Nouvelle République – Alger (22-01-2006)«Il faut s’occuper de la politique, dit-on à l’association Devoir de mémoire, ou c’est la politique qui s’occupera de nous»
«Le bulletin de vote peut être une solution aux problèmes des banlieues» ; «S’inscrire, c’est nécessaire» ; «Reprendre confiance dans la société française» ; «Si tu veux réussir, tu seras soit sportif, soit musicien… ou bien peut-être que tu seras aussi politicien». Voici le genre de choses que l’on entend à satiété en cette fin d’année 2005. Le message est clair : la politique, c’est le vote. Faire de la politique, cela consiste à choisir parmi des candidat (es) désigné(es) par d’autres, celle ou celui qui ira, dans les instances institutionnelles définies par la constitution, exercer un pouvoir aussi médiocre que sans contrôle de la part des citoyens. Dans le meilleur des cas, cela consiste à être ce candidat ou cette candidate. La conception de la politique qui sous-tend le plus souvent tout ce battage est la moins politique qui soit.
Il n’y a en principe pas d’élections générales en 2006 ; les prochaines élections nationales ont lieu en 2007 ; les prochaines élections municipales ont lieu en 2008. Ainsi, la campagne pour l’inscription des électeurs avant le 31 janvier 2005 est-elle d’un enjeu à tout le moins symbolique. C’est pourquoi l’accent est mis sur les inscriptions à Clichy-sous-Bois, dans les banlieues déshéritées, dans les quartiers populaires. Plus que ces inscriptions, c’est le symbole qui compte. On explique : «Pour s’exprimer, il vaut quand même mieux voter que brûler des voitures ! ».
Personne ne soutient qu’il vaut mieux brûler des voitures que voter. Mais il est douteux qu’il s’agisse là de conduites comparables au point d’être considérées comme alternatives. On peut d’ailleurs penser que nombre des révoltés de novembre étaient régulièrement inscrits sur les listes électorales – quand ils étaient majeurs – et même que certains d’entre eux ont à l’occasion déjà voté. Là n’est pas la question. Dira-t-on, par exemple, qu’il vaut mieux s’inscrire sur les listes électorales que descendre manifester dans la rue ? Que participer à des rassemblements de protestation ou d’information ? Que distribuer des tracts ? Que coller des affiches ? Que s’exprimer de l’une des mille manières qu’élaborent au fil du temps les pratiques militantes ? Doit-on considérer que le vote est un substitut général aux autres modes d’expression politique ? Doit-on le considérer comme l’acte politique par excellence ? Ne fait-on de la politique qu’à l’heure des scrutins – ou dans leur préparation ? C’est en effet ce que semblent penser nos élites. Lors de la révolte des quartiers populaires, elles n’ont rien dit qui ait un autre objectif que flatter leurs électorats respectifs. La politique réduite au vote, la politique par intermittence, la politique sur rendez-vous, bien cadrée dans un calendrier électoral, avec des règles du jeu bien ficelées par les pouvoirs en place, c’est la conception de ceux qui nous gouvernent. Ce n’est pas celle des Indigènes.
Identifier le fait de «faire de la politique» avec celui de voter, c’est donner de la politique une vision terriblement réductrice. Limiter la politique au comportement électoral, c’est en promouvoir une conception infiniment passive : c’est refuser aux hommes et aux femmes, aux jeunes et aux moins jeunes dont «la politique s’occupe» quotidiennement le droit d’être au quotidien des acteurs et des actrices réel(les) de la politique réelle.
La République n’apprécie guère que les simples gens s’érigent en acteurs politiques ; a fortiori les «immigrés», quelle que soit leur «génération». La politique, ce n’est pas pour les indigènes. La République, c’est la République des élites, des professionnels ou des semi-professionnels de la politique, formatés à l’idéologie des classes dominantes, épris de pouvoir et d’argent, et qui entendent flatter les possédants et cultiver leur communautarisme gaulois. Que ceux qui ne savent pas choisissent des représentants parmi ceux qui savent, et ceux qui savent les gouverneront pour le compte des nantis. Pour les élites républicaines, s’exprimer en politique doit se limiter à choisir des représentants parmi les candidats à la représentation. Demander la démocratie serait trop leur demander.
