86. Multitudes 86. Printemps 2022
Majeure 86. Votons revenu universel !

Pourquoi le revenu d’existence inconditionnel, c’est maintenant

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L’objectif politique d’un revenu d’existence individuel, inconditionnel, universel, cumulable avec une activité dépendante ou non du marché, d’un niveau équivalent au salaire minimum et se substituant à ce dernier comme socle de la protection sociale, est apparu progressivement depuis plus de 45 ans. Cet objectif se concrétise de plus en plus en revendications ouvertes, très variées même si souvent confuses, notamment sur le niveau, la faisabilité et le financement d’un tel revenu1. Néanmoins, et ce sera notre seconde partie, nous pensons que l’accélération des transformations du capitalisme, l’urgence planétaire de politiques résolument écologistes d’un côté, et les phénomènes révélés par la pandémie du Covid‑19 de l’autre, représentent une occasion exceptionnelle pour faire de cet objectif l’élément majeur d’un programme unificateur de la gauche.

1.

Le Programme d’un revenu de base ou d’existence inconditionnel, universel et individuel ne date pas de la dernière pluie. En 1986, Philippe Van Parijs, Guy Standing, Yoland Bresson et David Casassas fondaient le Réseau numérique européen pour le revenu de base (Basic Income European Network). Il se transforma en Réseau mondial (Basic Income Earth Network) en 2004. D’autres chercheurs militaient même pour ce projet depuis les années 1980.

Les expérimentations retenant l’une ou l’autre des caractéristiques de ce revenu (revenu de base, revenu d’existence, revenu garanti, allocation universelle) ont essaimé lentement mais sûrement au Nord comme au Sud.

En France, c’est Benoît Hamon qui l’introduisit dans la primaire de l’élection présidentielle de 2017. Aujourd’hui, la proposition se décline sous diverses formes, comme l’explore ce numéro de Multitudes. Fait signifiant : dans l’élection présidentielle coréenne, deux partis s’en revendiquent, le parti au pouvoir et un nouveau parti récemment créé sur cet enjeu spécifique.

Chaque fois qu’est envisagée la mise en place d’un tel revenu se posent ces questions classiques dont Polanyi a fait un résumé dans son chapitre sur la législation Speenhamland, dernière loi sur les Pauvres en Angleterre dans La Grande Transformation (1944, 1983 pour la traduction française) : effet des subsides importants sur les pauvres quant à leur participation au marché du travail salarié ; effet sur les salaires ; et effet sur la pauvreté elle-même. Polanyi avait notamment avancé l’hypothèse d’un rôle dépressif sur les salaires, argument dit du salaire d’appoint généralisé en ce qui concerne les salaires des femmes ayant un conjoint salarié : les patrons sachant que leur employé pouvait compter soit sur l’allocation des pauvres, soit sur le revenu de leur mari n’étaient disposés à verser qu’un salaire « complémentaire » bien plus faible. Cet argument est revenu très souvent au cours de l’histoire des mouvements ouvriers, socialiste et communiste, quand ces derniers ont suspecté le patronat ou les réformistes acquis au capitalisme de promouvoir un salaire d’appoint, donc beaucoup plus bas que celui qui résulterait d’une confrontation de classes. C’est au reste, mot pour mot, ce que défend Bernard Friot dans son dernier livre d’entretiens avec Frédéric Lordon2. Ce fut longtemps l’argument d’André Gorz jusqu’à ce qu’il se rallie au début de ce siècle aux arguments que Carlo Vercellone et moi-même lui opposâmes dans le contexte de la transformation rapide du capitalisme vers une « société de la connaissance ». L’autre grand argument contre le revenu de base a été le fait des milieux patronaux et des représentants de l’État, ce qui, notons-le, dément formellement l’avis de l’orthodoxie ouvrière : c’est le principe cardinal qu’aucun chômeur ou non-travailleur ne doit bénéficier, grâce aux prestations sociales, d’un revenu plus élevé que le moins payé des travailleurs sous peine de tuer l’attractivité du marché du travail pour les travailleurs indépendants ou les salariés dépendant d’un employeur. C’est mot pour mot ce qu’a dit la ministre du Travail, Elisabeth Borne, pour justifier le durcissement de la législation contre les chômeurs, les intermittents ne revenant pas suffisamment vite, à son gré, sur le marché du travail.

