Evolution du droit contemporain

Mireille Delmas-Marty : imaginer le droit de l’après–Septembre

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LE MONDE DES LIVRES | 16.02.06 |Ce n’est pas une juriste comme les autres. Indiscutablement, c’est une technicienne du droit. En témoignent des dizaines de cours et de séminaires dispensés en France, en Europe et dans le monde au fil d’une carrière universitaire du genre parcours-sans-faute. Comme tout grand expert, Mireille Delmas-Marty est également responsable d’un bon nombre de thèses, de directions de programmes et d’autres fonctions qu’elle conjugue, depuis 2002, avec sa chaire du Collège de France. De tout cela, les lecteurs du” Monde des livres” n’auraient guère de motif d’être longuement informés s’il n’y avait, dans le travail entrepris par cette chercheuse singulière, les éléments d’une réflexion de fond sur les mutations de notre époque.
Au coeur de cette réflexion, la question de l’internationalisation du droit : comment, par temps de mondialisation accélérée, une harmonisation du droit mondial peut-elle se construire ? Et surtout : comment éviter que ne se mette en place la pure et simple hégémonie des normes en vigueur chez les puissances dominantes ? On retrouve ici, sur le versant juridique, les problèmes soulevés par le respect de la diversité culturelle et le souci de préserver un réel pluralisme. La différence tient à ce que l’enchevêtrement des enjeux économiques, politiques, éthiques est, cette fois, encore bien plus complexe que dans le domaine culturel. S’impose donc la nécessité de repenser le cadre même du droit, d’articuler les grands ensembles actuellement en construction (droits de l’homme, commerce, environnement), d’en repérer les lignes de force comme les points de fragilité.

C’est pourquoi Mireille Delmas-Marty s’est attelée à une ambitieuse élucidation des racines du droit, empruntant des éléments conceptuels à la philosophie ou des outils de pensée à la littérature comme à la peinture contemporaines. Le résultat, en cours de publication, est un ensemble de quatre volumes, intitulé Les Forces imaginantes du droit, en hommage à Bachelard et à ses “forces imaginantes de l’esprit”. Le premier volume, Le Relatif et l’Universel, a paru en 2004 ; le deuxième, Le Pluralisme ordonné, paraît aujourd’hui. Le cours du Collège de France de cette année prépare le contenu du troisième. L’entreprise est sans équivalent en son genre : aucune autre démarche, aujourd’hui, ne rapproche de façon éclairante la pensée d’Edouard Glissant de la construction européenne, ou Mallarmé et Barthes de l’évolution de l’Organisation mondiale du commerce.

SITUATION D’URGENCE

“Ce qui me tient le plus à coeur, précise Mireille Delmas-Marty, chez elle, dans un bureau rempli d’une foule de livres impeccablement rangés par genre et par collection, c’est de parvenir à traverser cette immense technicité du droit et de faire un pas de côté, de me placer à l’extérieur afin d’apercevoir les voies d’évolution possibles. Le travail technique est évidemment indispensable. Mais il obscurcit très souvent une question. Il faut lire des tonnes de textes – sans compter la jurisprudence et les commentaires – et l’on finit par ne plus voir clair du tout. La masse empêche de discerner les éléments essentiels et de comprendre leur signification au-delà du sens technique. Pour me placer ainsi à l’extérieur, j’ai effectivement besoin d’auteurs non juristes, ou d’images, ou de structures musicales. Pour libérer les forces imaginantes, il me faut ce décalage. Je suis convaincue qu’il est vital. Les leçons de Paul Klee au Bauhaus ou les compositions de Pierre Boulez, par exemple, m’ouvrent une sorte d’horizon possible pour imaginer des figures juridiques à géométrie variable et à plusieurs vitesses, qui peuvent paraître utopiques mais sont sans doute nécessaires.”

La nécessité de cette tâche, à ses yeux, n’est pas académique, n’obéit pas au pur et simple désir de savoir. Elle répond, au contraire, à une situation d’urgence, qui est aujourd’hui en pleine évolution : “Nous vivons une sorte de grand désordre à l’heure actuelle. En effet, à mesure que les interdépendances se développent, les crimes deviennent globaux, les risques aussi, les flux financiers étant déjà sans frontières, de même les flux d’information. Les différents systèmes de droit national sont, au sens propre, débordés et deviennent impuissants. En même temps, il n’existe pas encore de droit véritablement mondial, sinon par fragments. Or ces fragments obéissent à des processus et à des mouvements disparates. Nous sommes donc dans une situation extrêmement instable. Les anciens modèles ne fonctionnent plus et les mots eux-mêmes, comme ordre ou système, semblent inadaptés aux pratiques actuelles. Dans le domaine juridique, on a donc besoin d’imagination pour construire une nouvelle représentation mentale du droit. Il ne peut s’agir de simplement juxtaposer les systèmes juridiques des Etats-nations : ce pluralisme de séparation est déjà dépassé. Il ne peut pas s’agir non plus d’un ordre mondial unifié : la fusion n’est ni possible ni même souhaitable.”

