Né avec la Révolution industrielle, le design aura été l’un des grands alliés du développement de la civilisation thermo-industrielle. En donnant forme aux outils et produits de l’industrie, il aura soutenu les grandes mutations économiques et sociales de la modernité. Les résultats de ces dynamiques et les effets de ces mutations ont aujourd’hui atteint un point de rupture, dont les formes les plus visibles sont le réchauffement climatique, la réduction de la biodiversité et la pollution de nos milieux de vie. Quand un grand nombre d’acteurs continuent de penser que le design doit servir la croissance et le développement des entreprises et de l’industrie, nous considérons qu’il doit prioritairement être mis au service de l’invention de nouvelles manières de vivre et d’habiter le monde, pour nous aider à sortir de l’impasse thermo-industrielle et à construire une société plus inclusive. De ce point de vue, les territoires ruraux offrent de formidables possibilités pour mettre en œuvre des interventions dans lesquelles le design accompagne des expériences vertueuses à une échelle de temps lisible.

Au regard des enjeux écologiques, les zones rurales présentent d’abord l’intérêt de nous donner accès à trois éléments clés : la petite échelle, qui est propice à l’expérimentation de modèles alternatifs ; un réservoir de savoir-faire, de ressources naturelles et de réseaux de solidarité susceptibles d’être activés ; une expérience du territoire dans laquelle l’identité du lieu et de la ressource, de la terre où l’on vit et de la terre dont on vit, s’éprouve concrètement et au quotidien. Au regard des services et des usages, ces territoires ont par ailleurs l’intérêt de concentrer les problèmes qui se posent à nos sociétés occidentales et auxquels le designer a vocation à se confronter : la transformation des réseaux de mobilité, le vieillissement de la population, les difficultés de la transition numérique, l’appauvrissement de nos ressources et la dégradation de nos environnements. Du fait enfin de la tension démographique qu’elles connaissent, entre des dynamiques d’exode toujours à l’œuvre et une nouvelle attractivité que la crise sanitaire a accentuée, les campagnes sont le lieu d’un brassage et d’un renouvellement de la population, propices à l’émulation et l’expérimentation d’autres manières de vivre et d’habiter.

C’est sur la base de cette analyse, et à partir d’une « école des arts décoratifs » qui a vocation à se soucier des arts de vivre et d’habiter, que nous avons implanté l’année dernière le programme Design des Mondes Ruraux à Nontron, en Dordogne1. Conçu et mis en œuvre avec les collectivités locales et le Pôle expérimental des métiers d’art situé sur la commune, celui-ci consiste à immerger en zone rurale, pendant une année scolaire, une équipe composée de six à huit jeunes designers, mais aussi artistes, architectes, géographes ou sociologues, en leur soumettant, sous la forme de commandes qui leur sont adressées par des acteurs locaux ou de grands opérateurs, trois problématiques qui concernent non seulement le territoire mais aussi la ruralité en général. Les commandes de la première année furent consacrées à l’articulation entre les métiers d’art et l’économie sociale et solidaire, à l’adolescence et aux personnes âgées. Avec les anciens de la ville et de l’Ehpad, les designers ont par exemple cherché à modeler un nouvel imaginaire de la vieillesse et revaloriser son rôle actif sur le territoire. La reconnexion de ces habitants du grand-âge à la vie locale est passée par la rencontre, au sein du domicile, des associations ou des maisons de retraite, et par un travail d’investigations sensibles sur le vécu, les modes de vie et les désirs, qui a conduit à proposer de nouveaux usages et services adéquats, tels qu’un four autour duquel les générations pourraient se retrouver dans le jardin potager de l’Ehpad.

Sont venus s’ajouter ensuite deux axes de recherche relatifs aux usages de l’eau et à l’entretien de la végétation. Représentative de la sérendipité inhérente à la méthode mise en œuvre, cette évolution a eu aussi l’intérêt de greffer sur une approche anthropocentrée une réflexion sur les meilleures manières de composer avec la nature visible, en sensibilisant la population aux aménités et à la biodiversité, à la reconnaissance, la revalorisation et un usage attentif de l’eau comme des plantes sauvages. Le travail engagé sur l’eau se poursuivra cette année sous la forme d’une commande passée par les quatre communautés de communes du Contrat de relance et de transition écologique (CRTE), à laquelle s’ajouteront une commande sur l’identité des territoires ruraux avec la Ville de Nontron et une autre sur les mobilités rurales avec la SNCF.

S’il est encore trop tôt pour évaluer précisément l’impact et la réussite de notre programme, il ne l’est pas pour établir sa pertinence au regard des enjeux de notre temps. La bonne nouvelle est que nous ne sommes pas seuls, à en juger par l’intérêt qu’il suscite et par les nombreuses initiatives similaires qui voient le jour. Reste à fédérer ces forces2. L’opération est d’envergure, puisqu’elle consiste à activer la puissance de résolution du design pour nous aider à sortir du monde qui l’a enfanté et qu’il a contribué à bâtir. De ce point de vue, le design fonctionne comme un pharmakon, à la fois poison et remède3. Notre conviction est que la mise en œuvre de sa fonction curatrice passe aujourd’hui par la campagne. Elle suppose aussi que l’on réinscrive le designer dans une communauté que l’époque et son credo de la croissance et de l’innovation tendent à escamoter : celle des gardiens ou des veilleurs du vivant, au premier rang desquels, « chargé[s] de l’humanité, des animaux même4 », les poètes qui « seuls fondent ce qui demeure5 ». Ainsi pourra-t-on faire advenir ce que le sculpteur Zadkine entrevoyait aux Arques, petit village du Lot qu’il avait découvert en 1934, et qu’il formulait dans des termes à la fois mystérieux et prémonitoires : « J’aime ce village quoiqu’il se meure, mais quelque chose ici va venir, je ne sais pas quoi, bien sûr pas du pétrole, quelque chose de différent, mais quelque chose viendra6… ».

2Campagnes premières, rencontres dédiées aux méthodes de l’art et du design en milieu rural, École nationale supérieure des Arts Décoratifs/Haute école des arts du Rhin, 15-16 septembre 2022 à Meisenthal, Moselle.

3Jacques Derrida, « La pharmacie de Platon », La Dissémination, Paris, Seuil, 1972.

4Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871.

5Friedrich Hölderlin, « Souvenir », Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p. 876.

6Cité dans 1988–2018. Les Ateliers des Arques, Éditions Un autre reg’art, Albi, 2019, p. 13.