84. Multitudes 84. Automne 2021
Mineure 84. L’autre société des séries

Modalités de la révélation dans des séries post-apocalyptiques

Partagez —> /

Le mot « apocalypse » tire son origine d’un texte du Ier siècle attribué à Jean de Patmos qui clôt aujourd’hui le Nouveau Testament. L’auteur y fait état de la révélation qu’il a reçue sous forme de visions prophétiques, « ἀποκάλυψις » signifiant en grec ancien « dévoilement, révélation ». Si le mot, dont l’évolution s’enracine dans la dimension eschatologique du texte originel, prend souvent aujourd’hui le sens de « fin du monde », reste que les fictions apocalyptiques traitent rarement d’une fin du monde totale et relèvent plus souvent du genre post-apocalyptique. La notion de « fin du monde » est alors plutôt à prendre au sens figuré de « catastrophe radicale » : destructions matérielles, disparition de larges pans de population, rupture de l’équilibre fragile de l’organisation technologique, économique et sociale d’une région déterminée ou de la planète – qui ouvrent à la possibilité de raconter la vie de ceux qui ont survécu.

De La Planète des singes aux séries du troisième millénaire : la révélation « post-apocalyptique »

Est-on donc passé d’un sens d’« apocalypse » comme « révélation » à un autre comme « fin du monde », qui ne retiendrait rien du sens originel ? Non, car dans les fictions post-apocalyptiques, l’apocalypse entendue comme catastrophe radicale est elle-même l’objet de dispositifs de « révélations », qui se distinguent selon la façon dont l’information est distribuée au cours de la narration : que savent initialement les personnages de leur situation ? Plus précisément, savent-ils où ils se trouvent ? Savent-ils quand ? Savent-ils qu’une apocalypse a eu lieu ? Et si oui, en connaissent-ils la raison ? Ont-ils une part de responsabilité dans celle-ci ? Que savent-ils du monde pré-apocalyptique ? Y accordent-ils de l’importance ? Les personnages sont-ils tous à niveau égal de connaissance concernant ces questions ? À quel moment de l’histoire obtiennent-ils des informations et comment ? Et qu’en est-il du spectateur ? Suit-il un ou plusieurs personnages en particulier ou bénéficie-t-il d’un point de vue omniscient ? Lui explique-t-on les tenants et les aboutissants ou les découvre-t-il par lui-même ? Etc.

Les deux dernières minutes du film La planète des singes (1968), adapté d’un roman de 1963 de Pierre Boulle et réalisé par Franklin Schaffner, reste la séquence la plus classique de la révélation d’une apocalypse ayant déjà eu lieu, et à ce titre, la référence majeure des séries « post-apocalyptiques » ayant été créées depuis. Au début de la scène, il y a juste un plan très large sur George Taylor, l’homme qui ne sait pas encore qu’il vient du passé, et Nova, l’autochtone humaine qui, dans ce monde, ne sait parler. Dans le coin inférieur gauche apparaît progressivement une structure métallique dont ils s’approchent. Taylor arrête le cheval, la caméra zoome sur les personnages de façon à ce qu’on comprenne qu’ils regardent la structure. Puis, nouveau plan d’ensemble qui découvre une autre partie de la structure entraperçue plus tôt : quatre pointes métalliques qui se déploient à partir d’une barre circulaire. Taylor et Nova descendent de cheval, la caméra zoome à nouveau sur eux à travers deux des pointes métalliques, et on entend Taylor s’écrier, dévasté, « Oh mon Dieu ! », plan rapproché sur Taylor, « Je suis rentré ! Je suis rentré chez moi. Tout ce temps, c’était… On l’a finalement vraiment fait. Bande de tarés ! Vous l’avez fait sauter ! Soyez damnés ! Que Dieu vous condamne tous à l’enfer ! ». Nova ne comprend pas pourquoi Taylor réagit de cette manière, elle regarde la structure, la caméra suit son regard et apparaît la Statue de la Liberté en ruine à moitié enfoncée dans le sable. Le spectateur, qui avait peut-être déjà reconnu les pointes métalliques de sa couronne, comprend que l’action ne se déroulait pas sur une planète lointaine, mais sur Terre…

