : le présent entretien en constitue la suite.. Comme avec eux, je voudrais partir de votre démarche personnelle, de votre arrivée à Act Up, du choix d’y rester, mais en portant un regard plus attentif sur votre identité : femmes dans Act Up.

Brigitte Tijou : Quand je suis arrivée, il n’y avait pas beaucoup de femmes dans Act Up. C’était en 92, peu de monde s’intéressait à l’épidémie, sauf les associations. Un de mes amis pédé était entré à Act Up six mois auparavant, et moi je pensais aller chez Aides ; en tant que femme, séronégative et hétérosexuelle, cette association me paraissait plus adaptée. Mais ce que cet ami me racontait d’Act Up était extrêmement attirant, beaucoup plus que tout ce que j’avais pu connaître des années auparavant en traversant des luttes féministes ou étudiantes. À ma première RH (réunion hebdomadaire), au bout d’un quart d’heure je me sentais déjà très bien, et au bout de trois RH il était évident que j’allais rester là, parmi deux cents cinquante pédés séropos, six lesbiennes et deux filles hétéros.
J’avais envie de militer là et nulle part ailleurs, la pratique de la politique à Act Up était exactement celle dont je rêvais : simple, joyeuse et efficace. Pourtant dans cette manière de faire de la politique à la première personne, il ne s’agissait pas vraiment de ma première personne. Mais elle était plus proche de moi qu’on aurait pu l’imaginer au premier abord. Je ne me sentais pas dépaysée parce que j’avais un mode vie, célibataire et sans enfants, plus proche de celui des pédés d’Act Up que de beaucoup d’hétéros.
J’y retrouvais le mélange du privé et du politique des luttes féministes, avec en plus un mélange des genres très joyeux, qui évacuait la question de la différence des sexes. Ou du moins ne s’attardait pas sur cette question qui n’a jamais servi qu’à cautionner une domination, et qui a même divisé les féministes (voir les débats entre différencialistes et non).
Et puis, j’étais tout à coup une minorité dans la minorité, une position très agréable. D’autant plus qu’à Act Up on adore les minorités, forcément.

Aude Lalande : Moi je suis arrivée beaucoup plus tard, en 1997, pour faire un travail universitaire, un peu comme Stany. Par un enchaînement de circonstances un peu compliqué, mais peu importe comment je suis arrivée, la vraie question c’est pourquoi je suis restée. Et il y a trois raisons, je crois. La première, c’est une intelligence collective incroyable. Soixante personnes qui discutent collectivement et qui avancent dans la confrontation, un espace de parole pareil, c’est magique. La deuxième raison était en lien avec ma situation professionnelle. J’étais cadre dans une structure où les langages avaient fini par me devenir étrangers, où je n’étais plus à ma place. Ça m’a fait un bien fou d’arriver à Act Up. On parlait la même langue. On pouvait dire frontalement ce qu’on pensait sans avoir à faire au préalable des calculs stratégiques sur ce qu’il fallait dire ou pas dire, même dans ce qui était censé être des collectifs de travail. Enfin la troisième raison, je crois, c’est que dans cette réalité-là je pouvais être une fille tranquillement. J’avais essayé de militer dans d’autres groupes de gauche, mais c’est là que j’avais découvert le machisme : quand je me suis syndiquée, à la fac, je me souviens bien, je ne comprenais même pas ce qui m’arrivait mais je voyais bien qu’à chaque fois que je prenais la parole, je les amusais, peut-être, mais on ne me prenait pas au sérieux. C’était insupportable. Et la forme d’esprit qui dominait était une forme d’esprit que j’ai toujours eu envie de qualifier de masculine, même si c’est à tort : des constructions de stratégie très alambiquées, des positions de surplomb presque systématiques, etc. Moi je ne savais pas, je ne voulais pas raisonner comme ça en politique. Et à Act Up, on ne raisonne pas comme ça. J’avais trouvé un endroit où je pouvais militer et m’exprimer sans me prendre dans le nez quelque chose qui avait à voir avec le fait que j’étais une femme.

