« Voll Verdienst, doch dichterisch,
wohnet der Mensch auf dieser Erde,
Plein de mérite, c’est en poète pourtant
que l’homme habite sur cette terre. »
Friedrich Hölderlin, Turmgedichte

« La philosophie en effet est la réponse d’une humanité
atteinte par l’excès de la présence. »
Martin Heidegger, Séminaire du Thor, 1969

« L’historicité, c’est toute la poétique. »
Henri Meschonnic, Poétique du traduire

Ce texte est une proposition d’interprétation des liens, substantiels, conceptuels et théoriques qui existent entre ce qu’il est possible de nommer économie et ce que nous nommons poésie. Notre hypothèse est qu’économie et poésie fonctionnent de la même manière du fait d’une contrainte ontologique forte imposée à la poésie. La modernité poétique essaie de s’en défaire et donc le poétique est un art récent.

Nous avons jusqu’à présent tenter de proposer, à partir du concept de chrématistique (comme économie), une analytique de l’agir. Il s’agissait de comprendre la pro-venance du concept d’économie et les liens probablement pensables avec le concept de poétique. Nous posons l’hypothèse que la distorsion entre les concepts d’économie et de chrématistique est à l’origine d’un problème de saisie à la fois de l’idée de présence et de rythme, autrement dit de l’observation et du comptage de ce qui a été observé.

L’hypothèse de ce texte se structure donc à partir de deux citations, l’une de Hölderlin appartenant aux Poèmes de la Tour, l’autre de Heidegger donnée le 6 septembre 1969 au Thor. Il se structure à partir de deux termes grecs, oiko-nomia et poièsis, et à partir de deux concepts, celui de gestion et celui de production.

Il faut revenir pas à pas sur chacun de ces concepts. Oikonomia est précisément l’administration privée, l’intendance. Elle est la contraction des termes oikos, la maison, et du verbe némein qui signifie « distribuer », partager, diviser. L’économie est différente de la chrématistique en ce qu’il s’agit d’une interprétation différente de la gestion de la fourniture. Le terme poièsis est quant à lui, beaucoup plus complexe : il signifie à la fois « action de faire », « création », « production ». Le verbe poien signifie donc « fabriquer », « produire » et « agir ». Le sens le plus originel est sans doute celui de « mettre dehors » au sens de mettre-hors-de, mener-vers. Le sens profond du verbe poien est donc le déplacement opéré sur les éléments du monde. Mais il est un déplacement particulier, fondé sur l’interrogation des éléments du monde, fondé sur un poios : il est un interrogatif en tant qu’il pense, ce que nous pourrions appeler l’espèce même de ce qui se rend visible. L’action de faire signifie donc, précisément, « saisir et déplacer ce qui a été saisi ». C’est cela même ce mouvement qui consiste à « mettre dehors » et c’est le sens précis de ce que nous pouvons saisir dans le verbe latin pro-ducere. C’est pour cette raison précise que le terme poièsis peut signifier la production, ou ce qu’il faudrait penser comme pro-duction. Il nous faudrait encore penser le sens précis des termes gestion et fourniture. Rappelons qu’ils signifient, pour l’un, l’interprétation du geste, et pour l’autre, l’interprétation de l’achèvement du geste comme « être utile », comme « procurer ». Ce que les concepts de gestion et de fourniture signifient est l’interprétation essentielle de la pro-venance de ce qui est saisi, c’est-à-dire la provenance en monde : interprétation de ce qui est perçu, interprétation de ce qui s’assemble dans la saisie et la traduction matérielle de cette saisie. Cette traduction matérielle, nous la nommons soit économie, soit poièsis, c’est-à-dire, techniquement, pro-duction.

