Majeure 6. Raison métisse

Géopolitique de la connaissance, colonialité du pouvoir et différence coloniale

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Le concept de système-monde-moderne de Wallerstein apparaît encore eurocentrique face à celui de Quijano de “colonialité du pouvoir” ou celui de Dussel de “transmodernité”. Il ne s’agit pas seulement en effet de montrer que l’Europe a colonisé le monde pour l’exploiter et le dominer mais de faire prendre conscience de la véritable méconnaissance organisée par le colonialisme depuis le XVIeme siècle. L’indépendance ne suffit pas si elle conserve les hiérarchies de pouvoir et de savoir, la décolonisation de l’esprit reste à faire.En décembre 1998 s’est tenu un atelier sur “Capitalisme historique, colonialité du pouvoir et transmodernité” au Centre Fernand Braudel à l’Université de Binghamton avec des conférences d’Immanuel Wallerstein, Anibal Quijano et Enrique Dussel.

D’après Dussel la critique postmoderne de la modernité n’est pas suffisante, car elle reste eurocentrique. En proposant le concept de transmodernité il souligne que la modernité est un phénomène planétaire et non strictement européen, auquel les “barbares” fabriqués par les discours de la modernité ont aussi contribué même si leur contribution n’a pas été répertoriée. La conception du “capitalisme historique” de Wallerstein peut aussi être qualifiée d’eurocentrique, et c’est à l’analyse de l’eurocentrisme, à partir de la différence coloniale, chez Dussel (1995, 1998), Quijano (1997) et Wallerstein (1997a) que je vais m’attacher.

Je distinguerai deux grands récits, celui de la civilisation occidentale et celui du monde moderne (c’est à dire de la renaissance à nos jours), le premier caractéristique de la philosophie et le second des sciences sociales. En tant que philosophe Dussel est attaché au premier de ces deux récits, celui de la civilisation occidentale et de ses origines dans la Grèce Ancienne. Mais en tant que philosophe latino-américain il a toujours été attentif à la fondation historique du monde moderne comme monde colonial au XVIeme siècle. Il partage cet intérêt avec Wallerstein et Quijano qui sont tous deux sociologues. Quijano et Dussel ont en commun l’expérience coloniale latino-américaine, c’est à dire une histoire locale de la différence coloniale. Wallerstein par contre est immergé dans la différence impériale qui distingue la philosophie critique de la civilisation occidentale en Europe, et la sociologie critique de la modernité aux Etats Unis. La géopolitique de la connaissance est organisée en effet autour de l’approfondissement, au fur et à mesure de l’histoire, des différences coloniales et impériales. Mais c’est par dessus tout la différence coloniale qui a créé les conditions d’une double conscience épistémologique. La différence coloniale a été du XVIeme au XXIeme siècle le mécanisme qui a minorisé la connaissance non occidentale. La double conscience épistémologique du “comment être un philosophe africain” (Eze) ou “un historien indien” (Chakrabarty) vient au devant de la scène. L’épistémè monotopique de la modernité est confrontée à l’épistémè pluritopique de la colonialité. La double conscience épistémologique n’est pas une position de défense de “l’anti-modernité”. Au contraire c’est une épistémè de la frontière, du bord de la pensée, énoncée à partir de la perspective de la colonialité.