Catherine Kapusta: Je suis arrivée à Act Up il y a seulement trois ans, même si je suivais le groupe depuis longtemps et ce que faisaient les homosexuels contre le sida. Je vivais ma séropositivité, dans le secret, dans le silence et j’avais cette sorte d’admiration pour eux, qui étaient en train de le dire, de se battre pour nous. Mais en même temps, je n’arrivais pas à aller à Act Up. J’étais revenue vivre à Paris depuis quelques mois, et dans la salle d’attente de l’hôpital ou j’étais suivie, j’ai trouvé un numéro spécial de Protocoles[[Revue d’information thérapeutique d’Act Up Paris. Le numéro hors série sur les femmes a été publié en juillet 2000. sur les femmes. J’y appris qu’il y avait une commission Femmes à Act Up et ces femmes parlaient. C’était un samedi ; le mercredi suivant, j’étais à leur réunion. Très vite j’ai compris que je voulais y rester, que c’était là que je devais être, dans ce lieu de parole et d’action où il était possible de vivre autrement sa maladie.

Elise Bourgeois-Fisson: Moi je suis venue à Act Up en 2000. Je lisais Action[[La Lettre mensuelle d’Act Up Paris., je trouvais très intéressant le côté lapidaire et à la fois très efficace d’actions et de slogans, qui allait de pair avec une réflexion vraiment très fouillée. Et j’étais dans un moment de ma vie où j’avais besoin de militer. Lors de la première réunion à laquelle j’ai assisté, je me suis dit que j’allais rester. Il y avait une sorte de nécessité, une fascination pour les modalités de discussion. C’était vraiment magnifique, très en contraste avec ce que j’avais connu ailleurs, notamment au CNDF, le Comité National de Défense des droits des Femmes, mais aussi dans ma fac (j’étais en première année de thèse), où le discours me devenait petit à petit étranger, oblitérant le politique. J’avais besoin d’un discours qui interroge, que je ne trouvais plus dans la fac et que j’ai retrouvé en arrivant à Act Up.

Antonella Corsani : Vous parlez d’être minoritaire dans une minorité. Comment s’exprime cette voix minoritaire dans une minorité ?

Brigitte Tijou : Ce n’était pas une voix qui s’exprimait, c’était plutôt une position, une position confortable, et je ne m’exprimais pas à Act Up forcément en tant que femme, je me fondais plutôt dans l’identité collective ou dans celle qui m’arrangeait. Dans Act Up, si les identités sont multiples, elles sont aussi fluctuantes, tu peux en changer à volonté. Ce qui est extrêmement réconfortant et léger pour soi-même. Mais surtout très pratique politiquement, il suffit de choisir celle qui convient au combat du moment. Collectivement et/ou individuellement.
Ainsi, donc, au début d’Act Up, on était tous d’abord des séropos (hommes, femmes, homos, hétéros, toxicos, prisonniers, étrangers, etc.) qui réclamaient des traitements et des droits sociaux. Mon identité individuelle la plus forte était, me semble-t-il, celle d’hétérosexuelle séronégative. Parce que politiquement, sans doute, elle était la plus pertinente. En effet, l’identité d’hétéro séronégative présentait un intérêt dans le travail sur la prévention, toujours très problématique chez les hétéros.

Aude Lalande : C’est vrai, je ressens aussi cette espèce de confort, mais en même temps on ne peut pas nier que ça n’a pas été facile de construire une parole de femmes dans Act Up, parce que justement les femmes séropositives étaient, et sont encore, une minorité.

