75. Multitudes 75. Été 2019
Icônes 75. Grégory Chatonsky

Apprentissage – Extinction – Résurrection / Grégory Chatonsky & Ariel Kyrou

et

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Improvisation de l’amateur Ariel Kyrou

Apprentissage – Extinction – Résurrection : le corpus spécialement conçu pour ce numéro de Multitudes s’ouvre et se ferme par une Terre aux arcs-en-ciel de bleus et de mauves. Une montagne brisée. Une carte aux lignes accidentées, émaillée de pixels déstructurés et sauvages. Est-ce dans ce paysage à la fois topographique et esthétique, dans ce chaos chimérique entre l’abstraction et la figuration floue que se situe « l’apprentissage », premier volet de ce triptyque mystérieux ? L’image plonge visiblement dans des profondeurs sans nous dire explicitement lesquelles : celles du deep learning, mode d’apprentissage de l’intelligence artificielle en mode réseaux de neurones ? Ou celles de la Terre, transfigurée par quelque Na’vi bleu turquoise de la planète Pandora de James Cameron, dont Grégory Chatonsky aurait imaginé un Avatar géographique, bien plus dur et incertain que les êtres du long-métrage ?

Au fil des pages, une fois passée la fièvre des couleurs terrestres, le lecteur découvre de vrais faux plans d’architecte en noir et blanc. Qui illustrent des destructions plutôt que des constructions. Fenêtres explosées. Murs éventrés. Mâts dégingandés. Câbles arrachés. Immeubles entre l’explosion et la lévitation. Ces dessins en vue isométrique compliquent l’équation. Ils racontent une histoire renversée : la fable du bâtisseur devenu malgré lui un archange du désastre ; ou la tragédie du fils de l’Anthropocène qui ne voyait pas que l’énergie qu’il dépensait à foison empoisonnait à petits feux son environnement. Notre environnement. Car nous, êtres humains curieusement absents de cette frise de « l’extinction » comme des images de « l’apprentissage » qui l’ont précédée dans l’œuvre globale, sommes les acteurs invisibles de ce drame sans façon.

L’artiste n’affirme rien. Il suggère. La fin du monde ou plutôt, de notre monde, que sa frise évoque ressemble à celles des romans de J.G. Ballard, imaginant livre après livre différentes formes d’effondrement de nos milieux : Le Vent de nulle part (1962), Le Monde englouti (1962), Sécheresse (1965), puis La Forêt de cristal (1966) ; avant d’entrer dans nos têtes via nos machines catastrophiques avec La Foire aux atrocités (1970) ou le désormais célèbre Crash ! (1974), repris par David Cronenberg. Comme dans la série littéraire de J.G. Ballard, la frise de Grégory Chatonsky relie le physique au mental, et réciproquement. Fusion des cataclysmes, intérieur et extérieur. Dans Sécheresse, publié un an après le décès de sa femme, J.G. Ballard se glisse dans la peau du docteur Ransom, médecin comme il aurait pu l’être s’il n’avait pas arrêté ses études de médecine au bout de deux ans. La vie lui semble un terrain en permanence « voué aux catastrophes ». Il est quelque peu désabusé, triste au possible, mais jamais il ne se réfugie sous l’ombrelle trop facile du mauvais sort. Bien au contraire, il perçoit dans la ville déserte, rongée par le soleil, un écho du vide de sa propre vie. Il ne se veut pas coupable du désastre écologique, mais admet sa responsabilité, avec un zeste de fascination qui accompagne sa désolation. Car in fine, la dislocation, la destruction, le néant que ce personnage de roman tente d’amadouer, ressemblent aux ruines, à la fois inquiétantes et magnifiques, du triptyque Apprentissage – Extinction – Résurrection.

