Dans les écritures noires, postcoloniales et décoloniales, les formes de la colonialité, les violences et les destructions coloniales qui s’abattent sur les vies individuelles et les collectivités, portent le témoignage des filiations rompues. Perte du nom. Perte de la généalogie. Perte de la mémoire. Perte de la terre. Les ruptures de filiation mettent en tension une triangulation masculine – les fils réclament les pères manquants et souhaitent la mort des pères substitutifs. Le schème du transfert de paternité domine la compréhension de ces formes itératives de la violence. Dans ce qui suit, j’aimerais cependant explorer ce qu’à partir d’autres figures, féminines cette fois, on peut dire des non-lieux de la mémoire. Notamment la figure des grands-mères. Les traces de l’espace relationnel qui se forge autour des grands-mères dans la littérature et les sciences humaines contemporaines sont difficiles à rassembler. Ce personnage ne marque pas. La vieille femme ne donnera plus le sein. Elle ne sera plus captive de l’appétit des hommes. La grand-maternité se dessine sur le mode négatif d’une maternité épurée – où le corps, devenu infécond, ne vaut plus sur le plan biologique. La grand-mère n’est jamais au cœur d’une trame narrative. Elle raconte, mais n’est pas le sujet du récit. Comment figurer la grand-mère comme personnage politique central ? Peut-on, à partir de ce personnage social et malgré l’effondrement colonial, penser de possibles continuités narratives et mémorielles ? Au-delà de la mélancolie et des trous, des pères disparus ou en exil, du regard perdu et vengeur des fils ? La grand-maternité peut-elle figurer des imaginaires politiques radicaux, qui se nourrissent de récits où les pères, qu’ils soient défaits ou victorieux, ne tiennent plus le premier rôle ?
Pour suivre ce fil, je circulerai entre les textes et les récits des traditions philosophiques africaines et diasporiques, de la littérature féministe. Mais peut-être, plus nettement encore, je réécrirai une histoire congolaise d’exil – celle qui a traversé ma famille.
Continuités mémorielles et narratives
Il existe une courte réflexion, dans la pensée du philosophe Valentin Mudimbe, qui entrelace l’idée des paternités défaites, la figure de la grand-mère et les ruptures mémorielles liées à la colonisation. Dans les littératures africaines et caribéennes du XXe siècle, la grand-mère est « matrice et dépositaire de la mémoire de la famille, du groupe social et de la communauté1 ». Figure oppositionnelle au pouvoir du père, et mieux à celui des faux-pères. La grand-mère porte une mémoire pleine, sans trou, continuée. Elle réinstaure, de manière aimante et non autoritaire, les mémoires familiales et communautaires, là où le faux-père incarne une figure de la perte.
Dans la pensée de Mudimbe, la figure du père, ses silences, son odeur, se rapporte à la structuration de l’ordre colonial sur le continent africain : cet ordre repose sur l’effacement des filiations ; il a substitué à l’ordre ancien le règne des faux-pères – « pères abusifs », ceux qui ont imposé une nouvelle mémoire, de nouveaux systèmes de croyances et de parenté, un nouveau quadrillage territorial, l’importation de nouveaux modes de production2.
La spécification de la structure coloniale, chez Mudimbe, repose sur le schéma d’une double paternité, ou plutôt d’un transfert de paternité. D’un côté, une paternité, non pas nécessairement biologique, mais légitime, qui assure la continuité communautaire : l’« autobiographie paternelle » se fait histoire, « mémoire du monde3 » – incarnant la loi de ce qui doit être transmis et le « signe du futur ». De l’autre, une paternité légale, juridique qui s’est construite abusivement contre la première, à l’occasion de la violence d’un partage (Berlin 1885) et d’une conquête. Les pères africains et noirs ont été défaits par ceux qui déclarent être de nouveaux pères, imposant de nouvelles trames mémorielles et narratives, les pères blancs et européens.
