L’éducation a eu un pouvoir de transformation de masse du jour où elle s’est déroulée dans des écoles, a imposé un rythme plus ou moins uniforme à des enfants rassemblés dans des espaces spécialisés. Cette innovation date en France du XVIIe siècle et a été mise en place par les Frères des Écoles Chrétiennes pour ce qui concerne l’école primaire.
Jusque là les enfants captaient des éléments de savoir auprès des curés quand ils voulaient devenir enfants de chœur, ou auprès de maîtres artisans quand leurs parents les mettaient en apprentissage en ville, ou auprès de précepteurs dans les familles plus fortunées. François Furet estime qu’à ce régime la France était tout de même alphabétisée à 50 % pour les hommes au XVIIIe siècle. La révolution scolaire, qui a permis la scolarisation des enfants à 100 %, s’est attaquée aux enfants dont les parents, pauvres, n’avaient que faire de leur scolarisation. En réunissant tous les enfants des pauvres dans un local d’école, d’abord charitable, puis municipal à partir de 1837, on ne pouvait se permettre le chahut indescriptible qu’aurait permis la méthode de transmission individuelle pratiquée jusque-là : pendant que le maître s’occupait d’un enfant, la vingtaine d’autres, voire plus, faisaient n’importe quoi.
Jean-Baptiste de la Salle, fondateur de la Congrégation des Frères des Écoles Chrétiennes, a mis les enfants assis derrière des tables, en rangs, devant un tableau noir et une estrade surmontée d’un bureau, encore surmonté d’un crucifix, avec derrière le bureau un Frère, et ce pour six heures par jour, à raison d’une heure par activité. Il leur a distribué des livres et des cahiers. Le cadre rythmique de base a été posé, il a survécu jusqu’à aujourd’hui.
Dans le rythme est introduit l’aléa qui confirme le rythme : le maître fait lire ou interroge au tableau chaque enfant, non pas l’un après l’autre comme sur le rang, mais au hasard, pour que tous les enfants soient obligés de suivre. Ou bien le maître dicte. Toutes les heures la matière change, et le suspense recommence. Le rythme s’inscrit progressivement dans les corps : le rythme de la journée d’abord, le rythme des disciplines auquel se plient les contenus pour conforter le rythme annuel et la succession des années pendant six ans. L’école des Frères des Écoles Chrétiennes initie au temps soumis qui sera bientôt pour les meilleurs le temps de l’usine ou du chantier. Arriver à l’heure, écouter les ordres, ne pas déborder du cadre limité imparti. Il n’est pas étonnant que le patronat fasse voter par le Parlement en 1842 une loi qui rende la fréquentation de cette école obligatoire de 6 à 13 ans, à partir du moment où son modèle a été reconnu comme le modèle normal dans le royaume de France.
La première alternative de taille à cette école bien rythmée est proposée en 1816 par la Société pour l’Amélioration de l’Instruction Élémentaire, œuvre charitable de la Restauration, qui s’inquiète de la disparition des écoles de congrégation après la révolution, même si Napoléon les a déjà restaurées, et du monopole des catholiques sur une activité d’intérêt général. Un autre modèle d’école est importé de Grande Bretagne, comme toutes les modes de l’époque : les élèves sont rassemblés dans de vastes salles, et groupés non derrière des bancs, mais devant des tableaux noirs, où les plus avancés d’entre eux font la leçon aux moins bons dans les différentes disciplines qui scandent la journée. Les enfants mis en compétition dans l’école des Frères sont ici mis en situation de coopération par groupes de dix, comme dans l’armée et dans la Bible. Rapidement cette école, qui bénéficie au départ d’un soutien officiel, se révèle plus efficace. Le rythme d’apprentissage de chaque enfant devient un facteur de l’organisation collective, au lieu que cette dernière limite le rythme d’apprentissage. Les conséquences dans l’industrie rendent cette école problématique : les jeunes qui en sont issus contestent l’organisation des conditions de travail et participent aux prémisses du mouvement syndical et socialiste. François Guizot, ancien secrétaire général de la Société pour l’Amélioration de l’Instruction élémentaire devenu Premier Ministre, interdit les « écoles mutuelles » en 1837, et fonde des Écoles Normales d’Instituteurs pour développer la méthode des écoles des Frères des écoles chrétiennes sans eux. Du dispositif imaginé par Jean Baptiste de la Salle ne survit que le rythme ; toutes les mesures internes à l’ordre religieux pour produire l’efficacité de ses membres sont ignorées, mais bientôt remplacées par la constitution méthodique d’un corps enseignant.
Les tentatives pour contrevenir aux rythmes quotidien, hebdomadaire, annuel de l’école ont été légion. Du côté des enfants sous la Troisième République se développe « l’école buissonnière », parlée par les enseignants comme une inaptitude à suivre le rythme de l’école, et donc une propension à s’y soustraire. Cette école buissonnière est pratiquée par des enfants qui se situent aux deux extrémités de la courbe en cloche de Gauss, avec laquelle on mesure depuis peu « le quotient intellectuel » des « enfants d’école ». Il y a ceux dont le QI est trop élevé, et dont on va aménager le rythme en leur faisant sauter des classes, et en les poussant plus vite vers le secondaire, qui est le débouché normal des enfants d’école primaire. Il y a ceux dont le QI est trop bas, et qui vont être orientés vers diverses institutions, créées souvent à l’initiative des parents dans les départements riches, et où les éducateurs en rupture de rythmes scolaires vont pouvoir donner libre cours à leur imagination, à condition de respecter le cadre de base de la journée, le cadre qui lie étroitement journée de travail des parents et vie éducative des enfants.