La « résurrection », cœur et aboutissement de l’icône de Grégory Chatonsky, n’est pas le contraire de « l’extinction », mais sa suite logique et paradoxale. Il y a les images de plages, de forêts, de bunkers, de monuments ou d’habitations fantômes, piqués par les éléments, ou dévorés par le temps. Il y a ces paysages naturels parsemés d’épaves de bâtiments, de véhicules ou d’animaux monstrueux comme empaillés par quelque ouragan. Ces décors semblent nous exhorter à stopper le flux de nos imaginaires du présent ou du futur, déchirés entre la démesure sans limites du numérique et la mesure forcée des limites de l’écologie. Et il y a ces extraits de rêves en décalage. Tandis que les photos retravaillées ont été « réalisées grâce à un logiciel d’imagination artificielle » (mais qu’est-ce donc qu’un tel mécanisme automatisé ?), l’artiste précise que ces textes ont, eux aussi, été générés « grâce à un logiciel qui a appris à faire des rêves à partir d’une base de données de rêves humains. Et il y a souvent un lien entre le texte et l’image, car le texte a été généré à partir d’une description automatisée de l’image. Mais, bien sûr, ce lien n’est nullement illustratif. » Échos de Je ressemblerai à ce que vous avez été, dispositif aux entrées multiples, présenté dans la Grande Halle des Tanneries d’Amilly du 16 février au 31 mars 2019 comme au cœur d’un data center mutant et qui se poursuivra au Palais de Tokyo à partir du 21 juin 2019 dans le cadre de l’exposition « Alternative Réalité », ces pages de Multitudes pourraient donc mettre en scène les rêves d’une intelligence artificielle d’après l’extinction généralisée. D’après l’apocalypse urbaine. D’après l’Anthropocène peut-être. Sauf que cette « résurrection » reste trouble comme les déserts de pierres et d’objets cassés intergalactiques du peintre surréaliste Yves Tanguy. Ou comme les plantes totem, les volatiles transfigurés et les femmes aux pelages de coraux de son compère Max Ernst.

Comment expliquer au final l’absence d’êtres humains à l’image, en dehors des mots écrits qui racontent, quant à eux, des songes nocturnes dans Apprentissage – Extinction – Résurrection ? N’y aurait-il que natures machinisées et machines naturalisées pour déterminer visuellement et mentalement notre époque et son devenir potentiel ? Depuis ses premières intuitions en 1994, aux aurores du World Wide Web avec le bien nommé site de net art Incident.net, Grégory Chatonsky utilise le bug et l’accident pour éclairer, non sans humour discret et ombres inspirantes, les perspectives présentes ou à venir de notre société. De nos quotidiens. Il ébauche des voies, mais jamais ne lève le doute de nos chemins et de nos horizons, laissant le lecteur ou le spectateur libre d’interpréter, de choisir ou de se perdre dans ses dispositifs, ses sons ou ses écrans.

L’effondrement plus ou moins urbain et artificiel qui habite Apprentissage – Extinction – Résurrection n’est pas pour Chatonsky un dogme. Comme le souligne le philosophe Bernard Stiegler, la catastrophe n’est pas qu’un événement qui change l’ordre des choses, mais, au sens littéral, « le dernier épisode d’un récit ». Comme le papillon naît de la disparition de la chenille, la catastrophe est la fin d’une histoire, donc peut-être, le début d’un autre récit si nous en avons la volonté… L’effondrement et plus encore, sa sœur moins irrémédiable à l’échelle du monde, la catastrophe, sont doubles. La catastrophe nous terrifie, et pourtant, quelque part, elle nous attire. Car rien ne se reconstruit sans la crise et la petite mort qu’elle signe, lorsque bien sûr est évitée la destruction totale. La catastrophe est paradoxale. Elle vit en nous, trouble et troublante. Elle nous hante. Oh !, bien sûr, notre peine pour les victimes du tsunami, de l’ouragan Katrina en Nouvelle-Orléans ou des crashes d’avions de ligne partout dans le monde n’est pas feinte. Et ce d’autant que notre réflexe immédiat est de nous mettre dans la peau des sacrifiés. Sauf que le cataclysme capte notre désir comme l’aimant attire la limaille de fer. À notre corps défendant, il nous interpelle et nous met au défi de l’impossible. Il recrée en nous des images d’une grande beauté et d’une terrible puissance d’évocation, qui relativisent notre quotidien et nous poussent à réfléchir au destin. À la vie. À la mort. Aux menaces écologiques comme aux technologies d’éradication qui se multiplient au présent. Les perspectives de l’Anthropocène nous remettent en tête l’indémodable Déluge, la non moins éternelle Apocalypse de Saint-Jean, les prophéties mayas ou les facéties de Nostradamus. Parfois, elles nous incitent à revivre dans notre tête les pires scènes du triste passé de l’espèce humaine. Et provoquent des questions en rapport à notre futur, si plein d’intelligences et sans doute de bêtises artificielles. C’est ce bouillonnement-là, chauffé comme jamais par nos mythes et représentations du monde les plus actuels que met en scène Apprentissage – Extinction – Résurrection. Comme pour nous pousser à cesser de subir. À utiliser jusque nos cauchemars pour construire, sur nos ruines les plus magnifiques, nos futurs de rêve.