Il ne s’agit certes pas ici de discuter l’intérêt que peut revêtir le fait pour les électeurs de se mettre en mesure d’exercer leur droit – voire de l’exercer. Agir en politique, assurément, peut aussi en passer par là. Il ne s’agit pas de mépriser abstraitement, et comme dans l’absolu, la politique institutionnelle et les processus électoraux. Il s’agit juste de ne pas les considérer comme l’alpha et l’oméga de la politique.
Les mêmes qui présentent la société de marché comme un idéal indépassable semblent considérer la politique comme un simple marché de plus, où les politiciens constitueraient l’offre et les électeurs la demande. Or, même si l’on acceptait de filer cette détestable métaphore marchande, il faudrait admettre que les «demandeurs» devraient parfois eux aussi pouvoir prétendre contribuer aux contenus de «l’offre».
En outre, il est des jeux auxquels il est vain de jouer, même en redistribuant les cartes, sans en avoir redéfini les règles. Le jeu de la politique institutionnelle est de ceux là. C’est dans cet esprit que les Indigènes peuvent l’envisager.
Car quand bien même ils se résigneraient à jouer le jeu de la représentation, à tenir leur partition dans le concert électoral, cela ne permettrait pas de dire ni pour qui, ni pour quoi faire. Or, s’il y avait quelque chose à attendre pour les quartiers populaires de la politique institutionnelle, cela ne dépendrait pas simplement du fait que leurs habitants votent plutôt que de se révolter.
Cela dépendrait de leur investissement dans l’élaboration des programmes, des choix politiques, des alliances, des orientations – et aussi dans la désignation des candidates et des candidats. La politique institutionnelle ne peut être un moyen d’action pour une vie meilleure qu’en la subvertissant : qu’en en finissant avec les réflexes délégataires consubstantiels au modèle républicain de la république des élites.
Il importe dès lors aux indigènes d’interpeller à chaque fois que c’est possible les forces politiques qui font de la politique institutionnelle leur métier. La question ne se pose pas de la même manière à chaque scrutin. Pour la présidentielle et les législatives, ils peuvent les interroger sur la manière dont elles prétendent représenter les intérêts des quartiers populaires ; ils peuvent, dans de rares hypothèses peser sur les projets, propositions et programmes que porteront les candidates et les candidats. Parfois, à défaut de pouvoir faire élire tel ou telle, il sera possible de faire échec à telle ou telle candidature. Pour les élections municipales, par contre, ils peuvent dans bien des cas, si telle est la volonté des collectifs indigènes locaux, peser directement sur les scrutins et sur leurs résultats : la simple possibilité de présenter des candidat(es) ouvrira ici ou là celle de négocier l’ouverture des listes ou leur fusion lors des seconds tours, et la rédaction des programmes. Faire en sorte qu’il faille désormais, jusque dans la politique institutionnelle, compter avec les indigènes, est donc un objectif réalisable.
Alors, bien sûr : que l’on souhaite ou non exercer son droit de vote, il faut s’inscrire, lorsqu’on ne l’est pas déjà, sur les listes électorales. Quelle logique y aurait-il à exiger le droit de vote pour les résidents étrangers, si l’on se résignait à laisser ceux qui possèdent ce droit hors de mesure de l’exercer ?
Mais ne faisons pas prendre aux révoltés de novembre des vessies pour des lanternes, et ne cherchons pas à leur faire croire que la solution de leurs problèmes, de ceux de leurs quartiers, de ceux de la société, consisterait à se contenter de choisir entre des candidats qui partagent pour eux un même mépris et poursuivront, contre eux, les mêmes politiques qu’ils mènent depuis toujours.
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