Civilisation occidentale et système mondial moderne/colonial

Le concept de modernité n’est pas équivalent à celui de système-monde-moderne. La modernité est associée à la littérature, la philosophie et l’histoire des idées alors que le système-monde-moderne fait partie du vocabulaire des sciences sociales. Ces deux concepts ont occupé des espaces définis dans les discours académiques et publics depuis les années 1970. Pendant la guerre froide les sciences sociales ont gagné du terrain dans les cultures universitaires aux Etats Unis, en particulier dans le cadre des études d’aires culturelles (Fals Borda, 1971 ; Wallerstein, 1997b). Par conséquent la postmodernité est envisagée à la fois comme le processus historique par lequel la modernité rencontre ses limites, et comme un discours critique sur la modernité tenu à partir des humanités. Il est clair que “la modernité” ( et évidemment la postmodernité) a maintenu l’idée d’une civilisation occidentale se développant depuis la Grèce ancienne jusqu’ à l’Europe du dix-huitième siècle. Par contre, la conceptualisation du système-monde-moderne ne localise pas ses origines en Grèce. Plus, le concept de système-monde-moderne renvoie à une articulation spatiale du pouvoir plus qu’à une succession linéaire d’évènements. Le système-monde-moderne situe son commencement à la fin du XVeme siècle et le lie au capitalisme (Braudel, 1949 ; Wallerstein, 1974 ; Arrighi, 1994). Cette articulation spatiale du pouvoir est ce que Quijano théorise comme “la colonialité du pouvoir”.

Le mérite de Quijano est d’avoir montré que la colonialité est une dimension omniprésente de la modernité, en distinguant donc colonialité et colonialisme. Quijano a montré que l’émergence du commerce triangulmaire au XVIIIeme a rendu la colonialité constitutive de la modernité. Si la modernité est située chronologiquement au dix-huitième siècle, la colonialité devient dérivée puisque la période fondatrice de l’expansion capitalistique ibérique est ignorée ou reléguée au Moyen Age. Dans ce scénario d’abord vint la modernité, puis le colonialisme et la colonialité devient invisible. Quijano et Dussel ont rendu possible non seulement de concevoir le système-monde-moderne/colonial comme structure socio-historique coïncidant avec l’expansion du capitalisme, mais aussi de concevoir la colonialité et la différence coloniale comme lieux d’énonciation. C’est précisément ce que je veux dire par géopolitique de la connaissance et différence coloniale (Mignolo, 2000a et 2000b).

Bien qu’il y ait discussion sur le point de savoir si le système-monde est âgé de 500 ou de 5000 ans, je ne pense pas que ce soit important. Il est par contre important que le système-monde moderne/colonial soit décrit en conjonction avec le commerce atlantique triangulaire, et qu’une telle conceptualisation soit liée aux effets des différences coloniales. La différence coloniale, en bref, se réfère aux faces successives des différences coloniales à travers l’histoire du système-monde moderne/colonial et met sur le devant de la scène la dimension planétaire d’une histoire humaine tue par les discours centrés sur la modernité, la postmodernité et la civilisation occidentale.

Libération de la philosophie et décolonisation des sciences sociales

La théorie de la dépendance a été plus qu’un outil analytique et explicatif pour les sciences sociales. Elle a accompagné la décolonisation en Afrique et en Asie et a suggéré une ligne d’action dans les pays d’Amérique Latine, près de 150 ans après leur décolonisation. Sa position par rapport au système est d’extériorité, à la différence de celle de l’analyse du système-monde. Mais l’analyse du système-monde a été capable à son tour d’introduire quelque chose que l’analyse de la dépendance ne pouvait pas faire : une dimension historique et un cadre socio-économique dans les sciences sociales. La différence (coloniale) irréductible entre théorie de la dépendance et l’analyse du système-monde ne tient pas à leurs structures conceptuelles mais aux politiques impliquées par leurs lieux d’énonciation. La théorie de la dépendance était un discours politique en faveur de la transformation sociale des pays du Tiers Monde alors que l’analyse du système monde était un discours politique en faveur de la transformation académique des pays du premier monde.