Cette révélation, qui a été pour beaucoup dans le succès du film, lui donne tout son sens. Elle est reprise sous forme de variation dans sa suite intitulée Le secret de la planète des singes (1970), où c’est par l’intermédiaire d’une station de métro en ruine que la révélation se produit. Mais elle ne concerne cette fois que Brent, le nouveau héros, puisque le spectateur est normalement déjà au courant de la situation. Elle advient en outre au milieu du film, et aux indices visuels s’ajoutent des indices écrits : le nom de la station, « Queensboro Plaza », et, si le public n’a pas identifié le nom d’une station de métro bien connue de New York, s’ajoute une affiche « New York is a summer festival ».

Les séries post-apocalyptiques contemporaines mettent-elles alors en scène de la même manière leur apocalypse comme révélation ? Et quelle pourrait être la signification de leurs différentes déclinaisons narratives et esthétiques ? Tentative de réponse au travers de trois séries : Dark Angel (2000-2002), Wayward Pines (2015-2016) et Les Chroniques de Shannara (2016-2017). Si elles n’ont pas été choisies pour cette raison, il est à noter que toutes ces séries ont été interrompues prématurément. Et elles sont, sauf Dark Angel, adaptées de livres, Dark Angel ayant été prolongée par trois romans après son interruption.

Dark Angel (2000-2002) : une révélation immédiate et continuée

Dark Angel est une série en deux saisons de James Cameron et Charles H. Eglee, qui a marqué le tout début du XXIe siècle. Son rattachement au genre post-apocalyptique peut être discuté, puisque le contexte est celui des États-Unis (et plus précisément, Seattle) après que ceux-ci ont été victime d’une impulsion électromagnétique, qui a détruit les systèmes électroniques de la zone qu’elle a touchée. Pour autant qu’on sache, il n’y a pas eu de destructions matérielles directes, mais l’événement a mis durablement à bas les structures économiques du pays, de sorte que la plupart des citoyens ont glissé dans la pauvreté et vivent d’expédients. Dans la séquence inaugurale du pilote, on retrouve donc une ville de Seattle qui, depuis une vision surplombante, semble n’avoir pas été trop affectée : tous les immeubles sont en place, et il y a de l’électricité. Ce n’est qu’au fur et à mesure des épisodes, à travers divers détails, que le spectateur acquiert une meilleure compréhension de la situation. Sur le plan de la délivrance d’informations, on se retrouve dans un contexte bien différent de l’univers de La planète des singes et, somme toute, plus classique : les personnages de l’univers disposent d’informations sur celui-ci, dont le spectateur ne dispose pas initialement. L’exposition se fait dès lors, dans le générique du pilote, via le flux de pensée de l’héroïne alors qu’elle parcourt la ville à vélo :

« Avant les gens disaient : une seule bombe nucléaire peut ruiner toute ta journée. C’était une sorte de blague, jusqu’à ce matin de juin où des crétins terroristes nous ont balancé une impulsion électromagnétique à 130 km d’altitude. On entend toujours des gens jacasser sur la façon dont tout était différent avant l’Impulsion. Pays de cocagne, bla, bla, bla, bla, avec plein de nourriture et d’emplois, et les choses fonctionnaient vraiment. J’étais trop jeune pour m’en souvenir, alors peu importe… Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi on appelle ça une dépression. Je veux dire, tout le monde est fauché, mais les gens ne sont pas si déprimés que ça. La vie continue. »

La situation post-apocalyptique est le point de départ de la série : les personnages en ont d’emblée connaissance. Si révélation il y a, elle se fait pour le spectateur dès le début, l’expérience qu’il fera ensuite du monde au travers des aventures des personnages lui permettant de la concrétiser et de la rendre plus sensible au fil des épisodes.