Pour le premier type d’argument qui est un ressassé de la thèse de l’armée industrielle de réserve, j’ai montré dans ma thèse De l’esclavage au salariat (1998) que tant pour l’immigration, pour l’esclavage ou les pauvres, la thèse de l’armée industrielle de réserve ne tenait pas la route. Tout simplement parce qu’elle ne fonctionne qu’en milieu clos, donc sans fuite possible, non seulement pour les esclaves, mais aussi pour les pauvres. Or les migrations internes et internationales sont la règle et non l’exception. Il faut renverser l’explication. Les lois sur les pauvres, donc les premières lois sociales, la transformation du contrat d’engagement du travailleur dépendant d’un contrat d’achat commercial en un contrat particulier où l’on ne peut plus acheter que l’usage pour une durée indéterminée du temps de travail, tout comme la construction de l’État-Providence ou l’atténuation de la dureté de la condition ouvrière, tout cela avait pour objectif de fixer, fidéliser la main-d’œuvre qui se soustrait par tous les moyens au contrôle de sa mobilité.

Le deuxième type d’argument, celui de l’effet désastreux et intenable d’un revenu non salarial sur l’attractivité du marché de l’emploi, avant d’être démenti par des études de cas (des pays en voie de développement comme le Kenya aux pays les plus développés et les plus salariés comme la Finlande ou la Suisse3), est réfutable pour la même raison que précédemment. Lorsqu’un non-salarié reçoit un revenu supérieur à la rémunération la plus basse pour des travailleurs dépendants, la baisse d’attractivité des secteurs à bas salaires s’accroît, mais pour le patronat comme collectif et le capitalisme global tant à un niveau national qu’impérial, est-ce un problème ? Non, au contraire, la hausse de la rémunération dans ces secteurs qui payaient peu est un aiguillon pour leur modernisation et pour une sélection « naturelle » fondée sur la productivité sociale moyenne. C’est souvent ce qui est en jeu dans la concurrence internationale.

Autrement dit, l’optique de ne pas avoir de politique sociale pour éviter de mettre en difficulté les secteurs des bas salaires rejoint, dans son parti pris réactionnaire, l’argument précédent de ceux qui dénoncent l’effet dépressif sur le niveau des salaires. C’est le camp confus de ceux qui confondent le capitalisme avec la recherche de la sur-valeur absolue à n’importe quel prix. Il est vrai que la sur-valeur relative est une notion plus subtile et que la survie du capitalisme a toujours dépendu de sa capacité de ne pas se laisser enfermer dans la théorie mercantiliste du salaire comme minimum de survie pour le travailleur.

2.

La transformation gigantesque de la production dans les cinquante dernières années, beaucoup plus forte que celle qui séparait l’industrie de la révolution industrielle (1750-1880) du régime fordiste (1920-1970) a modifié complètement la composition de la sur-valeur relative ainsi que la reproduction de la main-d’œuvre, et surtout du « cerveau-d’œuvre » selon la jolie expression de Michel Volle. Comme toute transformation fondamentale, elle n’a pas été homogène, linéaire.

La salarisation de la population après avoir progressé continûment jusque vers les années 1975 s’est tassée, pour régresser parfois. La dépendance formelle d’un employeur astreint au Code du travail n’est plus la règle. Des pans entiers du travail dépendant et prescrit se sont trouvés salariés formellement. Il n’est que de penser aux multiples formes d’ubérisation de la main-d’œuvre (Uber, Deliveroo, Eats etc.) mais aussi à celles moins visibles et probablement plus nombreuses d’Ubérisation du cerveau-d’œuvre.

Sans doute plus importante encore dans ses effets est la contribution, dans la reproduction de la force d’invention, et plus simplement de la force de travail, de l’activité et plus simplement de l’emploi ou du travail rémunéré. L’éducation, le soin, le loisir, la veille technologique ou écologique, la consommation, la navigation numérique, sont mis au travail (au sens de conditions indispensables à la production de valeur) même si ces activités ne sont pas reconnues comme du travail productif et encore moins comme du travail à rémunérer.

M’appuyant sur le paradigme de la pollinisation, je prétends même que la valeur de ces activités mises au travail de production de valeur est sans commune mesure (c’est le cas de le dire) avec le travail salarié commandé directement. Et ce en un double sens : sans commune mesure quantitative car il vaut entre 500 à 5 000 fois plus que le travail salarié et sans commune mesure qualitative car il mesure la production du vivant (humain) et planétaire (conditions écologiques globales incluses).