L’impact de la théorie de la dépendance sur la décolonisation des université latino-américaines fut immédiat et fort. En 1971 le sociologue colombien Orlando Fals Borda publia un livre important intitulé Ciencia Propia y Colonialismo Intelectual (Colonialisme intellectuelle et science propre) qui trouve aujourd’hui des échos dans nombre de cultures académiques d’Asie et d’Afrique. Le scénario est très simple : l’expansion occidentale n’a pas été seulement économique et politique, mais aussi culturelle et intellectuelle. Les alternatives socialistes européennes au libéralisme étaient tenues dans les colonies comme une étape de la libération sans faire la distinction entre émancipation en Europe et libération dans le monde colonial. Les fondements du savoir étaient et sont encore trouvés dans la civilisation occidentale et ses multiples et complexes possibilités, du moment que la conceptualisation (qu’elle soit de droite ou de gauche) reste dans le cadre du langage de la modernité.

Tandis que Wallerstein argumente en faveur de l’ouverture des sciences sociales, et affirme la nécessité de les maintenir en tant qu’entreprise académique mondiale, Fals Borda pense à une refondation des sciences sociales et des autres formations. L’expansion planétaire des sciences sociales implique que la colonisation intellectuelle reste en place, même si cette colonisation est pavée de bonnes intentions, faite par des gens de gauche et soutient la décolonisation. L’intuition de Fals Borda est que la décolonisation intellectuelle ne peut venir de philosophies et de l’épistémologie de la seconde modernité européenne. Elle surgira de la différence coloniale, du conflit entre la “modernité épistémologique” et “les connaissances traditionnelles” et viendra de ces dernières, des connaissances mineures .

Le projet intellectuel d’Enrique Dussel depuis le début des années 90 est une continuation indirecte de l’argumentation précoce de Fals Borda pour une décolonisation intellectuelle. Sa philosophie veut contribuer à la libération sociale, et à la libération de la philosophie en tant que projet attaché à l’histoire occidentale. Un tel projet tient à la différence coloniale. Il l’a définie dans sa confrontation avec Vattimo, dont il décrit le nihilisme comme le crépuscule de l’Ouest, de l’Europe et de la modernité, ajoutant “Est-ce que Vattimo s’est demandé quel sens peut avoir sa philosophie pour un mendiant Hindou couvert de la boue des flots du Gange, ou pour le membre d’une communauté bantoue de l’Afrique sub-saharienne en train de mourir de faim, ou pour les centaines de milliers de pauvres marginaux des quartiers des banlieues de Mexico ? Une esthétique de la “négativité” ou une philosophie de la “dispersion comme destin final de l’humanité” convient-elle à la majorité appauvrie de l’humanité ?” (Dussel, 1999 : 34).

Au premier abord, et en pensant aux vastes horizons de la philosophie, ce paragraphe pourrait être interprété comme facile. Il n’en est rien. Dussel désigne l’absence de pensée située, l’obscurité de l’universel moderne européen et capitaliste. Ce qui est à l’œuvre chez Dussel n’est pas seulement l’être, mais la colonialité de l’être d’où la philosophie de la libération tire son énergie et sa conceptualisation. Le Sud pour Dussel n’est pas une simple localisation géographique mais “une métaphore de l’humanité souffrant sous le joug du capitalisme mondial” (Santos, 1998 : 506). La modernité n’est plus regardée à partir du discours chrétien/colonial mais à partir de ses conséquences, c’est à dire de la répression des Amérindiens, de l’esclavage des Africains, et de l’émergence de la conscience créole ( à la fois blanche et métissée sur le continent, noire dans les Caraïbes), tous dans des positions dépendantes et subalternes. Comme le dit Dussel si au nord il peut être sain de célébrer le crépuscule de la civilisation occidentale, au sud il vaut mieux réfléchir au fait que 20% de la planète consomme 80% de son revenu.

Il ne va donc plus de soi de penser dans seulement dans les canons de la philosophie occidentale même si c’est de manière critique. Il serait de reproduire l’ethnocentrisme aveugle qui rend difficile voire impossible une philosophie politique inclusive. La limite de la philosophie occidentale est le bord sur lequel émerge la différence coloniale, rendant visible la diversité des histoires que l’Ouest aussi bien à gauche qu’à droite pensait cachées et supprimées. Des penseurs comme Frantz Fanon, Rigoberta Menchu, Gloria Anzaldua, Subramani, Abdelkebir Khatibi et Edouard Glissant, entre autres, ont initié de nouvelles philosophies.