L’espace relationnel et symbolique qui se détraque, dans le monde colonial, c’est celui autour duquel se noue le lien entre le père et le fils. « Qui est vraiment mon père ?4 », interrogent les fils, contestant l’autorité des pères légaux, juridiques. Les pères légitimes, passeurs de tradition, ont été tués, emportant avec eux la mémoire d’un autre monde. Le fils hérite de l’irréparable, d’une perte, s’enfonçant dans la torpeur d’un impossible deuil5.
Comment restaurer les trames narratives et mémorielles qui ont été perdues ?
L’opposition au règne des faux-pères réclame un nouveau régime de paroles, qui retisse les liens malgré l’oubli et la dispersion. C’est dans ce cadre qu’émerge le personnage social de la grand-mère. La voix des vieilles femmes se maintient contre les transferts de paternité, qui soutiennent la structure coloniale du pouvoir. À travers les récits de la grand-mère, les anciens colonisés retrouvent la mémoire. Les grands-mères apparaissent comme des figures « dispensatrices de vie », qui permettent de contrer les discours mélancoliques de la perte, de la mort sociale et de l’oubli.
Un lien singulier se tisse entre la grand-mère, la mémoire, et la destitution des faux-pères, dans l’analyse de l’Afrique postcoloniale. Chez Mudimbe, toutefois, ce lien reste peu théorisé. Une courte page, seulement, dans The idea of Africa. C’est le motif de la mort du père qui domine le récit. La grand-mère surgit comme figure seconde, après le meurtre. Elle se glisse au milieu des paternités défaites et offre une autre perspective sur l’histoire, la mémoire, la traversée forcée des terres et des mers. Figure aimante, figure de la continuité. Le lien qui unit la grand-mère à ses petits-enfants n’est pas celui de la relation d’autorité qu’il faut craindre et qui ne se discute pas, propre à l’ordre patriarcal, c’est la plaisanterie. La sphère de son discours n’atteint pas les adultes mais les enfants. Et le signe du jeu, de la plaisanterie, nous dit Mudimbe, est la « matérialisation d’une douce continuité6 ».
La figure de la grand-mère « ré-actualise ce qui fut et ce qui sera à nouveau7 », sans emprunter les formes inhibitrices du langage patriarcal :
« The reign of the grandmother is the other side of the presence of the father (false or true, it matters little), whose power is questioned in the smile and the memory of the grandmother 8. »
Au-delà de la mort violente du père, il n’est pas sûr que les vieilles femmes soient prises au sérieux – on les laisse dans leur coin, parler aux enfants. Confrontée aux mémoires blessées, la grand-maternité a pour seule utilité la restauration symbolique de la fonction paternelle. Pourtant on peut cesser de penser la grand-maternité à l’intérieur du motif des paternités manquantes. Dans les territoires reconfigurés par la structure coloniale, la grand-mère n’est pas une figure mélancolique, elle personnifie un pouvoir. La première leçon des vieilles femmes : on ne perd pas la mémoire. La seconde leçon : la transmission de la mémoire peut se faire malgré la mort du père.
Gouffre, amnésie et mélancolie
De ce qui précède, deux idées doivent être explorées : la grand-mère instaure un autre rapport, non mélancolique, à la mémoire trouée, blessée. Elle incarne, également, la possibilité d’une contestation de l’ordre patriarcal – celui des faux-pères mais aussi des pères légitimes, en figurant d’autres manières de penser le lien communautaire, les généalogies, les continuités mémorielles, les filiations. Il faut radicaliser ces deux propositions. Soustraire le personnage de la grand-mère à l’espace relationnel construit par le père et le fils. Constituer la grand-maternité comme fonction politique, hors du circuit des affects et de la « sollicitude féminine » qui l’identifierait, normativement, à l’idée d’une maternité redoublée.
