LE MONDE | 21.04.06 |Aucun doute : la relation qu’entretiennent la plupart des citoyens avec l’Union européenne (UE) est devenue kafkaïenne. Les citoyens du Vieux Continent ne sont que les ombres de leur fichier européen. Pire encore, ils sont les ombres d’une erreur dans un dossier, des ombres qui n’ont même pas le droit à l’existence d’ombre.
C’est un réel paradoxe de la vie politique de devoir constater que, à un moment historique qui est le nôtre, de nombreux Européens lancent un appel au secours sous forme d’un non. Et cela, au moment précis où ils sont convoqués, en tant que citoyens actifs, pour soutenir une Constitution européenne dont le but est de transformer leur statut d’ombres en droits à la liberté. Leur refus est en contradiction avec le oui des frontaliers de l’UE, ces millions de personnes qui exulteraient si elles avaient seulement le pouvoir de glisser une ombre de vie dans une erreur au milieu d’un dossier européen.
Malgré tout, la situation est loin d’être désespérée. L’enjeu primordial consiste à définir une nouvelle voie. Comment considérer et utiliser le débat sur la Constitution de l’Union européenne comme une chance pour créer une autre Europe, apte à gérer des conflits et des questions politiques, une Europe cosmopolitique ?
Le monde est devenu cosmopolitique de façon nouvelle, irréversible et conflictuelle. Aussi perfectionnés que soient les contrôles aux frontières, l’idée d’un Danemark, d’une Allemagne ou d’une Europe qui soient étanches est révolue. Il n’est plus possible d’exclure l’identité nationale et religieuse de l’autre, ou de l’étranger. Ceux qui, malgré tout, pensent pouvoir se barricader dans leur coquille d’escargot, se laissent berner par des approches et des réflexes nationaux. Ils mettent en scène une réalité qui n’existe plus, même si elle entretient une illusion fort répandue à l’heure de la mondialisation.
Les Européens se retrouvent brusquement livrés à la dynamique conflictuelle d’une “constellation post-séculaire” (Jürgen Habermas). La laïcité continentale se trouve confrontée au jeu d’échanges simultanés et non-simultanés des religions mondiales qui s’opposent, s’apposent et se composent. C’est dans ce cadre que cette laïcité doit encore trouver sa parole et son rôle pour exprimer son système de croyances, qui n’est qu’un système parmi d’autres.
Vue à l’échelle mondiale, la conscience laïque de la modernité de l’Europe n’existe que chez une minorité de personnes. Il faut préciser cette conviction et l’affirmer face à la pensée politico-religieuse des Etats-Unis ou bien face aux ébauches de modernité musulmane. Elle doit aussi se distancier des formes de fondamentalisme religieux qui sont une expression des courants modernes hostiles à la modernité. Aujourd’hui, nombreux sont les Européens à être pris au piège d’un essentialisme culturel qui envisage la nation, la religion et l’identité sous leur définition européenne, comme quelque chose d’absolu et d’immuable. Dans une telle situation, les interrogations sur le but du périple européen ne sont pas du tout l’expression d’une crise. Bien au contraire, elles prouvent que le continent est arrivé dans la réalité des conflits culturels qui agissent aussi bien à l’intérieur des sociétés que les sociétés entre elles (idée à ne pas confondre avec l’essentialisme du choc des civilisations cher à Samuel Huntington !).
D’où le paradoxe dans lequel nous évoluons. Qui pense l’Europe en termes nationaux fait naître chez les Européens des peurs nationales par le biais d’une fausse alternative : soit l’Europe, soit les nations européennes. Une troisième voie est exclue d’avance. Dans cette conception, l’UE et ses Etats membres se transforment en rivaux qui se menacent l’un l’autre dans leur existence.
Une vision nouvelle et cosmopolitique de l’Europe permettrait d’effacer chez les citoyens cette peur qui assimile tout accord avec la Constitution européenne à un suicide. L’Europe, c’est la multiplicité. Sur cette base, la conscience d’un sentiment de cohésion pourrait voir le jour et transformer la différence des langues, des cultures et des traditions religieuses en une richesse, au lieu d’y voir un obstacle à l’intégration.
Une telle Europe cosmopolitique arrivera-t-elle à mobiliser les citoyens, ou même à susciter leur enthousiasme ? Actuellement, le doute est permis. Partout où le regard se porte, les réformes sont conçues uniquement dans le cadre de l’Etat-nation. Elles s’y enlisent. Pour oser franchir le pas qui nous fera sortir du labyrinthe, les nombreux problèmes actuels devraient au contraire être redéfinis sous l’angle de leur enjeu européen : le recul de la population, le vieillissement de la société, les réformes des systèmes de sécurité sociale, l’immigration, l’exportation des emplois, la nécessité d’un salaire minimum garanti, l’imposition des gains des entreprises, des intérêts et de la spéculation financière. La liste n’est pas close. Cela suppose une coopération renforcée entre États qui, grâce à une souveraineté à plusieurs, offrirait davantage de pouvoir aux nations et pourrait déclencher l’enthousiasme. Ainsi, l’UE deviendrait un modèle de gouvernement à l’ère de la mondialisation. Avec pour principe de fonctionnement l’idée qu’une solution européenne apporte aux citoyens bien plus d’avantages que la poursuite d’un chemin national solitaire.
Comment pouvons-nous transformer l’insupportable légèreté du non de nombreux Européens en une promesse de renouveau qui permette à l’UE d’être à la fois cosmopolitique et apte à gérer des conflits ? Ma proposition est aussi simple que radicale. Il faudrait voter une seconde fois sur un texte constitutionnel sérieusement raccourci, mais, cette fois-ci, sans que les nations fassent cavalier seul. Il faudrait voter le même jour dans tous les Etats membres. La règle serait la suivante : si un pays vote contre la Constitution, il accepte que son statut de membre européen soit inférieur. Le non d’un Etat n’empêcherait plus la mise en vigueur de la Constitution. La décision prise par la population de ce pays, ou du moins par une partie de celle-ci, fermerait son accès aux droits et aux avantages dont bénéficient les Etats et les citoyens européens grâce à la Constitution.
Ainsi ne serait-il plus possible de dire non sans en supporter les conséquences ni de bloquer l’UE. Sans oui, pas de subventions : d’un coup d’un seul, cette règle mettrait fin à l’insupportable légèreté du non. Dans un même temps, une campagne électorale européenne fournirait l’occasion de montrer clairement aux citoyens ce qu’ils ont concrètement à gagner en intégrant la souveraineté européenne.
La Constitution de l’UE serait légitimée de manière démocratique et européenne. Tous les pays et les citoyens qui la mettraient en vigueur grâce à leur oui pourraient continuer à faire évoluer le projet européen de modernité dans un cadre constitutionnel. Ils pourraient faire face aux conflits de la société “post-séculaire” et l’UE élargie serait apte aux conflits et aux décisions politiques.
Traduit de l’allemand par Geneviève Hesse
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