Il faut souligner la relation entre les lieux -constitués par l’histoire et la géographie- et la pensée, ce qu’on appelle la géopolitique de la connaissance. Si la notion d'”être” a été inventée dans la philosophie occidentale, celle de “colonialité de l’être” ne peut en être la continuation critique (une sorte de déplacement postmoderne) ; il s’agit d’une refondation de la pensée et d’une attention critique à la géopolitique de la connaissance. L’épistémologie n’est pas a-historique. Elle ne se tient plus dans une histoire linéaire allant de la Grèce à la production de connaissance nord-atlantique contemporaine. Elle doit se spatialiser, s’historiciser, en faisant jouer la différence coloniale. Les densités de l’expérience coloniale, qu’a soulignées Frantz Fanon, sont les lieux d’épistémologies émergentes qui ne recouvrent pas celles qui existent, mais qui construisent sur les silences de l’histoire. En ce sens Fanon est l’équivalent de Kant, comme Guaman Poma de Ayala dans le Pérou colonial, peut être considéré l’équivalent d’Aristote en tant que référence obligatoire de la pensée. S’ils ne sont pas considérés ainsi c’est à cause du “temps”. Depuis la Renaissance, le temps a fonctionné comme un principe ordonnant de façon croissante les lieux, les reléguant avant ou en dessous en fonction des principes des maîtres du temps. La discontinuité entre “être et temps” et “colonialité de l’être et du lieu” est ce qui incite Dussel à souligner la différence (coloniale) entre la philosophie continentale (Vattimo, Habermas, Apel, Foucault) et la philosophie de la libération .

Les réflexions de Vine Deloria, juriste, activiste et intellectuelle native américaine, sur l’espace et le temps (les lieux sacrés et le temps symbolique et abstrait) rendent visible l’irréductible différence coloniale. Pour Deloria l’idéologie américaine se divise entre native américaine et immigrée européenne, et “cette différence fondamentale est d’une grande importante philosophique” (1972). Cette différence fondamentale est tout simplement la différence coloniale puisqu’il ne s’agit pas de visions du monde ou de cosmologies incommensurables, mais d’une différence liée à la colonialité du pouvoir. Les deux philosophies sont historiquement et logiquement liées l’une à l’autre par une relation de dépendance. C’est une dépendance liée à l’universalité attribuée au temps et à la singularité attribuée au lieu par l’idéologie américaine et européenne.

Wallerstein a tracé la carte de l’épistémologie moderne, qui a été d’abord divisée en science et philosophie (et humanités). La division a été ensuite surmontée de manière conflictuelle par l’émergence des sciences sociales, avec certaines disciplines penchant du côté des sciences (économie, sociologie et sciences politiques) et d’autres du côté des humanités (anthropologie culturelle, histoire). Wallerstein décrit deux sens basiques du concept d’espace-temps dans les sciences sociales : l’espace temps géopolitique ou événementiel, et l’espace-temps éternel (Wallerstein, 1991). Le premier rend compte du présent et de la singularité. Le second de ce qui est uniforme à travers le temps et l’espace. Après avoir indiqué les limites de ces deux espaces-temps, Wallerstein souligne d’autres dimensions négligées par les sciences sociales : l’espace-temps cyclique-idéologique, l’espace-temps structurel, l’espace-temps transformationnel (Wallerstein, 1997a). Argumentant pour la prise en compte de ces nouvelles dimensions dans les futures sciences sociales, Wallerstein prévoit et espère une épistémologie unifiante qui viendra à bout du divorce classique entre sciences et philosophie (ou humanités), et sortira les sciences sociales de leur inconfortable place centrale. Mais qu’est ce que cette épistémologie laissera à part ? Tout l’espace de la différence coloniale à laquelle Wallerstein, comme Vattimo, reste aveugle.