Pour cela, il n’est nécessaire de passer ni par la psychanalyse, ni par l’anthropologie. Au XXe siècle, toute une littérature africaine-américaine, féministe, s’est confrontée aux non-lieux de la mémoire, pour tenter de conjurer, ce qu’avec Glissant, on peut nommer l’inconnu du « gouffre ». Dans le roman Mahagony, Mathieu Béluse, le narrateur, évoque la manière dont le peuple des plantations fut confronté trois fois à l’Inconnu : le « ventre » de la cale du négrier, l’« abîme marin » recouvrant les corps jetés par-dessus bord, le « gouffre » (« Quel est donc ce fleuve qui n’a pas de mitan ?9 »). Le gouffre a englouti l’Afrique, l’unité des langues, les noms, les familles, la mémoire des lieux. Dans une interview de 1987, l’écrivaine africaine-américaine Toni Cade Bambara raconte ce que c’est que vivre et écrire à l’épreuve du gouffre :
« I know that we must reclaim those bones in the Atlantic Ocean. Do you know that there is not a plaque, a memorial, a day, a ritual, or an hour that is erected in memorial to those one hundred million bodies in the Atlantic Ocean ? All those African bones in the briny deep. All those people who said “no” and jumped ship. All those people who tried to figure out a way to steer, to navigate amongst the sharks. We don’t call upon that power. We don’t call upon those spirits. We don’t celebrate those ancestors. […] We willingly embrace amnesia […]. More horrendous is the fact that we have all that power that we don’t tap ; we don’t tap into the ancestral presence in those waters.10 »
Dans de nombreux textes de Toni Cade Bambara, la figure qui se dresse contre l’amnésie volontaire (« We willingly embrace amnesia »), c’est celle de la grand-mère ou de la vieille femme. Elle soutient le lien communautaire, non pas en réactivant les lignes de démarcations raciales, mais en convoquant les forces spirituelles – l’autre « pouvoir ». Forces secrètes, forces de la terre, forces dormantes du fond des eaux – dynamiques hybrides où les vivants se mélangent avec les os, les cadavres, les spectres, les revenants, dieux et déesses des rives africaines. Ce « pouvoir » n’est pas celui de César, ni non plus celui des chefs de famille. Il démet les patriarches et rend la voix à celles et ceux qui ne sont plus. La spiritualité, ce n’est que cela : prolonger la vie malgré la mort. L’Atlantique n’est pas un océan, c’est tout à la fois un cimetière, et le lieu d’une révolte.
Les grands-mères et les vieilles femmes enchanteresses traversent les nouvelles du recueil Gorille, mon amour11. Initier à la tradition, écouter la nature, déchiffrer les signes, fabriquer de petits objets qui pervertissent la loi des corps, les grands-mères réactivent la mémoire des traditions cachées – celles qui se font loin du regard inquisiteur des hommes. Elles consolident la communauté, contre les langages normatifs de la majorité, en convoquant les savoirs anciens. Pour Bambara, le rôle des femmes écrivaines noires consiste à déployer des ressources politiques, esthétiques manifestant un certain sens, non réactionnaire, de la communauté12. La communauté noire, si elle existe et si elle doit exister sur les territoires d’Amérique, ne peut convoquer exclusivement la « race » – sur un mode policier, celui du stigmate retourné, comme force de rassemblement. Ce qui l’enfante, ce sont des traditions cachées, capables de ramener les morts à la vie. Capables de surmonter la perte, les corps engloutis dans l’obscurité de la cale, l’abîme de l’océan. Dans l’expérience du gouffre, la grand-maternité assure les continuités mémorielles, non pas celles qui s’attachent à rechercher une référence impossible à la terre originaire, au natal, mais celles qui s’affirment, politiquement, contre la noyade, l’engloutissement meurtrier des corps et leur oubli au fond des eaux. La défaite politique est totale non pas quand le pouvoir et les attributs de l’autorité, qui commande et sanctionne, sont perdus, mais quand toute une communauté se délite et consent à l’oubli de ses disparus ; elle n’enfante et ne raconte plus d’histoires. Contester l’amnésie volontaire et la mélancolie, soit le fait d’être paralysé par le sentiment de la défaite et le deuil. Tel est le sens politique de la fonction grand-maternelle ; elle se constitue indépendamment de la figure des pères, et s’il le faut, parfois, contre leurs penchants autoritaires.