La plupart des nouvelles propositions de rythmes scolaires ont été faites par des éducateurs éclairés en relation avec un milieu de parents relativement fortunés et ont abouti à la mise en place d’écoles privées, toutes heureuses d’afficher leur rythme spécifique et de souligner sa différence d’avec le rythme normal. La seule offensive de taille contre ce rythme menée dans le cadre de l’école publique a été le fait de Célestin Freinet, instituteur à Vence dans le Var après la première guerre mondiale. Gazé à Verdun, il n’arrive plus à s’époumoner pour faire rentrer les élèves en classe à l’heure dite, et décide de prendre en compte les intérêts des traînards pour construire des leçons de choses pour tous, en dehors du sentier battu par le manuel. L’intérêt des enfants pour le jeu des questions-réponses avec leur camarade, pour le texte libre collectif qu’en sort le maître au tableau, pour l’orthographe et la grammaire que ce texte libre implique, pour les calculs que le maître parvient à en tirer, ne se dément pas pendant plusieurs semaines. Le temps gagné par la nouvelle discipline librement consentie permet de faire des sorties scolaires l’après-midi, de changer de rythme, et d’en venir dans une école publique à l’alternance du travail et du loisir, qui fait les vertus de l’école privée. Mais l’idylle des enfants, du maître et de l’école a une fin : dans leur enthousiasme pour l’enquête scolaire, ils s’adressent aux clients des antiquaires voisins, et s’attirent les foudres de l’inspecteur d’académie. L’instituteur est suspendu, obligé de passer dans le privé pour avoir osé organiser des sorties.
La sortie scolaire est aujourd’hui devenue un rituel, peu fréquent car les sommes qui y sont allouées pour le paiement du car ou des transports en commun est dérisoire. Elle s’encastre maintenant dans l’après-midi scolaire, et le remplace occasionnellement, comme une fête, et mobilise les parents qui ont du temps libre parce qu’elles ou ils ne travaillent pas, parents dont on espère qu’ils ne porteront pas de signes d’appartenance religieuse, ou qu’ils ne manifesteront pas un appétit pour les commentaires trop développé. Le créneau est étroit qui aménage une respiration dans la grille si chargée du temps scolaire, impossible à transformer.
La grille quotidienne ne pose plus problème à personne. Une sonnerie, bien entretenue, rappelle à qui l’aurait oublié la fin de chaque séquence horaire et le passage à la suivante, les quelques minutes supplémentaires données pour la récréation du matin, la fin des cours pour aller déjeuner sur place ou à domicile, ou chez la nourrice ; une nouvelle sonnerie pour la reprise des cours, pour la récréation, pour la fin des cours. À chaque sonnerie un changement de rythme, une convocation à bouger, où à se tenir tranquille, à écouter, une alternance de rythmes et de comportements. Une sonnerie qui peut aussi ordonner l’évacuation en cas d’incendie ; certains grands ont compris comment la mettre en action. Une sonnerie qui couvre toutes les voix de sa stridence, qui épuise toutes les volontés de lui contrevenir.
Dans le déroulé des rythmes scolaires, au jour le jour, à la semaine, à l’année, de nombreux autres rythmes croisent le cadre imposé et tissent avec lui autant de petites différences mettant en scène la diversité des rythmes dans lesquels vivent les enfants. Pour certains, le rythme est congruent avec le rythme de l’école, et c’est la réussite scolaire assurée des enfants d’instituteurs ou d’employés, qu’on attribue le plus souvent au langage, mais qu’il faudrait attribuer d’abord au rythme. La maîtresse peut prendre son ou ses enfants à la sortie des classes, elle a le rythme de travail qu’il faut. Pour d’autres, dont les parents vivent dans la précarité, avec des horaires changeants, des prises de poste très tôt ou au contraire nocturnes, les deux rythmes divergent et surtout leur différence n’arrive pas à se stabiliser. Là encore, les difficultés attribuées au langage doivent peut-être l’être au rythme : les différences de langage ne s’incrustaient pas comme cela de manière irrémédiable autrefois. D’autres encore dont le rythme semblait bien ajusté, font preuve brutalement de divergences : un déménagement, une séparation sont venus prendre les enfants à contrepied.
Comment faire : le rythme est le même pour tous, normal, moyen, il ne peut pas faire d’embardée pour tenir compte des problèmes des uns et des autres. Paradoxalement, c’est en tenant bon au rythme comme à un radeau qu’on peut se raccrocher dans une situation chancelante, c’est le pari quotidien des écoles ordinaires, la manière dont elles organisent leur survie. Vouloir soumettre le rythme quotidien à la décision collective, et imprimer à sa discussion la mesure égalitaire d’un sablier a été expérimenté dans certaines écoles : le rythme du passage de parole sur un plateau de télévision est propre à l’apprentissage de l’expression de l’opinion ; permet-il un autre apprentissage ?
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