Brigitte Tijou : Pour moi, les femmes (séropos ou séronégs, hétéros ou lesbiennes) n’ont jamais eu de mal à prendre la parole dans Act Up, ni à se trouver une place en tant que femmes. Le fait d’être en minorité n’est pas forcément handicapant dans Act Up, heureusement. Dans les débuts d’Act Up, les femmes séropos étaient rares (deux ou trois) mais on ne peut pas dire qu’Act Up ne prenait pas en considération le sida des femmes. En 1993, nous avons eu un débat important qui portait sur le fait d’inclure ou non les femmes dans les essais cliniques. À l’époque elles n’apparaissaient que dans des essais sur la transmission materno-fœtale, c’est à dire, comme souvent, on ne les voyait que comme des mères. La position dominante, à l’extérieur d’Act Up, affirmait qu’elles perturberaient les résultats, puisqu’elles n’ont pas les mêmes données biologiques et surtout parce qu’elles peuvent tomber enceintes. Evidemment, nous avons décidé de nous battre pour l’inclusion des femmes dans tous les essais.

Catherine Kapusta : Oui c’est ça, d’une façon générale, les arguments contre la présence des femmes dans les essais sont que les femmes peuvent tomber enceintes pendant ces essais, et qu’on ne connaît pas les effets de ces traitements sur le fœtus. Ce qui veut dire que les femmes ne peuvent pas être des personnes responsables. Et, surtout, qu’elles risquent de fausser les données : la réponse aux traitements n’est pas forcément la même, les scientifiques n’auront plus les mêmes repères. On entend encore ça aujourd’hui.

Brigitte Tijou : Un autre débat à propos des femmes séropos a eu lieu au moment de la définition du sida, de l’établissement des critères de l’entrée au stade sida – débat important pour comptabiliser les malades. Or les maladies de femmes (cancer de l’utérus, etc.) n’étaient pas considérées comme des maladies opportunistes entrant dans ces critères. Act Up a toujours défendu les femmes séropos, mais l’urgence des traitements faisait que la séparation homme/femme n’était pas très pertinente à ses débuts. L’émergence d’une parole spécifique de femmes séropos à l’intérieur d’Act Up s’est faite plus tard, vers les années 98/99, quand on s’est trouvé face à des problèmes d’effets secondaires, de dosages des médicaments, et de discours (sociologiques ou psychologiques) particulièrement discriminants pour les femmes. Et quand des femmes séropos d’Act Up ont décidé de créer une commission Femmes. Après le besoin de visibilité des séropos au début de l’épidémie, venait la nécessité d’une visibilité des femmes séropos.

Catherine Kapusta : Pour moi il y a deux dimensions, dans la prise de parole des femmes séropositives. Il y a la dimension de la visibilité, et puis celle du besoin de comprendre. Quand tu arrives à Act Up, la chose la plus frappante c’est que tu peux parler. Moi j’étais restée longtemps silencieuse et je n’en pouvais plus, ça devait cesser, je devais dire que je ne me sentais pas victime ou sale, qu’il fallait nous montrer, montrer qu’on était des femmes comme les autres, que tant que nous ne le ferions pas, les choses ne changeraient pas. Mais très vite je suis allée à la commission Traitements et Recherche. Mon problème était là, la maladie était dans mon corps. Pour moi il s’agissait de la gérer, de la comprendre médicalement, il fallait que je comprenne, tout ce que j’avais vu auparavant, la longue agonie de mon ami malade, les amis morts, je devais comprendre la maladie avant de pouvoir aller plus loin, comprendre ce corps qui s’en allait en lambeaux, touché de toutes parts. Comprendre, connaître, avant toute chose. Le corps d’une femme est différent de celui d’un homme, je savais que pour moi ça se passerait différemment, l’évolution de la maladie, les effets secondaires des traitements. À cette époque dans la commission Femmes, en particulier les femmes séropositives, personne ne voulait savoir.

Aude Lalande : Mais ça s’explique aussi par le fait que les filles séropositives qui étaient venues militer à Act Up et qui avaient remonté la commission Femmes dans les années précédentes étaient venues pour une chose très précise : parce qu’elles n’en pouvaient plus de la représentation des femmes séropositives comme victimes, victimes de la sexualité, victimes des hommes, victimes de tout…

Brigitte Tijou : C’est une représentation qui a été construite sur le négatif de ce que serait la représentation de la femme : propre, belle, mère potentielle, apte à s’occuper des enfants, prédestinée à soigner sa famille. Le sida était considéré, il est considéré souvent, aujourd’hui encore, comme pire pour les femmes que pour les hommes, puisqu’il les diminuerait par rapport à ces critères, et qu’il entamerait l’image de la femme.