Archives noires, petites histoires, fabulation politique de soi
Cette figuration politique de la grand-maternité ouvre plusieurs lignes de réflexion, dans le champ des black studies et des écritures postcoloniales/décoloniales. Elle permet, tout d’abord, de cliver les archives noires : la question des filiations et des continuités mémorielles ne se pose pas de la même manière dans ce qu’on pourrait appeler, de manière générique, les mondes noirs. L’expérience du gouffre, comme le montre Glissant13, n’est pas une expérience exilique (déplacement, diaspora, dispersion) : dans le passage du milieu, aucun peuple n’a pu se continuer. L’inconnu du gouffre a englouti la langue, les noms, les filiations, la terre natale. Dans l’expérience de la diaspora, ni le nom, ni la terre, ni la langue ne sont perdus – ce qui l’est : la possibilité d’habiter sur les lieux qui ont été quittés. Les politiques de la mémoire se conçoivent différemment : confrontées au triple inconnu, elles prennent la forme du refus – le refus d’oublier les disparus. Confrontée à l’exil, la mémoire réactive le souvenir des localisations et le désir de se réinstaller là où le foyer était implanté14.
Un espace s’ouvre également pour penser des modes de subjectivation politique, centrés sur la fabulation, le récit, qui assouplissent ou parfois même démontent les déterminations natives et/ou identitaires. Trinh T. Minh-ha opère une distinction entre story et history, dans le chapitre « Grandma’s story15 » de Woman, Native, Other. Il y a l’Histoire (history) comme accumulation de faits16, qui soutient l’autorité paternelle – celle qui fait événement, pour la totalité d’une communauté. Et les petites histoires (story/stories), qu’aucune instance de légitimation ne valide et qu’on réserve aux enfants, transmises par les grands-mères. Les grands-mères sont des conteuses ; elles développent des canaux de transmission des récits qui s’écartent de l’Histoire, comme grande leçon paternelle (fatherly lesson), et inscrivent celles et ceux qui les écoutent dans un réseau narratif qui les subjective sur un mode non autoritaire (ni éducation, ni dressage, écoute joyeuse). Quand la collection de petits récits, qui façonnent la subjectivité, fournit la trame figurée, imaginaire d’une revendication matérielle, elle se mue en force politique. La transmission des petits récits participe à la constitution des subjectivités politiques ; elles ne se construisent pas toujours à travers la prise de conscience des multiples assignations policières (race, genre, classe) qui les produisent socialement.
Ainsi, en situation postcoloniale, les défaites de la grande histoire – la mort des patriarches sous les coups de la violence coloniale – n’ont pas empêché la transmission continue des petits récits, non écrits, par le truchement des vieilles femmes. Il y a des pertes irrémédiables : la consignation de l’histoire orale dans les archives écrites par les colons est une capture violente de la mémoire et accompagne l’imposition de nouveaux codes sociaux, de nouveaux langages, de nouvelles paternités aux sociétés colonisées. Mais il est rare qu’on s’intéresse à ce que racontent les vieilles femmes. Malgré l’irréparable de la perte (les paternités ont bel et bien été défaites), elles maintiennent la transmission de petits récits, qui autorisent la multiplication des fabulations politiques de soi. Dans la fabulation, les rapports à la véracité, au réel se relâchent – ce qui semble relever du vécu côtoie souvent les rives de l’imaginaire. La scène de la fabulation n’est pas une scène juridique, punitive, où le sujet, sommé de se raconter, doit répondre à une injonction sociale, qui procède à sa mise en examen17. Quand il fabule, le « je » dérive – les versions qu’il produit de lui-même se composent de fragments de petits récits ré-agencés, parfois incohérents qui disqualifient toute demande d’authentification réclamée par une communauté, surtout quand elle a été violentée. Es-tu vraiment des nôtres ? Ou es-tu un traître ? Prouve-moi ton authenticité ?
