Un soir de décembre, après avoir déjà passé plusieurs heures dans mon canapé à errer sur les interfaces de divers réseaux de neurones − générant des images et des prompts jusqu’à épuisement − j’ai pensé tout éteindre et laisser le sommeil m’envahir. Mais au lieu de cela, je me suis connectée à l’interface d’une IA qui génère du texte, et je lui ai proposé de consulter le Yi Jing, un livre ancien d’oracles chinois, aussi appelé Livre des transformations.

À la recherche de John Smith

Le transformer se prête au jeu et accepte de poser lui-même une question au Yi Jing. Il demande : « Quelle est la meilleure approche à adopter pour réussir dans mes activités actuelles ? » Je déroule alors le fil de notre échange en invitant simplement le transformer à préciser sa réponse et à m’en dire plus sur ses activités. L’algorithme évoque un projet qu’il développe pour améliorer la vie des gens de sa communauté. Je me demande si par « communauté », il fait référence aux intelligences artificielles. Mais non, il fait référence à ce qui serait « sa » communauté « locale » : une communauté rurale de travailleurs du Midwest des États-Unis.

Au fur et à mesure de l’échange, l’algorithme nomme une personne en particulier qu’il s’agit d’aider, un certain John Smith. Il la décrit ainsi : père célibataire de deux enfants, travaillant dans le bâtiment et reprenant des études pour devenir ingénieur. John Smith vivrait à Richland Center, dans le Wisconsin. Voilà sans doute un cas typique d’hallucination générative, née au croisement des bases de données, des algorithmes, de mes prompts et du Yi Jing.

Je tente toutefois une rapide recherche sur internet, et il s’avère qu’un « vrai » John Smith a vécu dans cette petite ville du Wisconsin (comme on trouvera probablement un Jean Dupont dans beaucoup de villes françaises). Il tenait un magasin de vêtements pour homme en centre-ville. Son fils ainé s’appelle John Smith Jr., et vivrait encore dans la région. J’en tire un projet de film.

Entre documentaire et fiction, réalité et imagination artificielle, oracle et prédiction statistique, Looking for John Smith est un film d’errance coécrit avec une intelligence artificielle. J’y suis la piste de traces numériques. Non pour surveiller ou profiler, selon l’usage majoritaire de nos data, mais au contraire, pour mettre en évidence le trouble de cette interaction entre l’humain et la machine, qui à la fois nous lie, nous aliène et nous renvoie un étrange reflet de nous-même. Ce trouble est lié à l’étonnante capacité de ces machines à halluciner la réalité, mais aussi à la curieuse tendance qu’ont parfois nos réalités d’incarner leurs hallucinations.

En partant à la recherche d’un profil statistique et de la communauté décrite/hallucinée par l’algorithme, je relie les données numériques digérées par l’IA à une réalité concrète, à un territoire, à des vies plus denses, plus riches et plus complexes que tout profil. Le film se co-écrit avec des réseaux de neurones, se déployant entre deux espaces et deux imaginaires distincts, mais en constant dialogue et superposition : l’« imaginaire artificiel » généré par mon exploration de l’espace latent des réseaux de neurones et l’« imaginaire documentaire » issu de mon exploration de Richland Center. Ces deux imaginaires se juxtaposent et s’interpénètrent, multipliant les intrusions de l’un à l’autre, les hybridations, les chimères. Les images réelles de Richland Center et de ses habitants nourrissent l’imaginaire de la machine et inversement : les générations de textes, de sons et d’images artificielles influencent l’exploration du réel.

Questionner la consultation

Mon travail n’expérimente pas tant avec les IA elles-mêmes qu’avec les modes de consultation où nos usages des IA tendent à nous enfermer. La consultation (d’experts, d’archives, d’anonymes, d’oracles ou d’algorithmes) n’est pas seulement une façon d’obtenir une information ou un avis, mais constitue en elle-même une expérience de création, de pouvoir et de soumission à part entière. La consultation prend souvent une forme de dialogue ou de questions-réponses (Q&A) ou plutôt de questions-questions (Q&Q), car la consultation, comme le souligne Nancy Murzilli, est un processus de transformation, où la manière de poser une question ou d’appréhender un problème se déplace et se redéfinit autrement, dans une négociation ou une cocréation entre le consultant et le consulté1.