Pour Mireille Delmas-Marty, le sentiment d’urgence est lié aussi à ce qu’elle considère comme “la fragilité du droit international au lendemain des attentats du 11-Septembre”. S’il fallait dessiner à gros traits un parcours du droit international depuis 1945, on devrait mentionner “la bifurcation de l’après-guerre, avec la Déclaration universelle des droits de l’homme et la Charte de l’ONU, puis très vite le début de la guerre froide. Une autre grande bifurcation se situe en 1989, avec la chute du mur de Berlin, entraînant une forte accélération de la globalisation. Après les attentats du 11-Septembre, la position américaine s’est durcie, marquée par de plus en plus d’unilatéralisme, imposé au besoin par la force. C’est pourquoi il faut travailler les modèles alternatifs à l’hégémonie.”

Où les trouver ? Comment les construire ? Première piste de réflexion : focaliser l’attention sur des “pôles de cristallisation” de normes internationales qui ne se bâtissent pas selon un modèle hégémonique. Par exemple ? “L’Europe, à cet égard, est un laboratoire intéressant, car aucun pays n’est en position hégémonique. Il existe entre ses membres de fortes disparités juridiques, mais aussi politiques, économiques, culturelles, démographiques aussi, surtout quand on pense à la Russie ou à la Turquie, qui font déjà partie du Conseil de l’Europe. Il ne faut pas oublier que l’Europe ne se limite pas à l’Union des 25. Construite à la fois autour du marché et des droits de l’homme, cette Europe bipolaire permet de tester la complexité du droit, y compris à travers les erreurs à ne pas commettre. Il existe aussi depuis 1969 une convention interaméricaine, qui fonctionne assez bien entre les pays d’Amérique latine, avec une jurisprudence créatrice et audacieuse, qui a déjà un fort impact. Ainsi, différentes lois d’autoamnistie promulguées à la suite de régimes autoritaires, notamment au Pérou, ont été disqualifiées par les instances interaméricaines des droits de l’homme en application de la convention interaméricaine. En Argentine, la Cour suprême a suivi cette jurisprudence pour annuler ce type de lois, permettant ainsi l’ouverture ou la réouverture de plus de mille procès au cours des derniers mois.”

“PLURALISME ORDONNÉ”

Deuxième grande piste : réfléchir sur les différents types d’espaces normatifs en voie d’internationalisation croissante (commerce, droit de l’homme, environnement), leur hétérogénéité, leur vitesse respective de développement, leurs possibilités d’articulation. “Quand on compare l’espace normatif des droits de l’homme et l’espace normatif du marché, à l’échelle mondiale, on a l’impression que les droits de l’homme avancent très lentement. Le grand texte fondateur, la Déclaration universelle, date de 1948, les deux principaux pactes de 1966, mais il n’y a toujours pas de cour mondiale des droits de l’homme. Au contraire, la construction d’un droit du marché, plus exactement du commerce mondial, s’est accélérée. L’Organisation mondiale du commerce est entrée en fonction en 1995, et son organe de règlement des différends est déjà en train de devenir une véritable cour du commerce mondial. On observe donc deux espaces normatifs, disjoints, non hiérarchisés, sans lien direct, et qui progressent à des vitesses différentes. La synchronisation serait nécessaire, mais il n’y a pas d’organe en position de l’opérer car la Cour internationale de justice de La Haye dépend du bon vouloir des Etats. La solution serait qu’il existe, comme en Europe, deux cours : une pour le marché, une pour les droits de l’homme, et que chacune puisse intégrer les dispositifs de l’autre, par une sorte d’échange croisé des jurisprudences. Mais on n’en est pas là.”

Autre cas de figure : un espace unique qui fonctionne à des vitesses différentes. Exemple : le protocole de Kyoto sur les changements climatiques. “Le protocole lui-même, dans son annexe, prévoit des rythmes différents selon les pays pour l’intégration des normes sur les émissions de gaz à effet de serre. On ne peut pas imposer à tout le monde d’évoluer à la même vitesse. Cette “polychronie” me paraît une dimension très importante dans la réflexion sur le pluralisme ordonné.”

Tels sont, en résumé, les points d’ancrage de cette démarche : pas d’universalisme pur et dur, pas non plus de relativisme mou, mais la volonté de construire un pluralisme à la fois cohérent et mobile. Pour y parvenir, une prise en compte des interactions entre différents niveaux d’organisation, différentes vitesses, qui peuvent permettre de préserver à la fois la rigueur du tout et la mobilité des parties. Reste à savoir comment s’agencent les pouvoirs de décision. Et aussi quelles valeurs communes peuvent – peut-être, ultimement – se dégager de ces ensembles multiples. Ce seront les thèmes abordés respectivement par les volumes III et IV de cette fresque. Comme on le voit, il se pourrait que cette juriste pas comme les autres soit en train de façonner les éléments d’une politique et d’une éthique. Rien de moins.