« Les femmes n’ont pas besoin de l’énergie nucléaire ! », « Les femmes vont protéger les enfants ! », « Les femmes vont changer le monde ! » : tels sont les slogans affichés sur le campement des Femmes de Fukushima contre le nucléaire, devant le ministère de l’Économie, de l’Industrie et du Commerce, des femmes venues de vingt-huit départements, dont celui de Fukushima, qui participent à un sit-in entamé le 27 octobre 2011. La directrice de l’ONG antinucléaire Green Action Japan, Eileen Miyoko Smith, nippo-canadienne qui, dès le 16 mars 2011, dans un entretien à la chaîne de télévision Democracy Now, réclamait un élargissement de la zone d’évacuation en déclarant qu’« on ne peut pas protéger les gens contre la réalité », explique le sens de cette action.
Eileen Miyoko Smith : Les Femmes de Fukushima ont décidé de faire un sit-in devant le METI pour réclamer deux choses : la fin des centrales nucléaires au Japon et le droit d’évacuer pour tous les enfants vivant dans des zones très contaminées. Elles réclament donc des compensations au gouvernement afin de permettre aux enfants d’évacuer et d’être protégés. Cela concerne principalement le département de Fukushima, mais d’autres zones situées dans d’autres départements sont concernées, notamment Miyagi, Tochigi, Gunma, Nagano et Yamanashi. Par « droit d’évacuer », nous entendons que le gouvernement doit venir financièrement en aide aux gens pour qu’ils puissent partir. Quand les Femmes de Fukushima ont décidé de faire un sit-in, de nombreuses autres femmes du Japon ont décidé d’y participer et de le prolonger. Demain, nous rejoignons un grand rassemblement pour le quartier de Watari, dans la ville de Fukushima, afin de pousser les autorités à désigner officiellement ce quartier comme zone d’évacuation.
Thierry Ribault : Dans le quartier de Watari, les niveaux de radioactivité mesurés sont nettement supérieurs au seuil donnant lieu à évacuation obligatoire dans le cas de Tchernobyl. Quels sont les résultats auxquels vous aboutissez après plusieurs mois de lutte ?
E. M. S. : Les efforts des citoyens sont toujours invisibles, puisque c’est le gouvernement qui fait les annonces. Mais au tout début, après le 11 mars, il n’y avait pas de radiamètres disponibles et c’est seulement parce que les citoyens se sont équipés et ont commencé à courir partout, à vérifier les écoles, puis ont demandé au département de faire ce contrôle dans toutes les écoles, qu’alors le département s’y est mis aussi. Les citoyens ont ensuite réclamé la décontamination et mené une bataille, ce qui a décidé le gouvernement à proposer d’enlever, dans certaines écoles, la couche superficielle de terre contaminée pour la placer sous le terrain de jeu des enfants, isolée par une couche de protection en surface. Les citoyens ont catégoriquement refusé cette manière de faire et les autorités ont dit qu’elles placeraient cette terre contaminée ailleurs. À chaque étape, l’action semble invisible… pourtant, même si les actions du gouvernement sont insuffisantes, elles n’existeraient pas sans la pression des citoyens. Désormais, nous sommes dans la position de pouvoir demander au ministère de l’Éducation de ramener le seuil d’exposition à 1 millisievert par an quand les enfants sont à l’école.
T. R. : Les actions menées depuis plusieurs mois ont-elles évolué vers plus de fermeté ?
E. M. S. : Oui. De la part de tout le monde. Et pour tout type d’actions. De fait, on ne sait pas toujours qui est qui. Beaucoup de gens agissent. Les individus mènent des actions. Mères, parents, professeurs d’université… toutes sortes de gens. Il faudrait que plus de professionnels mènent aussi des actions, des gens ayant une connaissance dans un champ scientifique ou d’expertise particulier.
T. R. : Avez-vous assisté ou entendu parler d’actes de rébellion plus spécifiquement menés contre « l’Enquête de gestion sanitaire de la population » qu’ont lancée les autorités de Fukushima ?
E. M. S. : Les jours qui ont suivi l’accident nucléaire, il n’y a pas eu de contrôle des radiations. Puis, plusieurs mois après, on demande aux gens, pour chaque jour depuis le 11 mars, de rendre compte dans le détail de chacun de leurs repas, et de leurs déplacements. Les gens sont donc en colère parce qu’ils se demandent pourquoi on s’intéresse désormais de manière si détaillée à leur vie, alors qu’ils ont été laissés dans l’obscurité, et sans aide pendant plusieurs mois. Cette colère est grande, mais elle n’a pas encore trouvé sa cohésion. Le département de Fukushima et le gouvernement japonais n’ont traduit pour les observateurs internationaux ni le protocole d’enquête, ni le questionnaire, qui n’existent qu’en japonais. L’étude est-elle bien conçue ? Quels problèmes pose-t-elle ? Comment peut-on l’évaluer si elle n’est pas accessible, parce que non traduite ? Nous, Green Action, une toute petite organisation, avons traduit l’enquête, mais ce sont les autorités gouvernementales qui doivent le faire, car la traduction officialisée pourra circuler plus amplement, et faire l’objet d’évaluation et de critiques plus nombreuses. C’est d’autant plus regrettable qu’en même temps était organisée une conférence internationale de scientifiques pro-nucléaires [les 11 et 12 septembre 2011] et que la partie japonaise a déclaré être soucieuse d’apprendre des experts étrangers, alors qu’en fait elle n’est pas en état de rendre compte de ce qu’elle est elle-même en train de faire.
