Deux questions posées par ce dossier nous renvoient à un certain état de la discussion qui prend la forme de deux alternatives elles-mêmes commandées par des oppositions très tranchées : émotions ou raison pour la première, protection de la démocratie versus dérive autoritaire des expériences constituantes. Plutôt que de prendre une par une ces deux alternatives, nous prendrons le parti de questionner le rapport de la révolution au processus constituant, soit du second terme de la première alternative au premier terme de la seconde alternative.
Révolution et processus constituant
Premier point : qu’est-ce qui fait une révolution ? Ce n’est pas la prise du pouvoir d’État, sur le modèle bolchevik d’Octobre 1917, ni non plus le simple fait de l’insurrection, encore moins la primauté de la raison sur les émotions. C’est la réinstitution explicite de la société par l’activité collective et autonome du peuple, ou d’une grande partie de la société, soit un mouvement d’auto-institution qui remet radicalement en cause les institutions existantes de la société, soit son institué. Ce fut le cas de Février 17, nullement du coup d’État d’Octobre 17. L’imaginaire bolchevik ne rompt pas véritablement avec l’imaginaire capitaliste, non plus qu’avec l’imaginaire étatiste.
Second point : que faut-il entendre par « constituant » ? Il faut mettre en garde contre un abus de ce terme qui tend à lui faire signifier la dimension révolutionnaire des luttes sociales contemporaines. L’objectif est sans doute de surmonter l’opposition entre le concept sociologique d’institution et le concept juridico-politique de constitution pour penser l’immanence du pouvoir constituant aux mouvements sociaux. Mais que gagne-t-on à parler à propos de ces mouvements, à la suite de Hardt et Negri1, d’« action constituante », de « décisions constituantes », de « processus constituants » ou de « mouvements constituants » ? L’inflation de l’adjectif « constituant » ne peut masquer l’attachement des auteurs au dogme de l’illimitation du pouvoir constituant élaboré par Sieyès puis radicalisé par Schmitt. De plus, il se paye d’une quasi-dissolution du moment proprement constituant, celui de la rédaction collective du texte constitutionnel, dans un « processus » entièrement immanent au social2.
Il faut se garder de faire du moment constituant l’unique moment où la volonté de la société dans sa totalité pourrait s’exprimer. Ce serait perdre de vue que le pouvoir fondamental dans une société, le pouvoir premier dont tous les autres dépendent est l’« infra-pouvoir », c’est-à-dire le pouvoir instituant qui est un pouvoir « implicite », celui qui se manifeste dans l’évolution de la langue, de la famille, et des mœurs. Pour apprécier à sa juste mesure ce pouvoir, il faut se déprendre d’une fascination pour les « Constitutions » qui sont l’œuvre du pouvoir « explicite » : le pouvoir instituant, dit Castoriadis, n’est ni localisable, ni formalisable en ce qu’il relève de l’imaginaire social. Il convient donc de se garder de tout fétichisme du pouvoir constituant comme si l’exercice d’un tel pouvoir équivalait à une recréation ex nihilo de la société tout entière. Mais en même temps il ne faut pas sous-estimer la place qu’il occupe dans l’ordre spécifique qui est le sien, celui du pouvoir explicite : à cet égard, la dissolution de la Constituante en 1918 fut une grave faute contre la démocratie, comme l’avait bien vu Rosa Luxemburg.
Les pouvoirs constitués comme rempart de la démocratie ?
L’expérience récente invite à considérer avec prudence le fétichisme du pouvoir constituant. Les émeutes du Capitole le 6 janvier 2020 et celles de Brasilia le 8 janvier 2023 montrent à quel point l’État de droit peut être menacé par des tentatives de coup d’État émanant du pouvoir exécutif lui-même. Faut-il pour autant regarder les pouvoirs constitués comme le plus sûr rempart de la démocratie ? Des perquisitions menées au Brésil par la police fédérale et ordonnées par le ministère de la Justice sur mandat du Tribunal fédéral (STF) à la suite de l’arrestation et de l’emprisonnement préventif d’un aide de camp de Bolsonaro ont permis de retrouver le brouillon d’un décret instituant le coup d’État et ordonnant l’emprisonnement d’un juge de la Cour suprême. En fait de « pouvoirs constitués », il s’agit d’une alliance politique entre le gouvernement fédéral et le Tribunal fédéral dirigée contre l’ancien président et ses partisans.