Citons encore Deloria : “Les peuples occidentaux n’ont jamais appris à voir la nature du monde d’un point de vue spatial” (1972 : 63). Le temps et l’histoire ont conduit à des schémas globaux (religieux, économiques, sociaux, épistémologiques) qui ont émergé comme des réponses aux besoins d’un site donné, et qui ont été considérés comme universels dans le temps et l’espace. L’expérience à partir de laquelle ces schémas avaient surgi a été vidée quand ils ont été exportés et programmés pour être greffés sur l’expérience d’un lieu différent. Cependant le projet (qui a été celui de la modernité de la renaissance chrétienne jusqu’au marché global contemporain) ne convainc plus. “L’espace génère du temps, mais le temps n’a que peu de relation avec l’espace” (Deloria, 1972 : 71). Par conséquent l’idéologie universelle du temps et de l’histoire désincorporés atteint le point où l’espace et le lieu ne peuvent plus être maîtrisés. Le monde n’est pas en train de devenir un village global, et n’en a plus l’espoir. Au contraire c’est une “série de poches non homogènes d’identité qui peuvent éventuellement venir en conflit car elles représentent des arrangements historiques différents d’énergie émotionnelle” (Deloria, 1972 : 65).

Cependant le problème n’est pas de renouveler la conceptualisation de l’espace-temps dans le cadre du paradigme kantien où l’espace et le temps sont des invariants mais de saisir leur discontinuité de l’autre côté de la différence coloniale, de saisir un espace-temps qui n’aurait pas ce nom, comme le Pachakuti du peuple Aymara dans les Andes par exemple. La reconceptualisation de l’espace-temps par Wallerstein reste à l’intérieur de l’idéologie domestique, et suppose sa validité universelle pour toutes les sociétés. La conceptualisation radicale de Deloria situe la discussion ailleurs, au delà des sciences sociales, dans une épistémologie qui ne cherche pas à unifier les deux cultures américaines, amérindienne et européenne, mais à construire à partir du caractère irréductible de la différence coloniale.

La même affirmation de l’irréductibilité de la différence coloniale se trouve chez Robert Bernasconi, spécialiste de la philosophie occidentale, quand il rend compte des problèmes que pose la philosophie africaine. La philosophie africaine est jugée à tort ou trop semblable ou trop différente de la philosophie occidentale, pour que celle-ci la laisse exister autrement que dans une position mineure, à la marge. Bernasconi cite par exemple un article du philosophe africain Lucius Outlaw : “La philosophie africaine, essais de déconstruction et de reconstruction”, pour souligner les limites de l’opération de déconstruction de Derrida et le caractère fermé de la métaphysique occidentale. Celle-ci ne laisse pas de place aux questions des philosophies chinoise, indienne et surtout africaine. Un dialogue ne serait possible qu’en dénaturalisant la métaphysique occidentale, en la déconstruisant de l’extérieur. Il s’agirait d’adopter une perspective tout à fait singulière, pour décoloniser la philosophie, ou toute autre branche du savoir. Un tel changement de perspective a été suggéré par un philosophe marocain , Abdelkébir Khatibi. Comme le dit Bernasconi il s’agit de décoloniser l’esprit, tâche aussi importante pour le colonisé que pour le colonisateur, c’est à dire non seulement de regarder en face la colonisation, mais de reconnaître ce qui existait avant elle. (Bernasconi, 1997 : 191).