Plus cette tendance, inhérente aux transformations du capitalisme, se fait jour, plus la socialisation du travail salarié sous la forme bien nommée de « salaire social » reposant sur la productivité sociale a franchi des étapes irréversibles. L’une d’entre elles a été la cotisation sociale généralisée (CSG) qui frappe tous les revenus, et pas simplement les salaires des actifs employés. Elle avait été précédée d’une autre réforme, bien négligée aujourd’hui, mais capitale : le passage du SMIG (salaire minimum garanti) au SMIC, salaire minimum de croissance qui incluait dans le salaire de base une partie liée à l’augmentation de la productivité générale de l’économie et pas celle d’un secteur donné. Autre évolution ayant un rôle dans ces évolutions : la signature de contrats de progrès avec les grandes entreprises publiques.

Avant la crise pétrolière, la part de la redistribution de richesses à travers toute la panoplie de l’État-providence dans le revenu total des ouvriers était de 30 %. À l’issue de la crise, vers 1995, cette situation s’était généralisée à l’ensemble des revenus des ménages bénéficiant d’un emploi (cadres compris). Le bémol considérable était évidemment le chômage : si la pauvreté qui était descendue à 9 % de la population a commencé à grimper jusqu’à atteindre le taux calamiteux de 14 % (19 % en Allemagne), c’est parce que l’on a assisté à une montée des jobs précaires, intermittents, temporaires (et ajoutons l’inclusion au rabais des permittents, c’est-à-dire des personnes ne travaillent que par intermittence, par exemple dans la restauration et l’hôtellerie, qui ne sont même pas reconnus comme salariés de plein droit).

Socialisation de facto de la production capitaliste, part croissante de la redistribution dans la formation du revenu, augmentation de la rente (en particulier immobilière) dans le revenu net disponible des ménages, stagnation de la part des salaires reconnus en tant que tels dans le produit national, dégradation du statut des salariés à vie (fonction publique), etc. : tous ces phénomènes ont balayé durement la belle utopie de la généralisation du salariat à vie.

L’emploi à vie dans le privé (inventé au Japon pour répondre à l’agitation sociale des ouvrières du textile dans les années 1900-1912) avait déjà stabilisé environ un tiers des effectifs, essentiellement masculins, des très grandes entreprises, quitte à ce que ces dernières développent des myriades de petites entreprises sous-traitantes dans une précarité proverbiale et systémique. Avec une conséquence à méditer plus que jamais aujourd’hui : la transformation des syndicats d’entreprise en défenseurs du statut de l’emploi à vie, ne s’occupant plus de l’ensemble du salariat ni a fortiori du travail dépendant du marché de la sous-traitance même s’il se nomme travail indépendant.

Sous le fordisme, cette solution corporatiste divisa définitivement la classe ouvrière, que ce soit dans les pays à forte implantation communiste, les social démocraties ou les pays libéraux anglo-saxons. Dans la situation actuelle qui n’est même plus post-fordiste, elle devient dérisoire.

La véritable bataille sur le coût de la reproduction de la force de travail (de plus en plus le cerveau-d’œuvre) se passe sur le terrain du salaire social indirect. La cotisation sociale dont Bernard Friot a eu le mérite de souligner l’importance (sans toutefois identifier l’élargissement de son périmètre) est assise sur la population en général. Contribuent retraité·es, mineur·es sur le soin (santé, éducation, loisirs, équipements en services communs) ; actifs (au sens large) et pas au sens restreint des actifs employés : celles des chômeurs découragés et pas simplement celle de la population en âge d’activité ayant fait des recherches pour trouver un emploi ou du travail. Bref, la cotisation sociale est très loin de reposer uniquement sur les actifs employés !

Pour toutes ces raisons structurelles, le déplacement des luttes sociales du terrain du salariat au sens restreint au terrain des moyens de vivre tout court de la population devenue globalement productive s’impose inexorablement. Le caractère central du salaire se délite, donc la revendication d’un salaire minimum (même de croissance) pour les salariés est relayé par le caractère à la fois tactique et stratégique du revenu garanti, ou revenu de base.

Ce revenu de base, d’existence tout court, n’est pas un appendice « charitable » de la redistribution d’une partie de la valeur créée ailleurs, dans la production de sur-valeur des usines du salariat, ou la société usine du capitalisme. Il devient le lieu par excellence de la captation de la productivité de la société. Et il concrétise la reconnaissance que l’activité de pollinisation sociale a dépassé en importance la vente des out-puts du salariat d’usine ou de bureau. Car pour que ces lieux traditionnels de la production de valeur continuent d’exister de façon viable, c’est-à-dire se reproduisent, il faut qu’ils se transforment, s’adaptent, innovent, inventent et nourrissent le cerveau collectif en réseau.