Aude Lalande : D’où cette manifestation importante pour nous, où nous, les filles d’Act Up, on apparaissait dans un cortège de femmes avec le mot d’ordre « Nous sommes vivantes et belles »[[Manifestation à Paris pour le droit des femmes, le 15 janvier 2000., qui était dans la continuité de ce qui est au cœur d’Act Up, de ce refus des discours qui voudraient faire croire, comme le disait Philippe, à une vérité de la maladie et de la mort, la maladie et la mort comme expérience du sens, de la vérité. Là on s’affichait au contraire dans une logique de vie, dans un combat politique pour la vie.

Brigitte Tijou : J’ai toujours pensé Act Up comme un groupe féministe. Même s’il est à dominante pédé, il y a une manière de penser la politique, une forme d’action, qui est féministe, évidemment. Mais pourtant, on n’avait aucun lien avec les groupes féministes, et des rapports pas toujours excellents. Il était très difficile de parler du sida dans les groupes féministes, qui d’ailleurs ne se s’en sont pas occupées pendant très longtemps. Parce que, sans doute, le sida a été considéré d’abord comme une histoire de pédés. Pourtant, les luttes des femmes et des homos ont étés très liées à une époque. C’est pourquoi on a eu envie d’une AG des Femmes à Act Up, qui rassemblerait des militantes du sida et des féministes, pour aborder de front ces questions. Il y a eu des frictions bizarres, par exemple sur la prévention. On nous renvoyait une logique de victimes : « Les femmes n’arrivent pas à imposer le préservatif aux hommes ». On a constaté aussi une opposition assez idiote entre la contraception et la prévention du sida : des filles nous accusaient de parler trop du sida et pas assez de la contraception, comme si on pouvait séparer les deux…

Antonella Corsani : Le fait d’être, en tant qu’hétéros, dans un milieu homo à dominante masculine n’a-t-il pas suscité en vous des questionnements sur votre sexualité, sur votre identité, sur votre rapport à l’hétérosexualité ? Pourquoi serait-on mieux dans un milieu homo?

Brigitte Tijou : On est mieux à Act Up, c’est tout. Parce qu’il y a plus de respect et d’égalité pour les femmes. Parce qu’il y a une approche et un vécu de la sexualité beaucoup plus drôles et plus intéressants. Parce qu’on y découvre que la différence de sexes n’est pas forcément pertinente, que celle des pratiques sexuelles l’est souvent plus (pour la prévention du sida notamment). Et parce qu’à Act Up, on s’assoit sur l’ordre symbolique. Je me souviens d’un copain qui avait dit un soir au resto : « mais il y a même des hétéros à notre table », et un autre lui avait répondu : « mais non, Bijou n’est pas hétéro, elle est “intersexuelle” ». Et j’étais fière de ce qualificatif : il signifiait que j’avais dépassé l’identité basique de l’hétéro dominant.

Elise Bourgeois-Fisson : Je crois qu’il y a quelque chose ici qui a à voir avec ces diversités : des discussions naissent entre femmes hétéros, pédés, lesbiennes, et mecs hétéros, qui nous interrogent, qui continuent de m’interroger, moi, en tant que lesbienne. Cette sorte de mixité place aussi l’interrogation du côté des homos : on ne peut pas, on ne peut plus faire l’économie du questionnement.

Catherine Kapusta : C’est vrai que le fait d’être hétéro et d’être bien dans un groupe homo m’a porté à me poser certaines questions. Mais je crois que c’est aussi parce que j’ai une approche différente de la sexualité, et de l’amour aussi. C’est pourquoi parfois c’est dur, certains mecs sont très durs. Par exemple, ça arrive qu’on me reproche d’avoir un point de vue « d’hétéro de base » et je le prends très mal, comme une insulte, car pour moi ce n’est pas possible.