Si l’on ne peut que se réjouir de ces perquisitions et arrestations, cela ne doit pas dispenser de s’interroger sur la fonction dévolue à ces instances dans la protection de l’État de droit. Assurément, ce rôle est considérable. Il est pourtant loin d’être au-dessus de toute critique. En effet, la composition de ces Cours ou Tribunaux procède souvent, en partie tout au moins, des prérogatives du président (comme c’est le cas de la Cour suprême des USA où les juges sont nommés à vie par le président ou du Conseil constitutionnel en France où les anciens présidents ont un siège réservé). En outre, on peut se demander si le fait que de telles instances puissent s’arroger la prérogative de décider ultimement de la constitutionnalité des lois est compatible avec l’exigence de la démocratie. Des courants comme le « constitutionnalisme populaire » de M. Tushnet ou le « constitutionnalisme délibératif » de R. Gargarella préconisent de privilégier d’autres procédures, comme les plébiscites sur des décisions spécifiques, ou de faire des tribunaux constitutionnels des catalyseurs de dialogue avec d’autres pouvoirs constitués ou avec le peuple. Il s’agit donc moins de valoriser un pouvoir constitué parmi d’autres (le pouvoir judiciaire en l’occurrence) que de radicaliser la division des pouvoirs dans le sens de la démocratie, ce qui implique un contrôle de l’exécutif et du judiciaire par le peuple.
Limites de l’opposition entre constituant et constitué
Au début des années 2000, l’expérience des processus constituants a durablement marqué les imaginaires politiques en Amérique Latine. Ce qui s’est passé en 2019 en Bolivie permet de comprendre les limites de cette expérience : le président Evo Morales a tiré parti de l’hyperprésidentialisme de la Constitution de 2009 pour se subordonner les pouvoirs constitués, y compris le juge constitutionnel et l’organe électoral.
Dans un récent article consacré à la situation politique actuelle en Amérique Latine3, Pablo Stefanoni revient sur le moment constituant du début des années 2000 et s’interroge sur les tendances qui prévalent sur le continent aujourd’hui : le rejet des élites, l’insatisfaction, et la volatilité électorale. Des présidents sans majorités parlementaires, la montée d’outsiders, l’affaiblissement ou la disparition des partis traditionnels et l’émergence de mouvements de la droite radicale indiquent une forte crise de la représentation. Selon lui, la région a basculé de la volonté constituante du début des années 2000 aux dynamiques destituantes au milieu d’un fort mécontentement citoyen.
S’arrêtant sur l’exemple chilien, il remarque que l’ouverture du premier processus constituant fut le moment des « gens ordinaires » contre les politiciens, mais aussi qu’un tel moment retomba lorsque l’assemblée constituante alla trop loin dans le radicalisme et l’avant-gardisme. Le résultat est bien connu : la complète faillite du nouveau projet constitutionnel. Il relève que le passage du vote volontaire au vote obligatoire peut offrir quelque explication de ce rejet absolu mais ne s’arrête vraiment à ce point pourtant capital. La norme du vote obligatoire fut adoptée par le Congrès en juin 2021, rompant avec une longue tradition de volontariat. Il faut éviter d’isoler la campagne médiatique pour le rechazo de ce contexte, car c’est ce contexte qui a aggravé le fardeau subjectif du plébiscite de sortie : modifier à la veille de l’ouverture de la Constituante les règles du vote a eu pour effet de faire retomber par avance sur les épaules de l’individu menacé de sanctions financières la lourde charge d’une décision collective engageant le destin du pays. Dans ces conditions, la subjectivation néolibérale, en remodelant le rapport de l’individu à la propriété, a généré une peur de l’incertitude consubstantielle à la démocratie qui a pesé à l’instant du vote, tout particulièrement chez ceux qui avaient très peu de propriété.
Le cercle auquel s’expose tout apprentissage de la démocratie peut se formuler dans les termes énoncés par Kant à propos de la liberté. À ceux qui arguaient qu’il faut attendre qu’un peuple soit mûr pour la liberté, ce dernier avait répliqué que, suivant une telle hypothèse, la liberté ne surgira jamais : car on ne peut mûrir pour la liberté que dans la liberté4. Mutatis mutandis, cet argument vaut de l’apprentissage de la démocratie pour le peuple chilien depuis 50 ans et du résultat du plébiscite de sortie du 4 septembre 2022 : ce peuple ne pouvait mûrir pour la démocratie que dans la démocratie, donc en faisant l’expérience de la démocratie dont il avait été privé pendant près de 50 ans. La démocratie comprise comme participation populaire n’a jamais pu devenir une habitude. C’est en ce point que l’on retrouve le problème de l’imagination politique. Car prendre l’habitude de restreindre ses choix politiques au cadre d’une « démocratie sous tutelle », ce n’est pas faire un peu l’expérience de la démocratie, c’est, à l’inverse, s’interdire de l’expérimenter. La démocratie consiste avant tout en l’élargissement de la pratique de la délibération collective au plus grand nombre. La vertu irremplaçable de l’imagination politique est de favoriser et de nourrir cette délibération en ouvrant les possibles. Or le néolibéralisme tend à exclure les alternatives elles-mêmes. Cette remarque s’applique à tout exercice radical de l’imagination politique. Par conséquent, pour contrer cette tendance de l’imaginaire institué, qui est un imaginaire néolibéral, il n’est d’autre issue que d’élargir l’expérience de la démocratie délibérative qui est seule apte à relancer l’imagination instituante.