Le salariat, comme l’esclavage dont il est étroitement issu, ne doit pas être généralisé (cela le capitalisme l’a fait et le fait très bien) il doit être atténué.

Dans l’industrialisation balbutiante des années 1880-1920, la généralisation du salariat sur le modèle des ateliers Poutilov à Saint-Pétersbourg fournissait la boussole d’un socialisme (à chacun selon son travail), qui se souciait de produire autre chose que « de la merde » comme avait dit le Marx des Grundrisse dans sa description saisissante de la « grande industrie ». À l’ère du cerveau-d’œuvre, cent ans plus tard, le spectre du communisme réel (à chacun selon ses besoins), doit bien plus atténuer le salariat que l’amplifier.

Et qu’est-ce qui peut affaiblir l’effet désastreux, collapsologique du capitalisme qui se présente toujours comme pouvoir de la société grâce à la division du travail qu’il produit et entretient ? Certainement pas sa généralisation, sous la forme de la dictature du salariat extractiviste (celui qui pour défendre l’emploi repousse ad vitam aeternam la fermeture des usines polluantes, des diverses sortes d’entreprises), mais un salariat tempéré, affaibli, atténué par le contre-pouvoir croissant des actifs pollinisateurs.

Le revenu d’existence ou de base, à l’heure de l’urgence écologique, permet de résoudre en effet la contradiction insoluble entre la dictature du régime salarial avec son impératif de survie de l’emploi et celui de la population et de la planète.

La conséquence macro-économique gigantesque d’un revenu d’existence au niveau des besoins (sobres) de l’existence de la population est de permettre de détruire de l’emploi nuisible et d’inventer d’autres activités, d’autres divisions du travail compatibles avec la survie de la population et de la planète.

Ce que le salariat a mis de plus bête dans la tête de nombreux défenseurs du salariat aujourd’hui (ne disons pas au début du XXIe siècle) c’est que n’importe quel emploi qui génère de la plus-value est productif et qu’il n’est pas responsable de ce qu’il produit. Ce marxisme mal placé (au sens où il est totalement contraire à l’esprit de Marx et complètement servile par rapport à la lettre de la religion socialiste du travail) permet de dire que l’ingénieur et le technicien des plateformes d’extraction de pétrole, le mineur de charbon qui asphyxie l’atmosphère, l’extracteur de métaux lourds qui empoisonnent les nappes phréatiques etc. n’ont pas à se poser la question de leur caractère profondément improductif. Car là n’est pas ou n’est plus l’enjeu. Et que l’on n’oppose pas la forme « socialisée » ou « socialiste » de la propriété de l’entreprise à sa version « capitaliste », car en matière de désastre environnemental le « socialisme réalisé » se pose là !

Tant que le chantage à la préservation de l’emploi peut être opposé à la transition énergétique et à l’écologie de la planète, nous savons que nous avancerons « à reculons » comme les écrivisses d’Apollinaire. Entre l’automatisation qui avance à grand pas et la préservation du salariat comme forme dominante d’emploi et d’accès à un revenu, nous sommes coincés. Inutile de nous tourner de façon démagogique contre l’inaction des gouvernants.

Seule la montée en puissance du revenu d’existence confortera l’affaiblissement stratégique du salariat, la désactivation du chantage à la préservation de l’emploi et surtout l’invention de nouvelles formes d’activité, de métiers, de divisions des tâches ainsi que le tri au sein de la civilisation salariale de ce qui peut nous servir à nous libérer et à sauvegarder la planète plutôt qu’à nous asservir et mieux détruire l’environnement.

Ajoutons un dernier argument sur le caractère plus actuel que jamais de l’instauration d’un revenu de base ou d’existence remplaçant le SMIG comme pivot de l’État-providence dans sa version écologique. Un épisode encore en cours, comme la pandémie de Covid‑19, a rebattu puissamment les cartes. Véritable rétribution de l’activité pollinisatrice des humains (leur devenir-abeille, plutôt que leur régression à l’état de guêpe), un revenu d’existence, s’il veut devenir l’axe cardinal de la reproduction de la force de cerveau collectif, doit se situer à un niveau équivalent pour chaque individu, de façon inconditionnelle et permanente au niveau du salaire minimum.