Ce qui signifie donc que le fragment de Hölderlin énonce que l’homme « plein de mérite », c’est-à-dire, attaché au travail, à l’opérativité, trouve son lieu d’existence dans l’expérience de la densité (en sa qualité de poète, de Dichter), dans l’interprétation de ce qui se saisit du monde, ou plus précisément du vivant. Quant à la citation de Heidegger, elle signifie qu’il y a une fonction questionnante – et à la fois étonnée – de l’humanité devant le vivant. Et c’est au moment où le vivant, c’est-à-dire ce qui est en présence est pensé comme un excès que l’humanité produit de la philosophie. La philosophie est le questionnant, est l’interrogatif, soit en ce qu’elle essaie de déterminer à partir de la présence la mesure d’un être, soit en ce qu’elle tente de nommer la problématique manifestation du vivant, c’est-à-dire son rythme, son mouvement. Plus précisément la philosophie est la réponse (excessive écrit Heidegger) d’une humanité touchée par l’excès de la présence. Ce qui signifie l’excès d’une présence du réel et de la réalité. Or la réponse de l’humanité sera précisément la philosophie et la poièsis, c’est-à-dire deux modes questionnant, l’un des relations entre le réel et la réalité, l’autre de la présence. La vraie réponse de l’humanité a été l’interprétation que pour faire face à cet excès il convient de le diviser en deux plans, le plan de l’ontologie en tant que l’être est déterminé par des contraintes et le plan de la métaphysique en tant que l’essence détermine les modes d’existence du vivant. Dès lors philosophie et poièsis ne sont plus des modes théorétiques du questionnement de la présence, mais des systèmes, produits par la gouvernance, et qui consistent à assumer et assurer la stabilité de ces plans. C’est pour cette raison que la philosophie devient une manière de justifier les contraintes (c’est précisément la métaphysique) et que la poièsis est à la fois instrumentalisée et contrainte au comptage.

Face à la présence comme excès, on peut émettre l’hypothèse que l’arkhè, la gouvernance, d’une part contraint la philosophie à assumer le travail de démonstration de l’existence des contraintes fortes et par voie de conséquence d’affirmation de la nécessité des modes d’existence de la contrainte (du devoir) et, d’autre part contraint la poésie à un comptage hymnique en vue d’arraisonner l’excès de présence à des modes de représentation moins excessifs pourrait-on dire. Nous qualifions ces modes moins excessifs, comme représentation, d’hymniques, sous la forme de la prière et du comptage.

Le poétique compte, c’est-à-dire qu’il dénombre les éléments du vivant, les éléments qui viennent à la présence. Le poétique est donc en ce sens fondamentalement économique, ce qui signifie qu’il est interprété à partir d’une gestion de ce que nous avons nommé les affaires privées, c’est-à-dire à partir d’une gestion particulière du monde en tant que propriété et appropriation. Penser ce que signifie l’économie revient à penser une théorie générale de l’être et de la contrainte. Dès lors, plus la pensée occidentale est une pensée de la contrainte ontologique, plus il est nécessaire d’arraisonner le poiétique, de le forcer à une pratique : ici, ce sera celle du comptage.

Il faut entendre ce comptage au sens de l’arithmétique. L’arithmétique est l’art, la technique de compter. Il s’agit, par le comptage, de dénombrer les éléments du vivant qui sont devant nous et qui composent notre présent. Il faut les dénombrer pour éviter d’être envahi par un sentiment d’excès, ou plus précisément par une expérience matérielle de l’excès. Pour cela, il faut être en mesure de penser que le terme grec arithmos est composé d’un préfixe de renforcement ari– et de la racine *rutos : c’est cette même racine que l’on retrouve dans le terme latin ritus qui signifie le rite et donc originellement le code, la règle.

