94. Multitudes 94. Printemps 2024
Majeure 94. Justice handie pour des futurs dévalidés

Quels « futurs dévalidés » pour les sourd·e·s ?
Réflexion sur le monde commun

et

Partagez —> /

« La normalité doit […] être définie au niveau des systèmes dinteraction et non pas au niveau des individus. La surdité nest pas en loccurrence une anomalie, elle est un simple fait et une donnée dont il faut tenir compte. Le rétablissement, dans lintérêt de tous, du fonctionnement normal de ces systèmes, implique une remise en cause des modes habituels de faire des entendants. » (Mottez 2006, p. 93)

Penser le monde commun à partir des expériences des personnes sourdes revient, d’abord, à déconstruire la perspective dominante sur la surdité en tant que manque, déficience à pallier : c’est le courant interdisciplinaire des Deaf studies, dans les pays anglo-saxons, qui fournit des outils pour considérer ces expériences autrement. Visant à étudier des personnes sourdes en tant que groupe linguistique et culturel puis à décrire les différentes manières d’être sourd·e·s, les Deaf studies évoluent en parallèle des disability studies : les deux courants partagent un certain nombre d’idées, mais montrent des divergences importantes, notamment du fait que les études du handicap prennent rarement en compte les spécificités linguistiques. Malgré ces différences notables, ces champs d’études s’appliquent tous deux à mettre en évidence les « constructions oppressives agissant sur les personnes sourdes et handicapées » (notre traduction, Brueggemann 2010, p. 260) appelées respectivement audisme et validisme. Concernant l’audisme, il peut être défini de manière succincte « comme un système normatif subordonnant les personnes sourdes et malentendantes par un ensemble de pratiques, d’actions, de croyances et d’attitudes qui valorise les personnes entendantes et leurs façons de vivre (par exemple, entendre, parler), au détriment d’une diversité de mobilités et de langues (des signes). » (Leduc 2017 p. 2) Les recherches des traitements de la surdité, des débuts de l’otologie à la récente thérapie génique, en passant par l’implantation cochléaire pédiatrique, peuvent ainsi être lues comme l’expression des croyances autour de la capacité d’entendre. Mais l’audisme ne se réduit pas à la discrimination et à l’exclusion sur la base des capacités auditives : il consiste également en dénigrement de la langue des signes. Cette forme de discrimination concernant les langues minoritaires ou les dialectes, appelée linguicisme, se place souvent dans des contextes éducatifs, comme le montre l’histoire de l’évincement centenaire de la langue des signes de l’éducation des enfants sourds en France (1880-1977).

Déraciner l’audisme passe alors par la déstigmatisation des langues des signes et la remise en question de l’organisation de notre société autour de la norme entendre, en mettant en lumière son pouvoir prescriptif et normatif et son caractère discriminatoire. Au fond ne s’agit-il pas de déconstruire la déficience auditive en tant que réalité naturelle, objective, neutre (Tremain 2002) ?

Les contre-discours, produits notamment par les Deaf studies, apportent différents concepts − tels que le mot deafhood (Ladd 2003), et sa réactualisation en sourditude (Leduc 2015), ou encore l’expression deaf gain, « gain » ou « avantage sourd » (Bauman et Murray 2009 ; 2010 ; 2014) − qui permettent d’inverser et de repenser le système de valeurs et concevoir différemment les expériences des personnes sourdes. Car celles-ci peuvent exprimer et expriment une fierté liée à la sourditude. De façon similaire aux analyses queer et crip, les perspectives sourdiennes visent à dépasser la hiérarchisation des expériences qui subsiste encore au sein des Deaf studies et des disability studies. Elles contribuent ainsi à façonner « la désirabilité des langues des signes et des cultures sourdes comme des possibles aussi légitimes que le sont les langues orales et les cultures entendantes […] [et] à déconstruire, d’une part, l’altérisation comme site de pouvoir et, d’autre part, la surdité comme site de différenciation et de subordination. » (Leduc 2015, p. 56)

L’émergence de nouvelles pratiques artistiques nourrit et s’appuie sur la prise de conscience de la sourditude, du théâtre visuel, qui a été un des catalyseurs du Réveil Sourd1 (Kerbourc’h 2012 p. 25), au chan(t)signe ou au Visual Vernicular2 aujourd’hui… L’art Pisourd 3 se développe partout dans le monde à travers des différents projets tels que le laboratoire PiLAB Création aux Beaux-Arts de Marseille, lieu de créations contemporaines sourdes, ou l’association Arts Résonnances, qui soutient la poésie sourde. Il est diffusé grâce aux festivals signants (Schmitt 2020), parmi lesquels les plus connus en France sont Clin dœil à Reims ou Signô à Toulouse. Quant aux États-Unis, le mouvement artistique DeVIA4 existe depuis les années 1980. Le point commun entre ces pratiques artistiques consiste à valoriser le visucentrisme, une « orientation visuelle forte » (O’Brien et Kusters, p. 265), due à la perte auditive et à l’utilisation de la LSF : « [d]ans le champ des Deaf studies, le visucentrisme est considéré comme une caractéristique socioculturelle » (notre traduction, O’Brien et Kusters p. 266), et rentre dans la catégorie du deaf gain. Avec cette caractéristique, par l’art, nous assistons donc à une visibilisation de l’existence et de la condition sourde. Un partage du sensible (Rancière 2000) rend possible la création d’un univers commun qui reflète des manières d’être et des sensibilités différentes.

Alors, en prenant en compte les évolutions au niveau des concepts et des pratiques artistiques, peut-on s’attendre à la société de demain qui intégrerait les aspirations deaftopiques5 ? Comment construire le monde commun, où seront reconnues les manières multiples d’être sourd, la diversité sera mise en valeur, où les sourds pourront être fiers de leur(s) identités, de leur(s) langue(s) et ne devront plus « prouver […] leur existence » (Mottez 2006, p. 93) 

Bibliographie

1Il sagit du mouvement démancipation des personnes sourdes émergé dans les années 1970.

2Le VV, créée en 1970 par laméricain Bernard Bragg, se décrit comme un art typiquement sourd proche du mime. Pour voir des extraits consulter ce site : www.visual-vernacular.org/#about

3Le terme « pi » se réfère à « typique ».

4Premier paragraphe du manifeste DeVIA : « DeVIA représente des artistes sourd·e·s et des perceptions basées sur leurs expériences sourdes. Il utilise des éléments artistiques formels dans lintention dexprimer lexpérience culturelle ou physique innée des Sourds. Ces expériences peuvent inclure des métaphores Sourdes, des perspectives Sourdes, et un regard Sourd sur lenvironnement (à la fois sur le plan culturel et sur le plan physique), de la vie spirituelle et de la vie de tous les jours. » (notre traduction, Johnston et Stevens 2016, p 301).

5Le concept de Deaftopia est proposé par Cristina Gil : il « englobe à la fois des futurs et des perspectives utopiques dont rêvent les personnes Sourdes, et […] contient des avertissements dystopiques, tels que la menace dextinction des communautés Sourdes, des langues signées et de la préservation du droit des personnes Sourdes à lexistence. » (notre traduction, Gil 2023, p. 188)