Conversation avec l’artiste Grégory Chatonsky

Grégory Chatonsky : Je ne parlerais pas de « mes » images, ne voulant courir le risque ni de la justification ni du commentaire, c’est-à-dire, d’un jeu finalement mimétique entre une pratique artistique et une pratique discursive. Je deviens un peu idiot avec elles, le sentiment d’une gêne, d’une illégitimité qui envahit le langage. J’aimerais seulement déposer, à côté de ces images, la compagnie d’une phrase d’Ignaz Paul Vital Troxler : « Il y a un autre monde, mais il est dans celui-ci. » J’aimerais pouvoir parler de la pulsion « hétérocosmique » et ambivalente de l’être humain dans l’objectif de sentir cette phrase, à nouveau et pour la première fois, comme la mienne. J’aimerais percevoir cette « hétérocosmie » comme l’Être même, comme son auto-immunité, l’Être comme mal-être. Quelque chose défaille et se disloque dans la matière indifférenciée, un néant que rien ne viendra combler, un mal d’avant le mal. J’aimerais lier l’hétérocosmie au destin de la mimésis en Occident et donc placer le travail artistique en son cœur : multiplier le possible, l’infinitude, c’est-à-dire l’infini de la finitude.

Ariel Kyrou : J’avoue que je ne connaissais pas Ignaz Paul Vital Troxler, « philosophe, médecin et ophtalmologue suisse » du XIXe siècle dont je viens de découvrir le parcours et le regard romantique. Mais sa phrase, remarquable, symbolise à merveille ce que je perçois dans tes œuvres. Là se situe toute l’ambivalence de la position de l’insatisfait, du techno/critique trop souvent perdu entre son désespoir face au monde et son désir de trouver, dans ce même monde, les clés pour le transformer selon ses rêves.

Cette phrase a également remué le souvenir, dans ma tête, de l’une de tes œuvres les plus romantiques et paradoxales, du moins selon mes lubies et mes lanternes : Extinct Memories, sous-titrée The Web without us, avec, sur ton site Web, ce texte d’éclairage : « Google a colonisé le monde pour en faire sa Terre. Il a absorbé nos sentiments, capturé nos relations. Il a entendu nos désirs les plus enfouis, dressé des cartes, acheté le langage et nos comportements. Il a convaincu les États de disparaître silencieusement. Ray Kurzweil a expliqué que nous allions disparaître pour survivre définitivement. Nous avons disparu pour de tout autres raisons. Il ne reste plus qu’un disque dur sur lequel la mémoire d’un obscur ingénieur est encore lisible, Urs Hölzle. Il s’occupait de l’infrastructure, des centres de données, des ordinateurs. Il fallait les refroidir et empêcher les êtres humains d’interrompre leur fonctionnement. Le monde a à présent disparu. Il ne reste plus que la Terre et toutes ces mémoires accumulées qui attendent de vivre une seconde fois ». Tu imagines donc, dans cette pièce, un ou des extraterrestres qui ne découvriraient de notre humanité que ce « souvenir », qui devient pour nous autres, devant l’œuvre, un étrange « souvenir du futur ». Serais-tu de ceux qui aiment suggérer dans nos ruines – du futur pour le coup – de quoi construire nos rêves, plutôt que de plonger dans nos cauchemars ?

G. C. : Si pendant des années, ma pratique s’est articulée autour du Web, c’est qu’il y avait là quelque chose de l’époque, une manière d’articuler le présent le plus proche et existentiel avec un destin historique. Ce n’est que des années plus tard que j’ai compris cette obsession à documenter la mémoire des anonymes, cette accumulation hypermnésique de sentiments, de fragments d’existence en tous sens, et ce pourquoi elle faisait signe vers une réserve de possibles « historials ». Cette folie de l’auto-archive, dans ce qu’elle peut avoir de plus commun et vulgaire, avait lieu au moment même où la possibilité de l’extinction de l’espèce humaine n’était plus seulement surdéterminée par un discours apocalyptique si structurant en Occident, mais devenait aussi une possibilité rationnelle et un horizon que nous devons imaginer à la limite même de nos capacités de représentation, puisque l’extinction est le nom même d’un événement en l’absence de témoins – alors que l’Anthropocène ou la « collapsologie » tentent le plus souvent de préserver la possibilité du témoignage.

