93. Multitudes 93. Hiver 2023
A chaud 93.

Apocalypse non merci !

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« Grand est le désordre sous le ciel, la situation est excellente ! » Ces mots de Marx aux lendemains de la Commune de Paris, que de fois, jeunes, les avons-nous prononcés, davantage par provocation et refus de céder au pessimisme souvent corrélé pour beaucoup à la lucidité et à… l’âge des artères?

Écologie impotente, guerres interminables (la guerre Ukraine Russie débute dès 2014 avec l’annexion de la Crimée, pour ne pas parler de la plaie israélo-palestinienne quasi centenaire). Comme si cela ne suffisait pas, Marine Le Pen aux portes de l’Élysée, Geert Wilders qui remporte les élections aux Pays-Bas, Giorgia Meloni déjà Première Ministre, bref les partis illibéraux et identitaires progressent vers ce tiers des électeurs qui permet d’accéder au pouvoir au sein des démocraties. Leur programme représente surtout une régression vers l’Europe des nations. La trumpisation du monde, de Bolsonaro à Milei en Amérique latine, dessine les contours de la catastrophe annoncée. Les populismes rampent partout, la gauche est réduite à de la figuration dans ce ballet d’un glissement à droite. Devons-nous céder à un effondrisme généralisé de la pensée, immanquablement suivi par une retraite dans l’indignation morale ? Avouons-le : l’érémitisme moral sans théologie ni politique n’est pas notre tasse de thé.

On nous dira : « être raisonnable c’est être lucide face aux catastrophes qui s’approchent ou sont déjà là ». Mieux, c’est intérioriser « la réalisation de la tendance » selon une méthode développée par A. Negri1. N’est-ce pas l’exercice auquel se livre récemment Giorgio Agamben à propos de la pandémie de Covid‑19 en laquelle il voit l’épiphanie d’un contrôle totalitaire de la société par la terreur virale ? Ou Franco Berardi dit Bifo, soutenant que l’humanité va vers une sorte d’auto-extermination qu’on peut faire débuter bien en deçà de la Révolution Industrielle. Donc la tendance serait déjà là comme catastrophe généralisée. Ainsi la raison des guerres, c’est, à en croire Maurizio Lazzarato que Le capital déteste tout le monde2. Sauf que la préconisation négrienne de la tendance réalisée affichait une ambition inverse. On faisait comme si la tendance était déjà là, son chemin tracé, donc la politique révolutionnaire était la capacité de la faire dérailler, voire bifurquer.

C’était cela « l’autonomie du politique » et non comme Mario Tronti le préconisait, le retour au PCI. À la célèbre formule de Gramsci « pessimisme de la raison, optimisme de la volonté », résumé de la tragique expérience d’un vrai communiste qui avait assisté impuissant comme toute sa génération à la montée du fascisme et à son triomphe, Negri, vite traité de « cattivo maestro » (mauvais maître) avait opposé la devise : « optimisme de la raison, pessimisme de la volonté ». La formule avait fait mouche chez beaucoup et remplaçait la plaisanterie de Marx sur la Commune. Face au « revival » d’un gramscisme de pacotille, posons-nous la question : de combien de divisions de la pensée (ou de la croyance partagée), pouvons-nous créditer un optimisme de la raison ?

Écologie impotente, guerres interminables, tropisme des démocraties illibérales, populismes à tous les coins de rues, état d’esprit et pouls des « dominés » « en berne »depuis la pandémie de Covid‑19, serions-nous entrés dans un nouvel ordre du monde évoqué par Joe Biden ou plutôt dans nouveau désordre spécifique du monde ? Sachant que l’ordre qui l’avait précédé était déjà un désordre as usual, une planète vieillissante dans sa population humaine, éteinte dans nombre de ses espèces vivantes, de ses forêts et de ses océans, découvre qu’elle peut avoir une fin pour de bon. Les variations classiques sur le caractère éphémère des Empires ont été remplacées par de nouvelles manières de dire : c’est terminé.

La prise de conscience écologique que le caractère habitable ou non de la Terre sera la variable déterminante est entrée, elle, dans les faits. Les climato-sceptiques sont réduits à de la rhétorique électorale encore payante pour peu de temps et ne croient même plus à leur propre discours. L’urgence écologique bouscule complètement les priorités sociales et sociétales, ainsi que les diverses modalités de la politique qui avaient édifié les régimes démocratiques depuis 1789.

La réouverture des portes du temple de Janus, le dieu de la guerre, en plusieurs endroits du globe, le spectre d’une nouvelle grande crise financière, l’urgence écologique marquée par des catastrophes « naturelles » (de la pollution au réchauffement climatique), la montée des populismes, des démocraties illibérales, toutes ces « joyeuses » nouvelles viennent s’emboîter dans une confrontation froide entre les États-Unis et la Chine, sans pour autant avoir digéré et évacué celle des années 1950-1970 entre l’Ouest et l’URSS.

