Média et banlieues

Médias : Quand les banlieues s’embrasent

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Agence IM’média 22/12/2005Entre révolte “ethno-religieuse” ou colère sociale, une opinion publique divisée
L’éruption de violence après la mort le 27 octobre 2005 de Zyed et Bouna, les deux jeunes de Clichy-sous-Bois électrocutés dans un transformateur EDF en fuyant un contrôle de police, et sa diffusion à travers le pays trois semaines durant, a provoqué stupeur et incompréhension. L’absence de revendications précises a alimenté rumeurs et interprétations, parmi lesquelles celles d’une manipulation par les islamistes ou par les caïds de l’économie souterraine. Mais les médias – et les Renseignements généraux – découvriront petit à petit des très jeunes, entre 14 et 22 ans, la plupart sans casier judiciaire, en révolte contre leur situation sociale. Tout en leur donnant la parole, avec ou sans commentaire, presse et télévision s’interrogent sur leurs propres responsabilités, pour éviter un nouvel emballement médiatico-politique dans une situation à l’issue incertaine.

Soudainement redevenue un enjeu politique national majeur, la “crise des banlieues” occupe le devant de la scène médiatique avec une telle inflation verbale que cela donne le tournis. Mais comme la nature a horreur du vide, et qu’il faut avant tout rassurer une population inquiète voire apeurée, et se rassurer soi-même, on cherche de tous côtés des explications, y compris aux exactions les plus graves. Cela au risque de prendre à rebrousse-poil la tentation sécuritaire de l’opinion publique. “Moi, c’est le destin de la femme brûlée vive à Sevran et celui de l’homme battu à mort à Epinay qui m’indigne !” s’énerve un lecteur du journal Le Monde, cité dans la chronique du médiateur du journal, malicieusement titrée : Mohamed Tadjer, chevalier du Mérite. Il s’agit du conducteur de bus blessé en portant secours à une quinquagénaire handicapée, gravement blessée au cours de l’attaque du bus de Sevran. Une manière aussi de refuser d’accentuer la fracture entre une France blanche et un en-dehors absolu et barbare.

Les médias en quête d’interlocuteurs pour un regard “de l’intérieur”

Les acteurs associatifs et les médiateurs de terrain, habituels interlocuteurs des médias pour raconter la situation en banlieue, ont été eux aussi désarçonnés par l’ampleur de la colère des gamins. Si certains ont regretté d’emblée leur absence d’organisation politique, d’autres n’ont pas tenu à parler à leur place. Dès les premiers jours des émeutes, des journalistes ont donc tendu le micro directement aux jeunes. Edouard Zambeaux, qui tient la chronique “Périphéries” le dimanche sur France Inter, a choisi de donner la parole sans faire de commentaire, et préconise de continuer cette pratique, même quand il ne se passe plus rien de spectaculaire. Un peu sur le mode de “Cité dans le texte”, la chronique de Libération, qui chaque mardi depuis près d’un an a restitué le portrait des habitants d’une cité à Grigny. Actualité oblige, les reporters ont essayé de comprendre pourquoi les jeunes brûlaient avec une telle hargne destructrice les voitures de leurs voisins de quartier, les écoles de leurs petits frères et sœurs, les équipements collectifs dans lesquels eux-mêmes parfois s’entraînaient, etc. Et c’est presque avec soulagement que journalistes et téléspectateurs ont vu et entendu au journal télévisé de France 2, un jeune expliquer que si des locaux industriels d’Aulnay ont été incendiés, c’est parce que les entreprises visées n’embauchaient personne des quartiers environnants. Quelle que soit la réalité de cette auto-justification devant une caméra de télévision, elle rompait enfin avec l’absence de sens ou de toute forme de discours audible de la part des émeutiers. Elle paressait crédible.

D’autres explications embryonnaires se sont petit à petit fait entendre. L’école n’a jamais servi à rien, “c’est pour ça qu’on les brûle”, lance un autre jeune à l’intention de journalistes du Monde qui ont choisi l’immersion :“une nuit avec des émeutiers qui ont la rage”. Sous la carapace de guerriers “barbares”, transparaissent par moments des êtres fragiles, humains : “Tu sais, quand on brandit un cocktail Molotov, on dit au secours. On n’a pas les mots pour exprimer ce qu’on ressent ; on sait juste parler en mettant le feu”. Vulnérabilité surfaite ? Peut-être. Cependant, la posture guerrière reprend le dessus dès qu’ils évoquent le nom du ministre de l’Intérieur. “Puisqu’on est des racailles, on va lui donner de quoi nettoyer au Kärcher à ce raciste. Les mots blessent plus que les coups”(Le Monde, 8 novembre 2005). “Il faut que Sarkozy s’excuse ou démissionne”, répètent Christophe, 22 ans, étudiant, Ludwel, 19 ans, et Warren, 18 ans, en BTS à Aulnay sous-Bois, ou encore un gamin de 13 ans, dans Libération du 5-6 novembre, qui titre en Une : Mots de ghetto : des jeunes des cités racontent les raisons de leur colère, le chômage, les cités délabrées, les contrôles de police. Et leur haine de Sarkozy.