En reconnaissant la différence coloniale, Bernasconi rompt avec des siècles d’aveuglement philosophique européen quant à la différence coloniale et à la minorisation du savoir. Dussel lui aussi en appelle à une double opération de déconstruction-reconstruction ou mieux de décolonisation. Sa demande d’une éthique et d’une philosophie de la libération est à la fois une libération de la philosophie et une affirmation de la philosophie comme instrument de décolonisation. Dussel souligne nettement l’aveuglement de Vattimo pour le côté obscur de la modernité, c’est à dire pour la colonialité : la violence que Vattimo (ou Nietzsche, ou Heidegger) atttribue à la raison instrumentale moderne, c’est celle que la colonialité du pouvoir a exercé à l’encontre des cultures non-européennes. La différence coloniale est reproduite par la philosophie dans son invisibilité. Il s’agit, comme chez les philosophes africains de s’en libérer par un double mouvement : s’approprier la modernité, mais surtout aller vers une “transmodernité” entendue comme une stratégie de libération, un projet de décolonisation, pour tous, qui inclue le colonisateur et le colonisé.

Le problème est le même pour les sciences sociales. Leur ouverture au reste du monde ne suffit pas si elles restent à la même place, si les sciences sociales non américano-européennes se voient reprocher d’être trop proches ou trop lointaines des sciences sociales normales. Elles sont restées plus discrètes que les philosophes, en dehors des exemples de Fals Borda et Quijano en Amérique latine et du groupe des Etudes sud-asiatiques mineures. L’intuition par Fals Borda d’une double diaspora des cerveaux dans le Tiers monde reste valable. Mais le plus nocif n’est pas que les chercheurs quittent les pays où ils n’ont pas les moyens de travailler pour ceux où ils les ont ; c’est qu’ils restent dans des pays où les mauvaises conditions de recherche leur font reproduire les concepts élaborés à partir d’autres expériences historiques et sociales. Là encore ils se retrouvent dans la double contrainte issue de la colonialité du pouvoir. Si l’ouverture des sciences sociales est positive, la sociologie indigène est importante aussi , quoiqu’elle ne résolve qu’une part du problème. Il faut en effet sortir des limites de la sociologie pour rendre compte de la différence coloniale, et construire un espace alternatif à la philosophie et aux sciences sociales.

Capitalisme historique, colonialité du pouvoir et dépendance

Le concept de capitalisme historique (introduit par Wallerstein au début des années 1980), complète sa notion plus ancienne de système-monde-moderne. Il s’intéresse à l’expansion et aux transformations du capitalisme, au lieu d’étudier ses lois et sa structure comme Marx. Il fait de l’expansion une conséquence nécessaire de l’accumulation, et situe son apparition en Europe au XVeme siècle. Mais il fait l’hypothèse qu’il n’ y avait pas trace de capitalisme auparavant et que le capitalisme a remplacé tous les systèmes économiques préexistants ; or le temps linéaire et la nouveauté sont deux piliers de l’idéologie capitaliste et de l’épistémologie moderne.

Certes le capitalisme s’est efforcé de dominer toutes les autres organisations économiques qu’il a rencontrées au cours de son expansion, du quinzième au vingtième siècle. Mais il n’est pas vrai que domination signifie toujours élimination. Ce qui manque à la conception du capitalisme de Wallerstein, ce sont les problèmes qui viennent de l’extériorité du capitalisme. Par extériorité je veux dire un espace de tensions dans lequel s’est généré le capitalisme, qu’il a fini par remplir, mais qui n’en demeure pas moins. Wallerstein fait du capitalisme une totalité sans extériorité. A mon avis la transmodernité et la colonialité du pouvoir sont au capitalisme ce que les réflexions de Lévinas sont à ” l’être ” de Etre et temps d’Heidegger. Cette analogie est possible du fait de la traduction par Dussel de l’expérience coloniale dans l'”extériorité” de Lévinas (Dussel, 1975). L’analogie est également possible du fait de la double fracture dans les grands récits occidentaux, d’une part entre les traditions grecque et juive en philosophie, d’autre part entre la modernité et la colonialité dans l’histoire du système-monde-moderne.