Nucléaire : trous dans la raquette
ou parapluie des champignons ?

Les « pessimistes de la raison » nous prédisent qu’un incident, même minime, serait capable de nous faire basculer dans l’escalade généralisée et l’holocauste nucléaire. Ces types d’incidents voire d’accidents se sont multipliés dans la guerre d’Ukraine. Force est de constater que malgré son intensité, constatée pour l’Ukraine, la peur d’une déflagration nucléaire généralisée a contenu les guerres dans les limites des affrontements régionaux (Corée, conflits de décolonisation comme le Vietnam, Irak, Afghanistan, Israël/Palestine).

La chute de l’Empire soviétique à partir de 1990 n’a pas levé substantiellement l’équilibre militaire de la Guerre froide et les diverses formes de désordres (financiers, guerres civiles, éclatement de la Yougoslavie, de la Géorgie, de l’Arménie, de l’Ukraine dès 2014, terrorisme islamiste dès 2000) ont été systématiquement contenues en-deçà du bouton nucléaire.

Malgré la prolifération nucléaire contrariée (Corée, Israël, Pakistan, Inde, Iran), qui a donné lieu à l’émergence de puissances nucléaires de second rang parce que virtuelles, la dissuasion nucléaire de premier rang entre les trois puissances occidentales consolidée par l’OTAN et en face, les deux puissances orientales Russie et Chine, demeure en place. Paradoxalement la peur du champignon nucléaire demeure le meilleur parapluie, l’ultima ratio contre tout dérapage catastrophique. La Fédération de Russie qui, comme la Russie Tsariste en 1912, exporte des matières premières et manufacture des armes et des chars basiques, incapable de passer à une démocratie même illibérale, en proie aux maux de la décolonisation de son ancien Empire, ne reste une puissance « mondiale » que parce qu’elle possède plus de 7 000 missiles porteurs de la bombe nucléaire capables de déchaîner l’Apocalypse et, en même temps, parce que, de fait, elle ne s’en sert pas. Cette équation déjà compliquée est rendue complexe par un élément qui a retenu les États-Unis et ses alliés européens en Ukraine : le fonctionnement de cette équation est lié à la permanence au pouvoir de Poutine. S’il subit une trop forte débâcle en Ukraine (mais aussi en Arménie face à l’Azerbaïdjan et des signaux inquiétants parviennent de la turbulente Tchétchénie à l’intérieur de la Fédération russe) et s’il venait à être renversé d’une façon ou d’une autre, nul ne sait par qui il serait remplacé ni surtout si son successeur ferait preuve du même contrôle de la rhétorique du « retiens-moi ou je fais un malheur nucléaire ». Les débordements démentiels de Medvedev ou de Kadirov et l’épisode Prigogine n’incitent pas à l’optimisme. Le désordre politique interne de la deuxième puissance nucléaire est un danger encore plus grand pour les États-Unis que le conflit ukrainien. Voilà pourquoi l’Ukraine a obtenu les moyens de résister à un effondrement mais pas de reconquérir la Crimée, le Donbass et les provinces jouxtant la mer d’Azov. Les Européens partageant le même diagnostic (ne rien faire qui puisse entraîner l’escalade nucléaire) se sont abrités derrière la faiblesse évidente de leur industrie de défense pour que leur aide ne fournisse aucun avantage offensif décisif à Kiev. Dura lex sed lex, ces murs invisibles protègent la claudicante Fédération de Russie d’un effondrement à court terme. Tant pis pour les « maîtres du monde » si ce « containement » se paye par des centaines de milliers de morts ukrainiens et russes.

Taïwan ou le pire n’est pas toujours sûr

Les pessimistes de la raison ont une deuxième carte dans leur manche. L’invasion de Taïwan, à entendre les déclarations belliqueuses de la diplomatie chinoise, serait la suite logique de la guerre d’Ukraine. En fait, il n’en est rien. Le containment de toute escalade fatale, la guerre nucléaire, joue autant pour la Chine que pour la Russie et ce d’autant plus que la Chine aspire à se partager le monde avec les États-Unis. Mais il faut ajouter que l’Empire du Milieu est en position de faiblesse pour défier le leadership américain. Nous avons expliqué3 les problèmes économiques, le risque de crise financière par l’effondrement de l’immobilier, la dévaluation rampante du yuan, l’accès aux composants électroniques les plus sophistiqués indispensables à une montée en gamme dans l’industrie, la menace des pays du Sud qui entraîne des délocalisations, une stagnation de la croissance (entre 4,5 et 3,5 %), etc. Tous ces défis que doit affronter Xi Jinping rendent ce pays éminemment mercantiliste très sensible à d’éventuelles aggravations de sanctions commerciales en rétorsion à la moindre invasion effective de Taïwan. La Chine a parlé, menace d’autant plus qu’elle sait ne rien pouvoir faire. Et il ne s’agit pas de frictions conjoncturelles. Le déclin démographique rapide, l’échec d’un relai du modèle de l’usine du monde par une croissance interne reposant sur une montée en gamme de ses exportations sont bel et bien là. Certes, les résultats flatteurs des exportations de véhicules électriques (la moitié de ce type de véhicules vendus dans le monde) peuvent dans l’immédiat prolonger le modèle mis en place par Deng Xiao Ping à partir de 1978. Mais il n’y a guère d’euphorie au sein du pouvoir et le raidissement autoritaire est un signal de plus. L’importance des énergies renouvelables dans le mixte énergétique est un autre exemple de l’efficacité à court terme d’une planification autoritaire. Pourtant, lorsque l’impératif de croissance élevée est une garantie de paix sociale dans un pays si inégalitaire, produire à n’importe quel prix pour exporter est devenu la priorité des priorités. Tant pis pour la diminution des émissions de CO2, et donc la réduction du rôle du charbon.