T. R. : Les gens ont-t-ils le sentiment de servir de cobayes dans une expérimentation scientifique en cours ?
E. M. S. : La population de Fukushima a ce sentiment, oui, parce que les gens voient bien que la prévention n’existe pas. Par prévention, j’entends « éloigner les gens », notamment les plus vulnérables, de l’exposition : les enfants, les femmes enceintes, les femmes jeunes. Ces personnes ne sont pas protégées de manière prioritaire et les procédures qui obligent à les protéger ne sont pas respectées.
T. R. : Pensez-vous que certains ou certaines envisagent des actions de sabotage contre les données collectées ou les laboratoires concernés ?
E. M. S. : Je ne peux imaginer que soit mené ce genre d’action au Japon. Le 17 août, nous avons soumis une requête au Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations Unies. Cette requête portait sur la violation des droits humains concernant les enfants de Fukushima. Nous listons toutes les actions du gouvernement, du département et des scientifiques individuels comme Shunichi Yamashita, notamment président du comité scientifique de l’enquête sanitaire. Nous avons soumis cette requête et demandé que des inspecteurs viennent mener une enquête. Nous avons appris le 26 octobre que le Haut-Commissariat aux droits de l’homme avait contacté le gouvernement japonais, mais que ce dernier avait répondu qu’il ne pouvait pas, pour le moment, s’occuper de cette requête. Il semble toutefois que le gouvernement japonais ait demandé à ce qu’un envoyé de l’ONU vienne en décembre. Nous avons donc répondu que le gouvernement japonais pourrait le faire maintenant. Le Haut-Commissariat attend une réponse du gouvernement japonais, mais cette réponse n’est pas encore arrivée. C’est donc au gouvernement japonais de répondre. Ces allers-retours ont eu lieu entre le 23 septembre et le début du mois d’octobre. Mais quand nous avons contacté le gouvernement japonais, début octobre, ils nous ont répondu qu’ils n’avaient jamais été contactés par l’ONU. Lorsque nous avons réitéré notre demande il y a quelques jours, ils ont admis avoir été contactés, mais ont expliqué qu’ils étaient occupés, qu’ils attendaient une réponse du Haut-Commissariat et qu’ils n’ont pas encore reçu de nouvelles depuis. C’était la réponse du ministère des Affaires Étrangères le 1er novembre.
T. R. : L’idée reste de pousser le gouvernement à fournir une aide financière pour que les gens puissent évacuer, mais la vie des gens est en danger ; or attendre que le gouvernement fournisse une aide financière pour évacuer, n’est-ce pas prolonger cette mise en danger des populations ?
E. M. S. : Bien sûr. Le risque est grand. Beaucoup de gens ont déjà évacué d’eux-mêmes, et nous aidons ces évacuations, mais il n’est pas possible pour les individus ou pour les ONG de financer des milliers d’évacuations, voilà pourquoi nous réclamons une aide financière. Nous aboutirons probablement à un résultat, mais jusqu’à présent, lorsque les habitants réclamaient l’évacuation, le gouvernement répondait : « décontamination ».
T. R. : Concernant le quartier de Watari, à Fukushima, la tension est vive parce que les autorités craignent que ça ne constitue un cas de jurisprudence pour les gens des communes qui sont dans une situation similaire.
E. M. S. : Le cas de Watari est significatif parce que ce quartier, situé à soixante kilomètres de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, fait partie de la ville de Fukushima, capitale du département. Pour cette raison, le gouvernement ne veut pas désigner ce quartier comme zone d’évacuation. Les bâtiments administratifs du département se trouvent juste de l’autre côté de la rivière qui borde Watari, où vivent 6 500 foyers. Le gouvernement répète qu’il ne fera que décontaminer. Mais à Onami, un quartier dont la taille est 200 fois plus réduite que celle de Watari, les autorités, en menant une opération de décontamination sur une route le long de l’école, ne sont parvenues à diminuer le niveau de contamination que de 11% à 20% par rapport au niveau précédant. En décontaminant, vous ôtez donc au mieux 1/5e de la contamination. Le gouvernement en a conclu que dans cette zone « modèle » d’Onami, cela prendrait six mois pour atteindre un niveau acceptable de décontamination. Si il faut six mois pour décontaminer, qui plus est partiellement, une zone d’une taille 200 fois plus petite que celle de Watari, quand et comment le quartier de Watari pourra-t-il être décontaminé ? Le gouvernement persiste à dire qu’il faut décontaminer et les habitants persistent à réclamer le droit d’évacuer.
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