Le capitalisme historique occulte la différence coloniale et plus encore la nécessité de regarder le capitalisme par l’autre bout, par son extériorité. Certes Wallerstein intègre le racisme et l’universalisme dans son image du capitalisme historique. Il dit même que le racisme a été le support culturel du capitalisme historique et que l’universalisme a été sa clé de voûte. Wallerstein considère que l’ethnicisation a fourni un mécanisme assurant la formation de la force de travail par la différenciation ethnique et non aux frais des employeurs ou de l’Etat. Le capitalisme historique a changé la signification du racisme. Il ne s’agit plus de xénophobie mais de la création d’une relation durable entre ethnicité et division du travail (Wallerstein,1983).

Wallerstein, Quijano et Dussel ont en commun leur dette à l’égard de la théorie de la dépendance. Mais ils n’ont pas la même position par rapport à la différence coloniale. Pour comprendre le concept de Quijano de “colonialité du pouvoir”, il faut accepter le fait que la colonialité est constitutive de la modernité et n’en est pas une conséquence. L’émergence du commerce transatlantique triangulaire a constitué en même temps la modernité, le capitalisme et la colonialité. Certes ce circuit commercial n’a pas été immédiatement le fondement du pouvoir hégémonique occidental. D’autres circuits commerciaux existaient en Afrique, en Asie, et dans ce qui allait devenir l’Amérique . Mais la modernité/colonialité est le moment où l’histoire occidentale se noue avec le circuit commercial atlantique, le moment de fondation du système-monde-moderne/colonial.

Quijano signale l’Amérique Latine et les Caraïbes comme des lieux dont l’histoire est traversée d’un double mouvement de retour aux origines et de répression. Ce double mouvement est le signe même de la différence coloniale, et la conséquence de la colonialité du pouvoir. La colonialité survit au colonialisme qui s’est arrêté en Amérique latine au début du XIXeme siècle ; la colonialité est constitutive de la modernité et toujours actuelle. C’est la face cachée de la post-modernité ; la post-colonialité serait l’émergence aujourd’hui d’une colonialité globale. D’après Quijano on assiste aujourd’hui à un processus qui affecte tous les aspects de l’existence sociale des gens de tous les pays. Le monde moderne/colonial qui s’est formé il y a cinq cents ans culmine avec la formation d’une structure productive, financière et commerciale encore plus intégrée que par le passé. On assiste à une reconcentration drastique du pouvoir politique et du contrôle sur les ressources (Quijano, 1997).

Ces changements n’ont pas touché de manière égale les diverses sociétés et histoires locales. Cependant la colonialité du pouvoir est un trait commun entre la modernité/colonialité du XVIeme siècle et sa version du début du XXIeme siècle. C’est un principe et une stratégie de contrôle qui présente une configuration de traits caractéristiques.

L’idée de race ou de pureté du sang (comme on disait au XVIeme siècle) est devenue le principe de base de la classification des peuples sur toute la planète, redéfinissant des identités, justifiant l’esclavage et le travail assujetti. La matrice du pouvoir s’est constituée sur plusieurs terrains :
– l’existence et la reproduction d’entités géo-historiques, parmi lesquelles le tétrapode ethno-racial de Kant (noirs d’Afrique, rouges d’Amérique, jaunes d’Asie et blancs d’Europe) n’est qu’une définition parmi d’autres ;
– l’établissement d’une hiérarchie entre Européens et non-Européens, bien illustré par Kant (1792) ;
– le remodelage des institutions de telle manière qu’elles maintiennent la colonialité du pouvoir établie au XVIeme siècle, et qu’elles en fassent un trait constitutif de la modernité et du capitalisme ;
Le système-monde-moderne/colonial est une structure dans laquelle la dépendance historico-structurelle est la face visible de la colonialité du pouvoir. Une face non seulement politique et économique mais aussi épistémologique. Quijano souligne l’eurocentrisme de la seule connaissance légitime (Quijano, 1997).

