J’ai essayé de penser ce qu’aurait pu impliquer la transformation de la LCR en NPA[1]. Et le risque d’un échec dans le fait qu’aucun membre du nouveau parti ne donnait la même réponse à la question : quelle est la différence politique entre les deux ? Il serait d’ailleurs plus juste de dire que la réponse le plus souvent donnée restait incroyablement vague, indéfinie, inconsistante : le NPA est quelque chose de « plus large » que la LCR… Pourquoi cette question a-t-elle donc été si peu pensée ? La LCR ne peut-elle que se reproduire ?
Il pourrait y avoir une bonne raison à l’impossible transformation. Elle tiendrait à ce qui faisait la force de la LCR. Faisons un détour en reprenant l’appel de Daniel Bensaïd à lire Charles Péguy. On sait que Péguy se réclame d’un événement fondateur : l’affaire Dreyfus. C’est ce qui va déterminer son existence et jusqu’au plus profond de sa pensée. On pourrait dire que l’affaire Dreyfus est, pour Péguy, l’événement par excellence. Bien sûr, la Commune de Paris l’intéresse (et il publie dans plusieurs livraisons des Cahiers de la Quinzaine les mémoires de Vuillaume, « Les Cahiers rouges », entièrement consacrés à la Commune) mais, quant à lui, il n’en traite jamais comme d’un « événement ». Ce qui caractérise spécifiquement à ses yeux l’affaire Dreyfus, c’est qu’il s’agit d’un combat où, si l’on perd, ce à quoi on tient (au double sens du terme : c’est aussi ce qui nous tient) disparaîtra (pour Péguy, la France, la chrétienté, le socialisme perdront leur âme). Perdre son âme, c’est perdre ce qui permet de vivre et qui peut être considéré comme un « bien commun » de la première importance. Péguy parle à ce propos de mystique qu’il oppose à la politique.
L’événement, c’est ce qui fait pli, au sens de Deleuze. On sait que Péguy fait pli jusque dans son écriture, répétitive, plissée. Romain Rolland, qui fut son compagnon de route, parle de « ses grands morceaux épiques, avec ses énumérations homériques et cette accumulation de petits flots répétés, pressés, s’entrepoussant à l’assaut, et tous ensemble finissant par former d’amples nappes fluviales[2] ». Ce n’est pas un hasard : il y a correspondance entre la forme et le fond de l’écrit chez Péguy. C’est ce qu’avait déjà remarqué Bruno Latour : « ce simple pressentiment interdit de considérer cet aspect de style uniquement comme un problème de forme. Encore qu’une étude purement stylistique s’impose, il nous faut, pour le moment, considérer le style répétitif de Péguy comme le problème de fond de son œuvre[3]. »
Or, le courant politique qui définit la LCR est né d’un tel pli : la lutte à mort contre le stalinisme par Trotski. La défense de la Révolution d’octobre avec un enjeu en filigrane : si cette bataille est perdue (et elle a été perdue…), c’est peut-être toute possibilité communiste (et toute idée de transformation sociale) qui disparaît définitivement de l’horizon. Le communisme perdra sa raison d’exister, son âme. Tant que l’on pouvait penser que la Révolution d’octobre était présente dans la mémoire russe, quelque chose pouvait être sauvé. Mais on peut penser que la Seconde Guerre mondiale a mis fin à cette « durée[4] ». Les trotskistes ne vivaient dès lors plus dans la même durée que le peuple russe.
Mais comment se définir autrement ? Être les enfants d’un tel événement, c’est être mis au risque de ne plus pouvoir/savoir penser quand l’événement s’efface et qu’il s’agit d’hériter désormais d’une double défaite : la contre-révolution stalinienne et la manière dont elle s’est écroulée. Je crois que Daniel Bensaïd est celui qui a le mieux senti cette difficulté. C’est après la chute du Mur qu’il écrit son livre sur Walter Benjamin[5]. Il commence à chercher des ressources en dehors du marxisme : chez Baudelaire, Pascal, Péguy, Sorel, Blanqui. Les militants avaient de quoi attraper le tournis ! Il cherche à échapper à une conception du temps et du progrès dépendant des forces productives et des rapports de production héritée d’Ernest Mandel – et à laquelle font écho Dominique Quessada et Yves Citton dans leur présentation de ce numéro de Multitudes lorsqu’ils évoquent « une critique récurrente, celle d’un spontanéisme naïf qui accorderait une confiance excessive aux développements immanents des forces productives. » (Mandel, Negri : même combat ?)