Nous avons discuté dans cette revue du changement d’échelle macro-économique que le financement d’une telle révolution sociale et environnementale représentait. Nous évoquions une transformation équivalente à celle que représenta le budget de la Sécurité sociale à la Libération en France (ou toutes les formes d’État-providence suggérées par Beveridge au Royaume-Uni ou dans les pays scandinaves), soit un doublement de la dépense publique. Et, partant, nous avons souligné la nécessité de recourir à une révolution fiscale liée à l’instauration d’une taxe pollen sur toutes les transactions monétaires et financières.

Tant que dominait le cœur de doctrine de la contre-révolution néo-libérale thatchérienne, avec la limitation de l’endettement et des dépenses publique ainsi que la théorie quantitative de la monnaie, un tel programme pouvait paraître doucement utopique.

Depuis les crises financières de 1997, 2002 et 2008 ainsi que la crise grecque, les banques centrales ont commencé à abandonner ce corps de doctrine. La « dépense sociale » coûte « un pognon de dingue » selon l’expression en-deçà de la réalité d’Emmanuel Macron, mais depuis Mario Draghi et la crise de l’euro, les banquiers centraux ont agi selon le principe du « quoi qu’il en coûte ». Des « mesures non-conventionnelles » disait, avec un humour tout britannique, Jean-Claude Trichet, ancien gouverneur de la Banque de France. La suspension de l’économie durant la première année de la pandémie de la Covid‑19 a conduit à une transformation profonde de l’Union européenne qui a adopté un plan de relance (ce qui en soi était déjà un très sérieux pas en avant) mais, surtout, à la révolution hamiltonienne d’une mutualisation de la dette des États membres pour financer ce plan, soit la naissance d’un véritable Trésor fédéral européen. Conséquence forte : cela rend caducs les critères de Maastricht selon lesquels le déficit budgétaire de chaque État-membre ne devait pas dépasser 3 % et le ratio d’endettement par rapport par rapport au PIB les 60 %.

Deux autres arguments viennent s’ajouter à cet effet libérateur de l’expérience de la pandémie.

Avec la suspension de l’économie a été promue une garantie de revenu pour les salariés comme pour les employeurs mis au chômage partiel ou total. La raison invoquée explicitement par Bruno Lemaire, Ministre de l’économie : la conservation du potentiel des compétences humaines qui avait été perdu lors des crises financières précédentes du fait de la fermeture des entreprises et de la mise au chômage définitive de la main-d’œuvre. Tout cela avait retardé la reprise économique à la différence de ce qu’avait fait l’Allemagne. De fait, cette garantie de revenu revient à reconnaître que le capital humain est devenu l’essentiel du capital productif (tournant que même l’économie néolibérale avait pris avec Milton Friedman). D’où des conséquences multiples sur l’autre volet du salariat qu’est la qualification. Cette dernière n’est plus attachée aux dispositifs matériels des postes de travail, au capital fixe, mais s’autonomise dans la compétence de l’individu social et donc du salaire social résultant de la politique globale de redistribution du revenu national. Ce sont les années de formation, d’éducation, la socialisation qui prennent le pas sur l’adaptation à un métier qui avait elle-même emprunté à l’artisanat pré-industriel les moules ou modèles de hiérarchisation de la main-d’œuvre pourtant déjà vidés de leur contenu.

Un deuxième argument à tirer de l’histoire récente de la pandémie de Covid‑19 est le double impact qu’a eu la garantie de revenu « quoi qu’il en coûte ». Tout le véritable travail invisible des petits boulots informels, des activités non labellisées « salariat » officiel, c’est-à-dire un emploi, ou carrément non reconnues comme travail pouvant s’échanger pour de l’argent, s’est trouvé écarté du bénéfice du dispositif gouvernemental. C’est ainsi qu’on a pu toucher du doigt la pauvreté des étudiants, des précaires, de bien des travailleurs à temps partiel, des sans-papiers livreurs de colis ou de repas. L’aide sociale improvisée par les associations a effacé la frontière tracée par cinquante ans de néolibéralisme qui réduisait le problème de la pauvreté aux 5 % de « cas sociaux ». Il s’en est suivi une exigence de tous ces secteurs d’activité d’une garantie de revenu sous la forme d’un accès à la couverture sociale et à l’extension des droits sociaux à ceux qui n’en bénéficient pas puisqu’ils n’étaient pas formellement salariés. On a vu fleurir dans l’ensemble de l’arc politique des propositions de RSA pour les jeunes, de revenu étudiant (résurgence du salaire étudiant) tandis que les plus hautes instances juridiques requalifiaient en contrat de travail les emplois dits indépendants des Uber et autres Deliveroo.