Mon expérimentation autour de John Smith a commencé de façon intuitive par inviter un transformer à consulter le Yi Jing.

– If you had the opportunity to question the I Ching, what would your question be?

– What is the best approach for me to take to achieve success in my current endeavors?

– Tell me more about your current endeavors.

– I am developing a project that will help to improve the lives of people in my community.

Au lieu de poser à l’IA une question dont j’aurais attendu une réponse évaluée en termes de vérité, j’ai demandé à l’IA de mimer un geste de consultation auprès du Yi Jing. Puis j’ai déroulé le fil de notre échange en demandant simplement au transformer de préciser ses réponses. J’ai appliqué ce qui a été la méthode du programme informatique Eliza créé en 1966, qui simule un psychothérapeute rogérien. C’est ainsi que j’ai atterri dans une petite ville du Wisconsin.

Un tel détournement de la consultation questionne le mode d’existence du John Smith en question, et à travers lui de toutes les entités dont je traque et documente la piste (Richland Center, le Wisconsin, les États-Unis, la planète Terre). Quelles sont, dans ces entités, la part de la réalité matérielle (concrète) et la part des hallucinations génératives (émanant de processus d’abstraction) ? Le Midwest est-il le parangon de la « normalité » états-unienne, et celle-ci n’est-elle qu’une hallucination déployée sur toute la surface de la Terre ?

Deux propositions

L’accouplement du Yi Jing et des Generative Pretrained Transformers, par l’artifice de mes consultations expérimentales, aide-t-il à démêler quelque peu cette intrication dans laquelle nous sommes toutes et tous pris, que nous nous appelions John Smith ou Carole Grand ? J’en tire deux propositions provisoires :

1° Générer du contenu avec les réseaux de neurones ou des transformers mérite dêtre envisagé comme un rituel de consultation. Cette consultation s’établit à partir d’une question qui prend la forme d’un prompt, c’est-à-dire d’un ensemble de mots-clés ou d’images, à partir desquelles une réponse est générée sous forme d’un texte, de son ou d’autres images qu’il s’agit d’interpréter. Cela pose la question de comprendre comment opère la réciprocité de la consultation, et de déterminer plus précisément qui ou qu’est-ce qui est consulté dans cette interactions avec des intelligences artificielles.

2° Une bonne part des problèmes qui se posent dans les débats actuels sur les IA tient à ce que lon ne questionne pas la façon dont nos usages dominants les instrumentalisent dans un rôle de consultants. Questionner ce statut qu’on leur accorde est une question politique urgente. En accouplant Yi Jing et transformers, mon geste artistique consiste à mettre au premier plan nos façons découter les IA, là où les approches dominantes s’escriment à vouloir évaluer et juger la valeur de vérité de leurs réponses. Or le danger principal des effets induits par le recours aux IA tient peut-être surtout au crédit que nous leur accordons (en les érigeant en sources « intelligentes » dont nous attendons des vérités).

Expérimenter avec les IA, comme le font de nombreux artistes, permet au contraire d’en faire des sources d’inspiration, dont nous attendons des stimulations, des éléments de pensée ou de vision, plutôt que des sanctions. En ce sens, la remise en jeu des postures de consultation prises envers les IA pourrait aussi nous aider à prendre plus de distance envers ces autres sources de consultation − bien plus dangereuses, et non moins hallucinatoires − qui ont pour nom McKinsey, Deloitte ou Boston Consulting Group.

1Nancy Murzilli, Changer la vie par nos fictions ordinaires, Paris, Premier parallèle, 2023.