Le passage de la LCR au NPA pouvait-il être l’occasion d’une refondation qui aurait donc passionné bien au-delà des militants de l’extrême-gauche politique ? Le seul événement (au sens péguyste du mot) qui pourrait obliger le NPA est ce que Isabelle Stengers a appelé le « surgissement de Gaïa » parce qu’il repose à nouveaux frais la question de l’alternative socialisme ou barbarie[6]. Le réchauffement climatique et les ravages du capitalisme doivent modifier toutes les manières de faire de la politique. Dans quelles mesures le NPA s’en saisira-t-il ? Se contentera-t-il d’en faire une « raison supplémentaire » de dénoncer le capitalisme ?
L’affaire du voile est peut-être le premier mauvais signal qui a été envoyé. Avec d’autres, nous avons tenté (de l’extérieur du NPA) de proposer aux militantes féministes de ce parti de faire un tout petit changement dans leur manière d’aborder cette question politique[7]. Nous leur proposions de transformer la proposition qui leur est habituelle : « Nous savons que le voile est le signe de l’oppression des femmes » par celle-ci : « Nous pensions jusque-là savoir que le voile était le signe… ». Ce qui impliquait : « Mais nous sommes impatients/es de vous écouter, d’apprendre avec vous, et prêts/es à remettre en cause ce que nous croyions savoir. » Cette toute petite modification impliquait de ne plus se présenter comme ayant un « savoir sur » mais comme proposant de cultiver un « savoir avec ». Il ne s’agissait pas, comme l’écrivent Dominique Quessada et Yves Citton dans leur présentation de ce numéro spécial, de passer de « référents mystifiants » à « une approche valorisant les différences, les pluralités, les singularités, les hétérogénéités », bref, les « multitudes » – ce terme supposant résolues les questions qu’il s’agit justement d’apprendre à résoudre – mais de créer de l’intelligence collective, c’est-à-dire un devenir, ce qui implique de ne pas le caractériser dès le départ avec un mot lourd, comme l’est le mot « multitudes ».
Créer de l’intelligence collective ne peut pas être un slogan : cela nécessite un apprentissage, l’invention d’un moyen de débattre et de créer un collectif où il n’y a plus ceux/celles qui savent et celles/ceux qui se taisent. Ce changement peut paraître minuscule mais il est pourtant extraordinairement difficile à faire : il suppose une torsion de la pensée, une réorganisation des pratiques, une manière différente de « militer ». Trop souvent il a été compris comme une position tolérante alors que c’est exactement l’inverse dont il s’agit : il ne faut pas être « tolérant » avec les femmes qui portent le voile mais « exigeant ». Nous, qui venons d’une autre tradition que vous, sommes impatients de discuter des dispositifs de pensée, de parole et d’action qui vont permettre une nouvelle fabrication. Et nous acceptons d’entrer en terrain inconnu. On pourrait dire encore qu’il s’agit de passer d’un régime de pensée qui tient de la pédagogie à la politique au sens propre du terme. Dans ce régime de pensée, la dénonciation occupe un statut privilégié. Les événements sont jugés non pas comme l’occasion d’apprendre quelque chose mais comme confirmation de ce que l’on sait déjà et comme occasion de dénonciation. Ce changement pourrait être mis sous l’intitulé « pragmatiste », en référence aux philosophes américains William James et John Dewey.
Mais il serait un peu fou de croire que l’on pourrait inventer et proposer ainsi une « philosophie » susceptible de se substituer à la philosophie propre au courant marxiste auquel appartiennent la LCR et le NPA. Ce serait, à notre tour, faire du « savoir sur » et non du « savoir avec ». Le pragmatisme n’est d’ailleurs pas une philosophie au sens propre du terme. Ce que nous proposions n’était pas l’établissement de nouvelles références philosophiques mais une autre manière de faire de la politique qui était aussi une expérimentation, en elle-même. Après tout, la meilleure manière de tester une philosophie de l’expérimentation (ce qu’est le pragmatisme), c’est sans doute de commencer à l’expérimenter !