Plus généralement l’impact de ce revenu garanti, pendant un an ou plus, a eu l’effet de booster les revendications salariales dans tous les secteurs qui étaient rémunérés officiellement ou pas en dessous ou au niveau du SMIC. Un démenti par A + B à la thèse de l’armée de réserve.

L’autre impact sans doute plus important encore de la suspension de l’économie, du travail à distance pour 30 % du cerveau-d’œuvre, y compris dans les services, a été une remise en cause assez radicale de l’actuelle division du travail qui comprend en particulier trois heures de transport par jour, temps non comptabilisé dans la durée du travail, mais aussi le poids de la hiérarchie sur place, le non-sens des bullshit jobs, l’exiguïté des logements urbains rendant impossible la coexistence des couples en télétravail et des enfants eux aussi renvoyés au télétravail scolaire.

Il s’est produit alors une transformation d’abord souterraine de l’offre de travail (fuite du travail dans les grandes métropoles et leur banlieue, recherche d’une qualité de vie) qui est apparue dans toute son ampleur lors de la « reprise » de l’économie : pénurie massive de travailleurs de l’éducation, du soin, des infirmières, auxiliaires à domicile, serveurs, ce qui s’explique par la pénibilité des tâches ou l’extrême précarité des situations, mais aussi la pénurie de personnel qualifié. Il manque en France plus de 120 000 travailleurs. Le phénomène des démissions (resignation aux États-Unis) a pris une ampleur jamais vue. On a vu des majors de promotion dans de prestigieuses grandes écoles annoncer qu’ils renonçaient à la vie dorée mais idiote qui leur était promise. Greta Thunberg était passée par là. Il s’ensuit un marché du travail tendu. De grandes enseignes comme Leroy Merlin, connues pour leur faible niveau de salaires, ont dû consentir à des hausses fortes de rémunération.

Bref on peut prédire la fin des vaches maigres pour le salariat élargi (qui avait débuté dans les années 1980).

Et là, il s’agira de savoir si cette nouvelle vague de conflits s’organisera autour des vieux châteaux forts des cols-bleus, de l’emploi garanti (voire des moulins à vent de la réindustrialisation pour les Don Quichotte à la Montebourg) ou bien sur le terrain directement social et diffus du revenu d’existence, pour une autre division du travail, spatiale, temporelle, pour une autre vie et une autre planète.

Le moment est mûr pour que le financement d’un revenu d’existence européen ne relève plus simplement d’une plaisanterie comme le largage de billets par hélicoptère évoqué par Draghi. Les choses sont prêtes à changer sur tous les plans : celui dévasté de la gauche à la recherche de son programme et de ses électeurs comme le Maréchal Soubise de son armée ; celui d’un programme de gouvernement sérieux de la crise écologique ; celui d’une réforme fédérale des traités de l’Union ; celui du financement d’une nouvelle Europe sociale par la BCE.

Avis aux partisans du salaire à vie et autres contempteurs du revenu d’existence :

Hic Rhodus, hic salta ! Rhodes n’est plus dans Rhodes, elle est toute où je suis, saute donc… Ou pour ceux qui tiennent encore leur gauche : Voici la rose, dansez4 !

1Renvoi ici aux numéros de Multitudes consacrés à ces thèmes (dont les numéros 63 et 80): www.cairn.info/revue-multitudes-2016-2-page-25.htm, www.cairn.info/revue-multitudes-2006-4.htm

2Bernard Friot, Frédéric Lordon, En travail, conversations sur le communisme, La Dispute, 2021, pp. 38-41. Ce jugement est endossé par F. Lordon puisque cette condamnation du revenu de base figure dans le chapitre « L’essentiel en accord ».

3Sergio Rossi « Revenu de base inconditionnel: La Suisse ouvre une nouvelle voie » entretien avec Agathe Duparc, Mediapart, 29 avril 2016 @ : www.mediapart.fr/journal/international/290416/revenu-de-base-inconditionnel-la-suisse-ouvre-une-nouvelle-voie?page_article=3

4Daprès Esope (fable 51), traduite librement par Hegel du grec puis Marx (Voici la rose, dansez), avec une dédicace spéciale aujourdhui pour le Parti socialiste de la Rose et l’étoile fanée du socialisme réalisé.