Le Web 2.0 pourrait être lu, rétrospectivement, comme la constitution d’un monument à l’espèce disparue que nous sommes devenus, une obsession de la fin et de la préservation, la continuation du projet égyptien. Depuis longtemps, je perçois ce caractère funéraire du Web : la finitude d’un individu, l’extinction d’une espèce, la clôture du conflit entre la Terre et le monde. Et l’apprentissage des machines se nourrit de ces données accumulées sur les serveurs pour reconnaître, surveiller, détecter, mais aussi produire des données ressemblantes. Voici la grande nouvelle de « l’automobilisation » de la représentation : les programmes peuvent « re-produire » des éléments qui n’existent pas dans une base de données mais qui, de manière crédible, pourraient y appartenir : la répétition et la différence. C’est ce qui lie le destin de la mimésis dans l’art occidental et celui de la résurrection faisant revenir ce qui n’a jamais encore eu lieu. Cette spéculation me permet d’articuler l’industrialisation, le numérique, le Web et l’extinction afin de revenir à notre présent et d’en proposer une relecture.

A. K. : Tu éclaires le présent tel que tu le perçois, tu soulignes des lignes de force qui se complètent et s’opposent : le Web et nos mémoires, l’Anthropocène et l’extinction, l’intelligence artificielle et les multiples formes de l’effondrement, etc. Mais jamais tu ne tranches entre le rêve et le cauchemar. Entre la fin du monde et la résurrection. Il y a là comme une inséparabilité de la vie et de la mort, une sorte d’optimisme noir ou de pessimisme joyeux que je ressens comme une formidable leçon de complexité, pied de nez physique et métaphysique à une certaine naïveté transhumaniste, mais aussi à une vision trop gentille et bien pensante des théories de l’effondrement. La clé, sous ce regard, n’est-elle pas cette notion d’incident, entre le bug et l’accident, qui, depuis tes débuts, se glisse en permanence au cœur de tes œuvres ?

G. C. : Il y a en effet dans ce que tu constates une apathie, et pour ainsi dire, une impassibilité qui vient sans doute de la lecture des Rudiments Païens de Lyotard, des textes d’Eugene Thacker ou de Ray Brassier. Car je suis méfiant vis-à-vis des maîtres, des thérapeutes et des pharmacologues qui prétendent nous sauver d’une situation qu’ils prennent le soin de mettre en scène avec force détails. L’appel incessant à proposer des solutions constitue une occultation des conditions de possibilité : pourquoi nous sauver ? Sommes-nous sûrs que ce sauvetage n’entretient aucune ambiguïté par rapport aux « racines » du mal que l’on prétend combattre ? Tous les « solutionnismes » ont ceci de commun qu’ils sont instrumentaux.

A. K. : Mais toi-même, en tant qu’artiste, tu uses et tu abuses de nombreux instruments, non ? Dont, au premier chef, ces outils du numérique que chérissent la plupart de nos « solutionnismes » contemporains, tels que décrits par Evgeny Morosov, même si l’on peut en rire…

G. C. : L’instrumentalité, tel que je l’entends dans mes œuvres, consiste à suspendre les instrumentalités présentes mais aussi futures, leur principe même. Car tous ces « solutionnismes », justement, poursuivent une fin et celle-ci empêche, à mes yeux, le caractère interminable de la pensée qui ne peut être simplement déterministe et qui doit se reposer la question de l’autonomie, la nôtre comme celle de ce qui n’est pas nous. On ne pense pas pour se sauver de l’extinction. Car la pensée, tout comme l’art, ne guérit de rien, ce qui explique ma méfiance envers la fascination provoquée par les ruines, tout comme l’espoir envers une solution. Il faut d’abord défaire l’autorité des discours, du sien propre en particulier. Les hégémonies ne seront jamais assez brisées.