La même conclusion s’impose lorsque l’on considère la situation actuelle de l’Argentine après l’élection de Javier Milei. Le conflit qui domine la scène politique en ce moment est celui qui oppose non le constituant aux pouvoirs constitués, mais un pouvoir constitué (celui du président) à d’autres pouvoirs constitués (le congrès et les gouverneurs de province). Milei menace le congrès de gouverner exclusivement par décrets, comme il a commencé à le faire avec le DNU, et se livre à un chantage financier auprès des gouverneurs de province qui se sont solidarisés avec le gouverneur du Chubut. Toute la stratégie de Milei consiste à user de toute la puissance concentrée de l’État central pour démanteler les institutions de l’État social : délégation des pouvoirs législatifs au pouvoir exécutif pour une durée de deux ans, mépris à l’égard du parlement et des gouverneurs qui revient à fouler aux pieds le caractère fédéral de l’Argentine, etc. Il faut tirer parti de ce conflit pour affaiblir Milei mais sans tomber dans le piège qui consisterait à s’enfermer dans le soutien aux gouverneurs de province dont beaucoup sont des seigneurs féodaux. C’est ce qu’ont parfaitement compris les organisateurs des XIIe Journées des Débats actuels de la théorie politique contemporaine qui se sont tenues à Rosario les 2 et 3 août 2024 autour de la tension propre à la conjoncture actuelle « entre réalisme et imagination »5.
Imagination des acteurs collectifs et imaginaire instituant
Mais comment rendre toute sa place à l’imaginaire instituant ? La question est difficile en raison du caractère même de cet imaginaire : si l’on s’en tient à ce que dit Castoriadis, son exercice ne peut être commandé par la raison ou la volonté, les significations sociales imaginaires étant produites par le collectif anonyme et impersonnel. Mais ne peut-on contribuer à produire de nouvelles significations imaginaires à partir de nos pratiques collectives ? L’imaginaire « alternatif » ne peut que procéder de « pratiques altératrices », c’est-à-dire de pratiques qui, comme on l’a dit, altèrent l’institué existant. Mais cette altération même présuppose que toute sa place soit donnée à l’imagination de ceux qui sont engagés dans ces pratiques. Car c’est par la médiation de l’imagination délibérative (phantasia bouleutikê) que les pratiques collectives peuvent œuvrer à la construction d’un nouvel imaginaire. Par imagination délibérative, il faut entendre l’imagination par laquelle nous délibérons, et non l’imagination qui délibère. Selon Aristote, cette forme de délibération, qui est co-délibération dans l’assemblée du peuple et porte sur l’avenir, procède à une comparaison entre plusieurs images de manière à former une image unique. Et cette image unique fait littéralement voir à tous les participants de la délibération commune ce qu’est précisément l’objet de leur désir, c’est-à-dire la fin qui leur est commune. L’activité de l’imagination délibérative consisterait donc en une élaboration de l’objet du désir et par là une détermination de la fin de l’action. En permettant de se faire une image plus précise de cette fin, elle peut produire la motivation indispensable à l’action. C’est de cette manière que l’imagination des acteurs peut s’opposer à la forme prise par l’imaginaire institué et contribuer ainsi à la construction d’un nouvel imaginaire collectif.
1Hardt et Negri, Déclaration Ceci n’est pas un manifeste, 2013, Raison d’agir, p. 70-74.
2Cf. nos ouvrages Commun, La Découverte, p. 419-420 ; La mémoire du futur, Lux édition, p. 202-203.
3Pablo Stefanoni, « Political interregnum in Latin America : from the constituent to the destituent ? », Latin America at a Glance Recent Political and Electoral Trends, EDUcatt, Milano 2024, 149-170.
4Kant, La religion dans les limites de la simple raison, Œuvres philosophiques III, Gallimard, 1986, p. 226, note de bas de page.
5Cf. https://teoriapolitica contemporanea.blogspot.com