Une révolte “ethnico-religieuse” ?

“La justification est venue des médias et des commentateurs, faisant dire à ces événements ce qu’ils ne disaient pas par eux-mêmes”, considère Robert Redeker dans Le Figaro (28 novembre 2005). Rédacteur pour la revue Les Temps Modernes, il critique le “sous-titrage” par lequel les médias ont accompagné les forfaits des émeutiers, et cette manière “ventriloquée” de parler à leur place pour mieux mettre en avant une réponse en termes sociaux plutôt que culturels. Or, d’après lui, “ce n’est pas la pauvreté, c’est-à-dire une situation sociale, qui engendre la violence anomique et insensée, mais le nihilisme, c’est-à-dire une construction culturelle”. Le très médiatique Alain Finkielkraut, qui a fait scandale en dénonçant dans le quotidien israélien Haaretz une “révolte ethnico-religieuse” animée par des “adolescents ennemis de notre monde”, s’en prend lui aussi “à un discours convenu qui réduit les événements actuels aux seules questions d’inégalité et de discriminations”, et déplore que dans une France divisée entre compréhension et indignation, “le parti de la compréhension est celui qu’on entend le plus. Certains vont jusqu’à célébrer la multitude insurgée”. (Le Monde, 27-28 novembre 2005)

Eviter l’emballement médiatique par un traitement plus équilibré de l’information
En fait d’empathie, les médias et en particulier les télévisions françaises, ont dans l’ensemble montré plus de retenue que lors d’émeutes précédentes, dans les années 80 ou 90. Rien à voir avec la couverture sensationnaliste des chaînes étrangères qui, à l’instar de CNN, présentent une France apocalyptique tout entière en feu. Certes, les formules à l’emporte-pièce n’ont pas manqué, qualifiant par exemple les violences de “guérilla urbaine”, et la fascination pour les images de voitures en feu a fonctionné à plein, bien au-delà du devoir d’informer. Mais un réel souci d’éviter la reproduction d’emballements médiatiques antérieurs a cette fois prévalu.
La campagne sécuritaire de 2002 et l’affaire du RER D ont fait réfléchir. Cette fois-ci, les médias ont pris des précautions, avec le souci de ne pas relayer exclusivement et à l’aveuglette la seule version officielle des événements. Ainsi, le cambriolage imaginaire, initialement invoqué pour expliquer la présence policière à Clichy-sous-Bois, a été rapidement démenti. Les témoignages filmés des jeunes, affirmant qu’ils étaient bel et bien poursuivis, malgré les dénégations policières, ont été présentés comme crédibles. On ne peut affirmer que la confiance soit pour autant restaurée entre les jeunes et la télévision, mais il n’en demeure pas moins qu’ils espèrent désormais pouvoir faire passer leur version des faits. Dans cette optique, France 3 a diffusé un entretien poignant avec Muhittin, le troisième jeune homme grièvement blessé dans le transformateur EDF de Clichy, lors de sa sortie d’hôpital à la mi-décembre. Il y répète avoir été coursé par la police, qu’ils avaient peur, et c’est au bord des larmes qu’il soupire : “Personne nous croit”.

Les rédactions de télévision ont aussi été conscientes d’une volonté d’instrumentalisation de part et d’autre, d’où une vigilance accrue, et une sorte de positionnement dans l’entre-deux. Pour autant, le cordon ombilical n’est pas coupé avec les plus hautes autorités de l’Etat, qui réquisitionnent la petite lucarne pour leurs discours solennels à la nation. C’est donc devant plus de 13 millions de téléspectateurs que le Premier ministre a annoncé l’instauration de l’état d’urgence, en vertu d’une loi du 3 avril 1955 imaginée pour d’autres “événements”, la guerre d’Algérie. Ces discours sont parfois l’occasion d’une mise en situation originale : en contrepoint de l’intervention de Jacques Chirac le 14 novembre, des jeunes de Clichy ont été filmés écoutant attentivement le chef de l’Etat. Pas toujours d’accord, ils applaudissent pourtant lorsqu’il insiste sur le “respect” dû à “toutes les filles et fils de la République”.

La “Télé Sarkozy”, une réputation à toute épreuve

En revanche, France 2 a bien du mal à dissiper sa réputation de “Télé Sarkozy”, et l’affaire de la “bavure” policière de La Courneuve n’a pas arrangé les choses. En effet, il aura fallu le feu vert de Sarkozy lui-même pour que la chaîne diffuse le 10 novembre des images, tournées trois jours plus tôt, d’un jeune tabassé à terre par un policier sous le regard impassible de ses collègues. La scène sera diffusée dans le cadre de l’émission “A vous de juger”, dont l’invité n’est autre que le ministre de l’Intérieur, annonçant aussitôt avoir suspendu les fonctionnaires fautifs, dont un sera même placé en garde à vue prolongée. Sur le site internet de France 2, les journaux télévisés contenant ces images seront supprimés. La directrice de l’info, Arlette Chabot, assume : “Nous ne voulons pas que ces images tournent en boucle et soient utilisées n’importe comment, au risque d’envenimer les choses”. (Le Canard enchaîné, 16 novembre 2005).

