Généralités sur les religions

Non aux propos stéréotypés !

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Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le « choc » des civilisations n’est pas une formule descriptive, mais prescriptive. Des cerveaux, des professeurs, des revues dites « modernes », des hommes politiques participent activement à la fabrication des conflits entre un Occident halluciné et un Orient imaginaire. On entretient la machine à coups d’insultes et de mépris. Et quand l’autre réagit violemment, on dit : « c’est un barbare, un sauvageon, je vous l’avais bien dit ». C’est un cercle vicieux, qui ne produira pourtant aucune identité, aucune civilisation, mais des morts. Il faut couper ce cercle. Ce qui suppose déjà, pour ce qui est du travail intellectuel, de ne pas tomber dans ce que Hegel nommait la « barbarie de l’expression ». Les mass-médias nous font croire que l’on peut dire n’importe quoi, n’importe comment, à n’importe qui. C’est faux, les mots ont de l’importance, ils construisent la réalité dans laquelle nous vivons. Le problème, ce n’est pas de se censurer, ce n’est pas celui de la liberté d’expression, mais celui de la générosité de construction : il faut éviter de dire des mots qui rendent l’espace inhabitable. Cela évitera ensuite d’en appeler à l’Etat, à la police, cela évitera qu’un homme vive désormais dans la peur.

Frédéric Neyrat
Nous cheminons sur une route bordée de deux gouffres profonds. Je crains que les intellectuels signataires de l'”appel en faveur de Robert Redeker” (Le Monde du 3 octobre) n’aient vu qu’un seul précipice et qu’ils reculent horrifiés devant lui au risque de tomber au fond du ravin qu’ils n’ont pas voulu voir.

Mon accord avec eux est complet en ce qui concerne la défense vigilante de la liberté d’expression. Je me joins tout à fait à leur appel solennel ” aux pouvoirs publics afin, non seulement, qu’ils continuent de protéger comme ils le font déjà Robert Redeker et les siens, mais aussi que, par un geste politique fort, ils s’engagent à maintenir son statut matériel tant qu’il est en danger”. Je signe des deux mains et je veux, moi aussi, résister à “une poignée de fanatiques (qui) agitent de prétendues lois religieuses” pour remettre en question “nos libertés les plus fondamentales”.

Mais déjà là, je me demande si ces intellectuels mesurent bien l’ampleur du gouffre. Cette “poignée de fanatiques” n’existe malheureusement pas dans un vide social. Alors que la fin de la guerre froide, l’effondrement du mur de Berlin aurait pu augmenter la qualité du débat démocratique en le rendant moins manichéen, c’est le contraire qui s’est produit. De divers côtés, on assiste à la multiplication d’indignations primaires, de propos stéréotypés qui veulent prendre valeur d’évidence en étant mille fois répétés par le moyen de la communication de masse. L’évolution globale est inquiétante, et cela est dû à la fois à la montée d’extrémismes se réclamant de traditions religieuses (au pluriel) et d’un extrême centre qui veut s’imposer socialement comme la (non-)pensée unique et rejette tout ce qui ne lui ressemble pas.

Il faut donc regarder de plusieurs côtés à la fois. On peut, on doit défendre les droits élémentaires d’une personne sans abandonner tout esprit critique à son égard. “Quel que soit le contenu de l’article de Robert Redeker” écrivent les signataires sans autre précision. Je regrette, là je ne peux plus du tout les suivre. Combattre le gouffre de l’intolérance n’implique pas de se coucher devant la bêtise haineuse. Au contraire, les deux combats n’en font qu’un. La Ligue des droits de l’homme l’a compris, qui défend Robert Redeker tout en refusant ses “idées nauséabondes”. Son article prône, en effet, une reprise, contre l’islam dans son ensemble, du discours maccarthyste contre le communisme. L’Occident est le “monde libre”, paré de toutes les vertus face à un islam monolithique et diabolisé. Et naturellement, l’auteur dénonce les “intellectuels qui incarnent l’oeil du Coran, comme ils incarnaient l’oeil de Moscou, hier” et “ne s’opposent pas à la construction de mosquées”.

Pour masquer sa propre ignorance, M.Redeker cite des extraits de l’article “Muhammad” écrit par Maxime Rodinson dans l’Encyclopaedia Universalis et en conclut : “Exaltation de la violence : chef de guerre impitoyable, pillard, massacreur de juifs, polygame, tel se révèle Mahomet à travers le Coran.” Il suffit de se reporter à l’article du grand savant pour constater à quel point et le ton et le contenu lui-même sont d’une autre planète. On pourrait, avec plus de citations encore, tirer de cet article une apologie de Muhammad. Rodinson écrit par exemple : Muhammad “montra, en bien des cas, de la clémence et de la longanimité, de la largeur de vues et fut souvent exigeant envers lui-même. Ses lois furent sages, libérales (notamment vis-à-vis des femmes), progressives par rapport à son milieu”.

Naturellement je donne cette citation comme un contre-exemple et seulement pour montrer à quel point M. Redeker effectue un usage inadmissible, par son caractère tronqué et unilatéral, des dires de M. Rodinson. Ce dernier n’a écrit ni une dénonciation haineuse ni une apologie. La lecture de texte qu’opère Redeker est inadmissible s’agissant d’un professeur de philosophie dont le devoir professionnel serait d’enseigner l’objectivation, la prise de distance à l’égard de ses affects, l’analyse critique. Le soutenir doit donc s’accompagner de la mise en cause du contenu et de la forme de ses propos.

Non, je ne comprends vraiment pas le “quel que soit le contenu de l’article” et je ressens cela comme une grave menace pour la liberté de penser elle-même. J’imagine la situation en 1894 ; supposons une minute qu’ait existé alors un groupe d’extrémistes menaçant Edouard Drumont ou un autre publiciste antisémite (qui lisaient les textes exactement de la même manière), pouvons-nous concevoir ceux que l’affaire Dreyfus allait faire qualifier d’intellectuels écrivant pour défendre le publiciste attaqué : “quel que soit le contenu des articles de La Libre Parole (l’organe de Drumont)…” ? La recherche historique montre que tous les thèmes antidreyfusards circulaient avant l’affaire Dreyfus. De tels stéréotypes sont permanents ; seules changent les minorités qu’ils transforment en boucs émissaires. La lutte contre l’intolérance ne dispense pas de la lutte contre la bêtise haineuse.