Il s’agit donc pour la pensée occidentale d’un problème d’ajustement (entre le réel et la réalité). Mais il y a d’abord un problème de traduction de la langue grecque à la langue latine du terme poièsis. Il le sera à la fois par le terme creatio, par le terme productio et par le terme ars. Creare dit produire mais au sens de faire naître : c’est le terme qui sera utilisé pour parler de Dieu et de son opérativité. Le terme ensuite s’assimilera, à partir de ce modèle, au terme poièsis, pour interpréter la création poétique. Le sens du verbe pro-ducere s’apparente au sens originel du terme poièsis comme mettre-dehors, faire-sortir. Producere signifie « présenter » et « exposer ». C’est le sens précis du terme production, en tant que ce qui expose à la sphère du vivant et de l’économie. Plus complexe est le problème du terme ars : s’il signifie l’habileté et la technique, il n’en est pas moins le terme qui prévaut dans la langue usuelle pour désigner ce que nous nommons par opérativité artistique. Il convient de rappeler que ce terme désigne avant tout un travail réalisé avec la main et avec un savoir faire technique. Qu’est-ce qui permet donc de penser ce terme comme talent et comme traduction possible du terme poièsis ? Il s’agit ici encore d’un problème d’étymologie et de croisement complexe de termes. Si l’on suit les travaux de Benveniste et de Meillet il semblerait que tout soit lié à une racine indo-iranienne *ar, qui indique à la fois une action qui ajuste et une action qui code, qui règle. Ce qui est plus intéressant encore est de saisir l’ensemble des termes qui y appartiennent : pour la langue latine, il s’agira des termes ars (art), iners (sans talent), ritus (rite), artus (serré, étroit, limité, mesuré), armus (épaule), articulus (articulation, division) ; et pour les termes grecs, on peut penser aux termes arétè (vertu), areskô (plaire) et arithmos (ajustement). Ce qui signifie que cette très ancienne racine commune pourrait vouloir dire qu’il s’agit, au sens propre, d’un resserrement du flux constant de la présence (ruthmos) afin de pouvoir l’ajuster, la régler, la mesurer à la manière que nous avons de saisir les choses. C’est pour cette raison qu’il s’agira de le penser comme une articulation, c’est-à-dire manière particulière d’agencer et d’assembler les éléments après les avoir saisis. L’art relève donc d’une manière particulière de saisir par la mesure et de donner forme par la main. L’art – la poièsis – est bien un resserrement technique du continuum du vivant.

L’arithmétique, le comptage, permet d’ajuster le vivant en le dénombrant pour éviter la stupeur de ce qui est en excès. Le poétique serait alors fondamentalement arhythmique et arithmétique. Il s’agit de ne cesser de compter, d’agencer, de systématiser et d’énumérer tout en faisant que se maintienne, dans ce qui se nomme encore le poème, la saisie d’un venir-à, d’une transcendance, d’un ex-cès, d’une pro-duction. Il faudrait très longuement revenir sur les raisons philosophiques, métaphysiques, politiques et théologiques d’un tel paradoxe. L’Occident transfigure le poétique en un comptage insensé, en une économie, qui nous offre la mesure même d’un vivant ajusté, organisé, destiné.

Mais il y a un second paradoxe : celui qui consiste soit à rendre le comptage insignifiant, soit même, à ne plus compter. Le poème est l’expérience d’un compte et d’une économie dès lors qu’il ne nous est pas possible de vivre autrement que dans un régime de la contrainte ontologique forte : celle de l’être, celle du logos comme rassemblement, celle de l’excès. Or, le paradoxe de la modernité consiste à pousser le poétique à une tension au prosaïque, c’est-à-dire à l’expérience du flux et non plus à l’expérience du comptage.

Dans ce cas, ce que nous nommons poématique se sépare radicalement de ce que fait l’économie : compter. Or si le poème ne compte pas, il se rapproche essentiellement de la chrématistique, c’est-à-dire qu’il pense seulement l’excès, le dehors. Le poétique – dans cette version moderne – ne serait pas lié au comptage économique du vivant, mais à la saisie matérielle et chrématistique du vivant comme excès, comme densité, comme caractérisation ambiantale de la densité. Pour montrer cela, nous pouvons faire une analyse du fragment de Hölderlin tiré des Turmgedichte : il écrit « giebt es auf Erden ein Mass ? Es giebt keines. Existe-t-il sur terre une mesure ? Il n’y en a pas » [§2]. Il s’agit d’une donation de ce qui ne vient pas à la mesure. Autrement dit la mesure n’est pas une donation. Cependant au premier paragraphe, il précise que nous avons le droit – c’est le lieu même du poétique tel que pensé par les Grecs – de décrire le monde (beschreiben) et de l’imiter (nachahmen). Et c’est dans le rapport à l’inconnu (unbekannt) que se trouve la mesure de l’homme (der Menschen Maaß ist’s) : « plein de mérite, c’est en poète pourtant que l’homme habite sur cette terre, Voll Verdienst, doch dichterisch, wohnet der Mensch auf dieser Erde ». La seule mesure de l’homme est donc dans l’in-mesurable, dans l’impossibilité de la donation de la mesure : cette impossibilité est matériellement le poétique.