Wayward Pines (2015-2016) : une révélation plurielle

Avec la série en deux saisons Wayward Pines, on se retrouve dans une situation intermédiaire entre l’univers de La planète des singes d’un côté, et celui de Dark Angel de l’autre, entre futur lointain radicalement étranger et mode de vie familier en continuité avec l’avant-catastrophe. Pour ce qui est de la révélation quant à la nature réelle de la situation, elle ne se produit ni à la fin de l’histoire comme dans La planète des singes, ni au début comme dans Dark Angel, mais au milieu de la saison 1, dans l’épisode 5 intitulé « La vérité ». Elle se déploie via un montage alterné de deux scènes, qui suggère qu’elles sont simultanées, les sons et surtout les paroles de l’une se superposant parfois aux images de l’autre : d’une part Megan Fisher, directrice de l’école de la ville de Wayward Pines, explique au jeune Ben Burke et à deux camarades qu’ils se trouvent en réalité dans un futur post-apocalyptique ; et d’autre part, Ethan, le père de Ben et personnage central de la série, est sorti de la ville et découvre par lui-même cette vérité.

Le parcours d’Ethan reprend et combine en partie les codes de La planète des singes et du Secret de la planète des singes : déambulation, découverte d’un panneau de localisation abîmé, et finalement d’une ville en ruines – au moment où Megan explique aux adolescents : « Nous ne sommes pas en 2014. Nous sommes en 4028. »

Les deux univers fictionnels s’appuient sur une dualité d’instances révélatrices : d’un côté des artefacts, avec leurs détails scripturaux confirmant « l’état post-apocalyptique » (à la mosaïque « Queensboro Plaza » et à l’affiche « New York is a summer festival » du Secret de la planète des singes répondent une pièce de monnaie de 2095 confiée par Megan à Ben et le panneau routier « Boise » découvert au même moment par Ethan) ; de l’autre des paysages classiques de ruines (New York et Boise). Il s’agit dans les deux fictions de comprendre non seulement que l’on est dans un futur lointain, mais aussi qu’une catastrophe apocalyptique a totalement changé la donne.

Le spectateur se trouve cependant avec Wayward Pines dans une situation originale puisqu’il bénéficie à la fois des explications de Megan (dont ne bénéficie pas Ethan), et de l’expérience directe d’Ethan, que personne d’autre que le spectateur ne partage. Autre différence : les personnages de La planète des singes et de sa suite découvrent une troisième information, à savoir qu’ils se trouvent, contrairement à ce qu’ils croyaient, sur Terre, alors que le fait est acquis pour les personnages de Wayward Pines et n’est jamais mis en question.

Par le choix du montage alterné, les auteurs de Wayward Pines proposent ainsi une variation par rapport au modèle initial de révélation qu’on trouve dans La planète des singes, qui leur permet de jouer de la multiplicité des points de vue. Il y a d’une part des personnages qui dès le début de la série connaissent la véritable nature de la situation, même s’il n’est pas impossible que Megan mente, au moins en partie. D’autre part, si la découverte de Boise en ruine par Ethan lui offre la possibilité de comprendre l’essentiel de la situation, au spectateur seul est donnée l’opportunité d’un point de vue de type omniscient. Comme l’explication didactique précède pour le spectateur la découverte des ruines de Boise par Ethan, cette découverte n’a cependant pas la même force émotionnelle que la scène équivalente dans La planète des singes, puisque le spectateur sait précisément à quoi s’attendre. On peut le regretter… ou se dire qu’il aurait été vain d’essayer de reproduire l’effet de saisissement de la scène finale de La planète des singes, moment dont la magie repose sur son caractère unique de « première fois ».