Davantage exposée pour justifier sa conception du traitement de la “crise des banlieues”, Arlette Chabot ne fait pas mystère des consignes très strictes à ses journalistes, qui ont essuyé des jets de boules de pétanque et ont vu une de leurs voitures brûler : rester derrière la police, ne pas s’éloigner. France 2 a aussi décidé de ne pas diffuser les images amateurs proposées par les jeunes ou les habitants. Ces images, qui se multiplient grâce aux petites caméras et même aux nouveaux téléphones portables, constituent pourtant elles aussi une source d’information, aussi “manipulée” soit-elle. On a ainsi pu voir la panique qui s’est emparée des fidèles à l’intérieur de la mosquée de Clichy lors d’un lancer de lacrymogène à proximité.

Dans une édition spéciale du magazine 90 minutes sur Canal Plus, on a pu voir des policiers tirer au flash-ball dans le dos des habitants de Clichy qui visiblement ne faisaient rien de répréhensible. Le caméraman, filmant à partir de son immeuble, s’écrie : “Arrête de tirer, t’es filmé, là ! Ils ont rien fait, ils sont innocents”. S’ensuit un brouhaha, et un dernier cri : “Je suis pour la justice !”. Les projecteurs de la police balaient la façade pour le repérer ou l’aveugler. Fin de la séquence.

The french democracy

Des blogs aux jeux vidéo. De nouveaux médias dédiés “à toute la jeunesse en colère du monde”
Qu’à cela ne tienne, jeunes et habitants utiliseront d’autres biais pour se passer l’info. De nombreux blogs internet ont fait leur apparition dès le lendemain de la mort de Zyed et Bouna, d’abord pour leur rendre hommage. “Rien que pour ne plus voir sa tronche d’Iznogoud, allusion au personnage de Sarkozy caricaturé par le dessinateur Plantu dans Le Monde, je demande aux gens en colère de passer leurs nerfs sur internet plutôt que sur les voitures de leurs voisins”, écrit un internaute. D’autres posts plus virulents, appelant à des rendez-vous pour en découdre avec la police, ont entraîné la fermeture de plusieurs blogs hébergés par Skyblog, qui gère près de deux millions de ces éphémères mini-sites, pour la plupart initiés par des adolescents.

D’autres innovations technologiques sont utilisées pour satisfaire la soif d’expression ambiante. Alex Chan, alias Koulamata, un habitant de La Courneuve, a ainsi défrayé la chronique en réalisant en quelques jours un film d’animation en 3 D intitulé The French democracy, à partir du jeu vidéo The Movies. Mis en ligne le 22 novembre, il aurait déjà été vu par plus d’un million de personnes, à en croire la presse internationale qui s’enthousiasme pour cette première expérience politique du genre. “Les jeunes, dit Alex Chan, ont grandi avec ce mode de représentation que sont les jeux vidéo. Les machinimas (contraction de machine et animation), en reprenant un mode de communication qui leur est familier, peuvent les atteindre différemment des médias habituels… Ce qui apporte une tout autre crédibilité, certes subjective, mais qui peut provenir de n’importe quel citoyen”. Le film, qui est dédié “à Zyed, Bouna et à toute la jeunesse en colère du monde”, raconte le “trip bad boys” d’un jeune précaire, d’un diplômé et d’un dealer, excédés par leur situation sociale, les contrôles d’identité et les violences policières, ainsi que par les politiciens menteurs paradant à la télévision avec leur lot de propos racistes sur le regroupement familial, la polygamie, etc. Ces trois personnages très ethnicisés (la gamme de choix offerts par le jeu n’incluant pas d’Arabes, l’auteur a dû choisir le Noir le plus clair de teint pour jouer “Momo le relou”), pianotent frénétiquement sur leur clavier pour appeller à l’affrontement. “Sans pitié”. “Un jour nous serons en mesure d’être entendus !” plastronne un des personnages, filmé en plan serré sur les yeux à la façon d’un western de Sergio Leone.

“Un jeune lambda peut se faire entendre très loin sans le cocktail Molotov ni le bulletin de vote”, conclut Alex Chan. (Le Parisien, 21 décembre 2005). Un clin d’œil goguenard à la campagne civique lancée par les “grands frères”, Jamel Debbouze, Joey Starr et autres médiateurs ? Qui sait ? Il n’empêche. Leur appel à s’inscrire sur les listes électorales a été entendu, à Clichy et ailleurs. En cette fin d’année, les jeunes se bousculent devant les bureaux d’inscription en mairie.
La conscientisation, dont parle le rappeur Joey Starr en buttant sur le mot, passe aussi par là.