Les ministres des affaires étrangères et de la défense dernièrement nommés avaient tendance à ne pas bien percevoir les nuances et la subtilité de la pensée de Xi. Ils ont pris au pied de la lettre les menaces chinoises sur Taïwan ; ils en ont rajouté sur leur maître. Mal leur en a pris. Ils sont passés à la trappe, disparaissant au sens propre pour réapparaître avec des procès dont ils ne se sortiront pas réhabilités.

Lorsque Biden et Xi se sont retrouvés cet automne 2023, l’affaire des ballons espions, les tensions sur le détroit entre Taïwan et le continent étaient passées elles aussi au second plan. Place à un partage foncièrement pacifique du monde. Place au commerce enrichissant les deux parties et la planète ! Xi n’est pas Poutine et il l’a bien fait savoir, reléguant ce dernier à l’humiliante place de second couteau ou de vassal. Au demeurant, la Chine n’a jamais eu d’alliés et son « occupation économique » du monde prend plutôt la forme d’une colonisation par comptoir, à l’instar des Bataves en Indonésie depuis 1600. Il existe bien, avec les États-Unis, une différence d’avis cruciale sur la « démocratie » et la question d’un parti unique. Mais elle n’empêche pas plus de faire des affaires que Biden de traiter Xi de « dictateur » tout en ayant rétabli le téléphone rouge et des contacts directs entre les militaires des deux pays (expérience du mandat de Trump oblige) et en évitant de jeter de l’huile sur le feu économique de son rival via une guerre commerciale. Taïwan peut d’autant plus attendre avec l’Oncle Sam qu’elle fournit 95 % des composants électroniques nécessaires à toutes ses industries, y compris celle d’armement.

Dans le domaine de la géopolitique du monde, côté Ukraine comme du côté de Taïwan, la question n’est donc pas la noirceur de la tendance déjà advenue, ou imminente. Elle est plutôt la faiblesse politique de l’Europe en matière de défense par rapport à son propre allié américain.

Et de façon symptomatique, sur le plan souvent orthogonal au premier, celui de la Gaïa-politique, ou politique de la planète, la catastrophe n’est jamais sûre. Pas plus que l’ampleur des problèmes n’excèderait par définition les ressources de la science sur le livre de laquelle il conviendrait d’inscrire le point final. Ainsi récemment la perspective de remplacer les batteries pour véhicules électriques au lithium par des batteries au sodium-ion paraît amorcer une solution à l’impasse de la filière du lithium4.

Désespérer de la raison scientifique, cette tendance actuelle chez certains écologistes « profonds », vouer aux gémonies le numérique, dont les téléphones portables au motif de leur voracité énergétique, rejoint parfois d’une façon involontaire et paradoxale les conclusions des climato-sceptiques de l’autre bord. En matière de Gaïa-politique, ce qui manque ce n’est pas le fonds, la substance du sujet, mais la volonté des sujets. Là aussi, ce qui manque c’est l’Europe, car la transformation écologique et planétaire est financièrement si coûteuse qu’elle est hors de portée des États-Nations du Nord comme du Sud, s’ils la mènent isolément, et tout aussi loin de leur impératif d’équilibre budgétaire basé sur leur capacité de créer de la monnaie reposant sur leur dette.

Il a fallu de vraies catastrophes (la pandémie de Covid-19 ou la guerre d’Ukraine) pour faire avancer le fédéralisme monétaire et financier européen dans les domaines sanitaires et militaires entre 2019 et 2023. En 2024, la catastrophe populiste et illibérale pourrait bien nous pousser à mettre les mains dans le cambouis d’une constitution des institutions de l’Europe à l’occasion des élections de l’Euro-Parlement.

1Crise de lÉtat-Plan, communisme et organisation révolutionnaire, Galilée, Paris, 1979.

2Éditions Amsterdam, Paris, 2019.