Sans doute, cette dislocation des conditions de la réflexion est-elle un incident, mais pas au sens d’un détournement réalisé par quelques artistes-hackers, figure envers laquelle j’ai toujours été critique, tant elle ne prend pas en compte la leçon situationniste de la participation de l’opposition au jeu de la domination. La domination contemporaine est horizontale, rhizomatique, elle élabore des protocoles permettant la compatibilité des langages et valorise même le détournement avec les interfaces de programmation (les API). L’incident, c’est la « désimplification » dont parle Henri Michaux dans Les grandes épreuves de l’esprit, c’est ce qui hante la domination elle-même, c’est, au cœur de l’innovation, la crainte de la « disnovation », concept que j’ai forgé pour dire qu’il faut entrer encore plus dans l’ennemi que nous sommes.

A. K. : Je comprends l’importance de trouver des ruses face aux pièges de l’hyper capitalisme. La « disnovation » est un terme intéressant pour s’opposer aux paradis désastreux de l’innovation, désespérante de vacuité. Mais le chemin que tu creuses ainsi me semble très escarpé, plein d’herbes folles, de brouillard, voire de particules fines. Il est certes passionnant, mais terriblement exigeant. Il contraint ton public à fouiller en lui de quoi construire sa propre vision à partir des tiennes. Tu compliques sa faculté à suivre les voies que tu traces sans désir de certitude. Sans doute, d’ailleurs, ne cherches-tu pas à être suivi ? Mais il y a là un paradoxe, car les matières que tu sculptes et que parfois tu effaces ensuite pour créer des œuvres comme Hisland, Se toucher toi, Extinct Memories, Je ressemblerai à ce que vous avez été ou Apprentissage – Extinction – Résurrection, sont terriblement contemporaines. Leur identité même pousse à l’interrogation sur notre présent et notre futur. Elles sont prospectives au sens premier du terme. Elles esquissent des perspectives pour la pensée, et pourquoi pas, in fine, pour agir sur le monde. Elles dessinent en quelque sorte des nuages, certes insaisissables, mais à observer, voire à ausculter, pour tenter de concrétiser nos rêves à partir de nos cauchemars. Tu te refuses à la pose du prophète ou, plus simplement, de l’agent du changement, tu veilles à préserver le trouble et l’indécision, et pourtant j’ai le sentiment que tes œuvres participent à la transformation du monde. Car elles se situent justement au cœur de nos imaginaires du futur, selon moi dans un maelstrom à la dimension étrangement politique, où s’opposent, et d’un même élan fusionnent, le fantasme de l’absence de limites qui forge l’horizon numérique et l’obsession des limites qui constitue les songes de l’écologie. L’incident est-il ta façon d’accepter ce paradoxe entre ton désir et ce que suscitent dans nos esprits tes créations, face aux complexités de l’Anthropocène et du devenir Dieu des technologies ?

G. C. : Il y a dans la posture du voyant, du guérisseur, de celui qui dit le vrai quelque chose que je trouve discutable : le manque d’humour. Comment peut-on sincèrement se prendre à son propre jeu ? Comment croire qu’on peut faire autorité ? C’est justement cette autorité formant un désir d’hégémonie qui est problématique à plusieurs échelles, individuelle, mais aussi en tant qu’espèce. Car au niveau du discours théorique, elle consiste à reproduire la posture de domination « comme maître et possesseur de la nature » en oubliant le « comme si ». Il y a ce texte très beau, drôle et émouvant dans la Carte Postale de Derrida, Envois. J’aimerais qu’il puisse nous servir de méthode pour disloquer nos autorités. J’aurais aimé que nous soyons restés nietzschéens, mais nous avons changé d’époque, visiblement.

Quant à moi, je ne compte que sur l’amitié, le travail et l’incident, dont l’objectif n’est ni d’autonomiser le médium (le « glitch » est devenu un effet « photoshopable ») ni de retourner le système de l’intérieur, mais de multiplier les possibles et de lier ainsi notre finitude à l’infinitude de la production. Loin de me tenir entre la limite terrestre et l’illimitation technologique, limite toute cartésienne, j’aimerais laisser place à la matière absolument anonyme et indéterminée qui fut avant, et qui sera après nous, matière qui continue son lent bouleversement à travers nous.