Les Chroniques de Shannara (2016-2017) : une révélation pour le téléspectateur

Dernier exemple: Les Chroniques de Shannara. Cette série télévisée en deux saisons peut donner l’impression, au premier abord, de n’avoir rien à voir avec le sujet qui nous occupe. Il s’agit d’un univers de fantasy classique, avec princesses, elfes, trolls, magie, etc. Cependant, dès la première séquence et le générique, des indices sont donnés qui suggèrent que Les chroniques de Shannara, comme La planète des singes, Dark Angel et Wayward Pines se situe dans un futur post-apocalyptique. Comme dans La planète des singes et Wayward Pines c’est un futur lointain, et comme dans La planète des singes, la rupture avec l’état passé de la civilisation est telle que le lien est presque totalement effacé. Du coup, les personnages sont dans une situation comparable à celle de Nova dans La planète des singes : ce sont des descendants de l’humanité qui n’ont aucun lien cognitif ou affectif avec la civilisation humaine passée.

Lorsque des processus de reconnaissance sont à l’œuvre, ils diffèrent alors dans leur mise en œuvre de ceux des autres fictions mentionnées car les personnages ont perdu le sens originel des choses qu’ils voient ou même reconnaissent. Le processus ne s’applique alors pleinement qu’au spectateur, seul capable d’interpréter dans leur profondeur les signes du passé que rencontrent les personnages. Ainsi, lorsque les trois héros découvrent à la fin du 8e épisode de la première saison un panneau leur indiquant la direction du « safehold » qu’ils cherchent depuis le début, peu leur importe que ce panneau soit en fait un panneau « San Francisco – Oakland » situé à l’entrée du Bay Bridge. S’il s’était agi de George Taylor ou Ethan Burke, cette reconnaissance aurait certainement suscité une réaction. Quant au spectateur, même s’il a bien compris que cet univers de fantasy se situait sur Terre dans le futur, et non dans un autre monde ou sur une autre planète, le fait de pouvoir, peut-être pour la première fois, établir une localisation terrestre précise aux aventures des héros, constitue une révélation de nature singulière, puisque c’est le seul cas parmi ceux que nous étudions où le contenu de la révélation ne fait sens que pour le spectateur. Conséquence : si, dans tous les exemples précédents, la révélation finissait sous une forme ou une autre par être verbalisée par l’un des personnages, dans les Chroniques de Shannara, le « narrateur » s’adresse directement au spectateur, « par-dessus la tête » des personnages et la révélation passe uniquement par l’image.

Prévenir… ou apprendre à vivre l’apocalypse ?

De nombreuses séries autres que les trois ici présentées auraient pu être convoquées : l’anime japonais Neon Genesis Evangelion (1995-1996), Battlestar Galactica (2004-2009), Heroes (2006-2010), Revolution (2012-2014), The 100 (2014-2020), etc. Et c’est sans compter l’abondante production littéraire et cinématographique qui continue de se déployer.

Pourquoi cet engouement ? Le philosophe Hans Jonas fournit une piste de réponse dans son livre Le principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, paru en 1979, où il formule la thèse selon laquelle la science-fiction pourrait servir de base à une nouvelle façon de faire de l’éthique, adaptée aux défis soulevés par le progrès technologique, grâce à la mise en œuvre d’une « futurologie comparative », d’une « casuistique imaginative », à même de nourrir une salutaire « heuristique de la peur ». Bien des auteurs de séries « post-apocalyptiques » ont anticipé ou retrouvé de façon consciente ou inconsciente les intuitions de Hans Jonas. Mais les séries qu’ils conçoivent ne nous apprennent-elles pas aussi, par l’immense variété de leurs rapports à la « révélation », à vivre au cœur même d’une apocalypse aux multiples facettes, à imaginer des quotidiens dont la catastrophe ou ses conséquences seraient devenues, années après années, notre lot commun ? Plutôt qu’à un salutaire sursaut, ces variations sérielles ne nous invitent-elles pas alors à une forme de résignation à la catastrophe ? Faut-il le regretter ?

Cet article a reçu un financement du Conseil européen de la recherche
(CER) dans le cadre du programme
de recherche et d’innovation Horizon 2020
de l’Union européenne
(convention de subvention no 834759).