Brigitte Tijou : Mais il faut les envoyer chier ! Et soit les renvoyer à une correction politique, soit retourner l’insulte : « espèce de pédé macho ».

Elise Bourgeois-Fisson : Oui, et de ce point de vue, il y a un avantage à être lesbienne, je peux dire facilement « tu m’emmerdes, ça c’est vraiment un truc de pédés ».

Antonella Corsani : Une identité collective, des identités individuelles. Philippe soulignait le fait que les solutions pour résoudre, et chaque fois de manière différente, le décalage entre l’identité du groupe et les identités multiples au sein de Act Up, sont toujours provisoires : c’est peut être ça le devenir minoritaire, disait Stany.

Catherine Kapusta : À l’intérieur d’Act Up quand on mène des combats, que ça soit pour les étrangers, pour les prisonniers, pour les toxico, que tu mènes un combat contre l’homophobie ou pour les sans-papiers… tu les mènes de la même manière. Ce sont tous des combats minoritaires.

Elise Bourgeois-Fisson : Il y a ce truc de s’éprouver comme minoritaire qui rentre vraiment en ligne de compte pour moi ; après, de fait, tu travailles sur des questions qui ne sont pas directement en résonance avec ton identité.

Aude Lalande : Mais il y a des limites quand même. Par exemple le fait qu’on soit amené régulièrement à dire aux garçons « ne parlez pas à notre place ». La question qui se pose c’est aussi : pourquoi à certains moments a-t-on besoin de reprendre une position identitaire ?

Elise Bourgeois-Fisson: Je suis d’accord avec Aude pour dire que c’est un truc assez fragile ; ça fonctionne, je pense, avec la fabrication du discours : tu continues de toute façon à te sentir très empreinte de ton identité, et si à un moment tu ressens le discours du groupe en contradiction avec ton identité, tu réagis, tu le dis. Et les choses s’arrangent et se rééquilibrent un peu comme ça, dans le va-et-vient.

Aude Lalande : On en revient à la question de la politique à la première personne. On ne peut pas gommer toutes les questions et les difficultés que ça pose d’incarner la parole de filles séropositives, par exemple, quand tu es séronégative. Surtout quand tu sors du groupe. Il y a le problème d’arriver à construire un discours politique à partir de l’expérience singulière de la maladie qu’en ont les femmes séropos. Mais il y a aussi la question de qui l’incarne et des jeux de pouvoir qui vont avec. Ça peut être un soulagement de voir que c’est une femme séronégative ou un homme séropositif qui l’incarne à ta place. Mais ça peut aussi être ressenti comme une usurpation : une fois encore quelqu’un parle à ma place. Et là je ne suis pas sûre que ça se passe exactement de la même façon pour les femmes et pour les hommes, parce que l’accès à la parole, au champ politique, il n’est pas le même au départ, il n’est jamais vraiment acquis.

Brigitte Tijou : Le principe des identités multiples et provisoires fonctionne plutôt bien à Act Up. Mais leur agencement n’est pas toujours facile, il faut toujours se battre pour imposer des paroles identitaires qu’on oublie à tel ou tel moment. Et la question de l’identité politique est plus ou moins facile à porter selon la proximité de chacun avec celle-ci. Mais il peut suffire à un séronégatif de s’être senti une fois virtuellement séropo, avant un test, pour avoir plus de facilité à endosser une identité politique de séropo. Il me semble que les identités collectives et politiques se construisent par des proximités qui sont plus ou moins faciles à trouver. Il y a aussi un autre facteur qui joue, ce sont les difficultés de chacun avec l’affirmation de certaines de ses identités. Act Up a généralement aidé les gens de ce point de vue, il te tire toujours vers une pride, que ce soit en tant que pédé, lesbienne, séropo, femme, toxicomane, étranger, etc.

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