Nous avons parlé de « bien commun » et même d’âme ! La question des biens communs est celle qui nous relie aujourd’hui le mieux à celle du communisme. Autant dire que le communisme n’est pas « une idée », contrairement à ce que proclame Alain Badiou !
Il y a deux manières de prendre en compte les biens communs. Soit on dresse la liste de ce qui devrait appartenir à l’humanité de droit et échapper au règne de la marchandise, une liste qui très vite devient sans fin, une liste que l’on pourrait appeler « programmatique ». Soit on considère – position pragmatiste – que les biens communs, c’est ce qu’on est capable de gérer en commun. Ce fut une surprise et une bonne nouvelle d’apprendre que Elinor Oström recevait en 2009 le prix Nobel d’économie. Ce qui l’intéresse, ce sont justement les expériences en train de se faire de gestion de biens communs (aussi bien celles qui marchent parfois depuis des siècles que celles qui ont échoué ou sont en risque d’échouer). Que des économistes « éclairés » aient fait la fine bouche parce qu’Oström parle de l’efficience de la gestion collective des biens communs plutôt que d’en faire une question de principe est aussi atterrant que si les informaticiens créateurs de la licence GNU avaient été dénoncés comme souscrivant aux droits de propriété intellectuelle. Encore une occasion manquée.
Il se trouve que la tradition politique communiste représentée par la LCR ou le NPA n’est pas très sensible à cette affaire de biens communs. Par tradition, les communistes cultivent un idéal d’êtres « détachés », « émancipés », capables de penser abstraitement un monde nouveau, voire même un « homme nouveau ». Or, les biens communs, au sens pragmatiste, sont inséparables des attachements qui les constituent et qu’ils fabriquent. Si la culture d’un peuple, sa langue, est un bien commun, c’est – avant d’être un « bien commun de l’humanité » –, le bien commun d’une communauté particulière qu’il définit, dont il permet l’existence.
Le capitalisme est un grand destructeur de biens communs. On n’a aucune raison de s’en réjouir : cela ne prépare pas le terrain pour une société socialiste – comme Marx le laisse parfois entendre – mais cela nous en éloigne et pourrait même, à terme, rendre tout changement socialiste impossible[8].
Pour reprendre une formule provocatrice de Bruno Latour : plus on est attaché, plus on est libre ! Si les activistes qui viennent au NPA doivent apprendre à se « détacher » des collectifs qui ont jusque-là donnés un sens à leur vie, le NPA fabriquera des militants sans substances, interchangeables et peu convaincants. Des « militants » et non des « activistes », c’est-à-dire des membres d’une armée.
Il fallait donc fêter comme un événement considérable l’arrivée de femmes voilées dans un parti anticapitaliste, et non pas s’en désoler comme d’un souci supplémentaire et d’un débat qu’on ne saurait pas mener. C’était l’occasion d’expérimenter et d’apprendre. Nous vivons dans un monde en risque de désertification et il appartient à ceux qui se veulent communistes de s’allier à tout ce qui peut, et à tous/tes ceux/celles qui peuvent repeupler le monde. Comme l’écrit Bruno Latour : « si l’on appelle politique la constitution progressive d’un monde commun, il est assez difficile, on le comprendra sans peine, d’imaginer une vie commune en commençant par exiger de tous ceux qui aspirent à en faire partie de laisser à l’extérieur, au vestiaire, les appartenances et attachements qui les font exister[9]. »
Péguy opposait mémoire et histoire. La mémoire est ce dont nous héritons et qui nous traverse, ce qui a à faire avec notre âme. L’histoire est froide ; elle s’impose quand la mémoire disparaît. Elle calcule et met en fiches. Quand la mémoire de quelque chose disparaît, il devient très difficile de retrouver le chemin de la mémoire. On le sait avec les sorcières brûlées pendant la Renaissance. Cela n’est pas resté dans nos mémoires parce que la Renaissance coïncidait trop avec nos idéaux du progrès. Le reste devait passer par pertes et profits. Il est difficile, pour reprendre une formule d’Isabelle Stengers, d’avoir à nouveau l’odeur des bûchers dans les narines, de « sentir le désastre ». C’est tout l’effort des sorcières néopaïennes américaines avec Starhawk[10]. Elles auront évidemment les historiens contre elles. Mais qu’importe !
Tant que les communistes cultiveront l’idéal d’êtres détachés, ils ne sauront pas aborder la question des biens communs, ils ne seront pas communistes.
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