La colonialité du pouvoir est à l’œuvre aussi bien dans le grand récit de la civilisation occidentale que dans celui du système-monde-moderne. Les espaces colonisés ont été soumis aussi bien à la christianisation et à la mission civilisatrice qu’au développement, à la modernisation et au marché. Les barbares, les primitifs, les sous-développés, les peuples de couleur sont des catégories créées par la colonialité du pouvoir et qui ont produit autant de dépendances épistémologiques de forme globale chez ceux qu’elles visaient.

Quijano et Dussel ont affirmé tous les deux que le point de départ de la connaissance et de la pensée devait être la différence coloniale et non les grands récits. En effet la transmodernité et la colonialité globale du pouvoir mettent en lumière la différence coloniale et montrent qu’il n’est plus nécessaire de penser depuis la différence coloniale comme position subalterne parce qu’elle ne se situe plus sur les bords des grands récits mais les traverse de part en part. Les conséquences d’une telle remarque sont gigantesques pour l’épistémologie, l’éthique et la politique.

Eurocentrisme et géopolitique de la connaissance

Alors que Wallerstein a apporté la théorie de la dépendance à la sociologie en tant que discipline, Quijano et Dussel en ont embrassé l’étendue politique et dialectique. Ils ont montré qu’on pouvait penser au delà et contre la philosophie et les sciences sociales en tant qu’incarnation de l’épistémologie occidentale. Ceux qui ne sont ni blancs, ni chrétiens, ou qui ont été marginaux par rapport à la fondation, la transformation et l’expansion de la philosophie et des sciences sociales et naturelles, ne peuvent se satisfaire de leur identification ou de leur solidarité avec la gauche européenne ou américaine. La critique du christianisme par Nietzsche, de culture chrétienne, ne peut coïncider avec la critique de la chrétienté et de la colonisation par le musulman Khatibi. Il est essentiel de reconnaître que la “totalité” épistémologique occidentale, de droite comme de gauche, n’est plus valable pour la planète entière. La différence coloniale est devenue incontournable. La Grèce ne peut plus être la référence des nouvelles utopies comme le croit encore Slavoj Zizek (Zizek, 2000) qui, manifestement mécontent des critiques récentes de l’eurocentrisme, fait un plaidoyer en faveur de l’eurocentrisme de gauche en ignorant l’autre histoire, l’histoire racontée depuis la perspective de la colonialité. En appelant à la politisation démocratique qui serait l’héritage européen venu de la Grèce ancienne, et qu’il faudrait retrouver contre les formes les plus régressives de la haine fondamentaliste, il ignore la différence coloniale et reproduit aveuglément la croyance que ce qui est arrivé en Grèce appartient à un héritage européen, alors que celui-ci a été construit à la renaissance, c’est à dire au moment de la formation du commerce triangulaire transatlantique et du monde moderne/colonial. Il s’interdit ainsi de voir que la diversité plus que l’universalité est la véritable alternative à la globalisation.

Il faudrait au contraire délier la contribution grecque à la civilisation humaine de l’histoire européenne ultérieure pour voir que l’héritage grec a été apporté à l’Europe par le monde arabo-islamique et repris dans d’autres traditions : chinoise, indienne, africaine, amérindienne, créole. Une des conséquences de cette perspective serait la diversité comme projet universel plutôt que la reformulation d’un nouveau projet abstrait universel, comme le propose Zizek. Je ne me sens plus mobilisable pour un tel projet se réclamant de l’héritage européen fondamental. Je suis sûr qu’il y a plusieurs bonnes alternatives aux menaces croissantes de la globalisation, et l’héritage fondamental européen est sans doute l’une d’elles. Il ne s’agit pas de relativisme mais de la diversité comme projet universel, un projet qui est à la fois une alternative à l’universalité et qui offre la possibilité d’un réseau planétaire de confrontation avec la globalisation au nom de la justice, de l’équité, des droits de l’homme et de la diversité épistémologique.

Traduit de l’anglais par Anne Querrien.

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