La fabulation politique de soi n’effectue aucune totalisation de l’expérience individuelle. Son problème n’est pas « Qui suis-je ? », mais plutôt : « Comment ce qui m’a été raconté me situe et me met en mouvement ? ». Son régime discursif, désinvolte, n’est pas celui de la nécessité, qui renforce lignages et légitimités, soumettant celles et ceux qui les contestent à la sanction sociale. La fabulation de soi ne recoupe pas non plus le leitmotiv de l’identité – prescriptive et normative – qui fixe les coordonnées sociales et politiques du sujet. Elle est conditionnée, certes, par les lieux, les rencontres fortuites qui, toujours, échappent au sujet, mais elle ne vise pas à renforcer l’autorité des mythes, des dynasties familiales, dont la seule vocation consiste à restaurer, intacte, la fonction paternelle. Ces fabulations sont politiques ; elles ne sont pas mélancoliques : elles continuent à produire des trames narratives dans un monde qui n’offre aucun horizon d’avenir.
Paternités inversées : première fabulation politique de soi
Je tends la main à celui ou celle qui me la présente et je le salue :
KIAMBOTE ! (Bonjour !)
YALA KISUKIDI, Mama MUISI FUALANSA ! (Yala Kisukidi, de mère française)
MUANA wa NAMBU wa NZOLA kuna MBANZA-YIDI (fille de NAMBU et de l’amour – sur la terre de MBANZA-YIDI)
NTEKOLO wa KIAYI-KISILA kuna NSANGA (petite-fille des KIAYI-KISILA sur la terre de NSANGA)18
Je sais répéter les noms de mon clan, celui qui fut transmis par la mère de mon père, ma grand-mère. Mukongo ; mon clan, celui des Nambo, établi sur les terres de Kasangulu, dans le Kongo central en République démocratique du Congo. Cette histoire de noms, mon père me l’a transmise, loin de son lieu de naissance (Songololo), sur les terres européennes de l’exil.
Le système de filiation chez les Bakongo (Mukongo au singulier) est matrilinéaire. On peut se demander, assez spontanément, comment la matrilinéarité peut affecter les symbolisations dominantes (patrilinéaires et patriarcales) de la violence coloniale et des non-lieux de la mémoire. Dans cette forme de la parenté, la transmission de la terre passe par le lignage féminin. Les fils appartiennent au clan de leur mère, mais les pères ne transmettent pas la filiation. En Europe, les systèmes de parentés se retournent – de la matrilinéarité à la patrilinéarité, les récits s’infléchissent, de nouvelles histoires sont inventées. J’ai ainsi hérité du nom de mon père – celui que ma grand-mère lui avait donné, lui assurant une place précise dans la généalogie familiale. Mon nom, à lui tout seul, est une collection de petits récits. Ils possèdent une localisation physique réelle : les terres du clan maternel, Mbanza-Yidi. Mais ils entretiennent toute une fabulation de soi : il faut pouvoir l’imaginer – ce n’est pas mon père, mais ma grand-mère qui m’a nommée.
Les pères, en exil, transmettent parfois les récits de leurs mères et les racontent à leurs fils et leurs filles. Ce qu’on m’a raconté : un enfant Mukongo est lié à trois terres – la terre principale, celle de son clan, c’est-à-dire celle de sa mère. Il peut toutefois choisir la terre de son père, ou celle des pères de ses pères. Il aura fallu attendre la chute de la dictature de Mobutu, les deux guerres du Congo, pour que le premier voyage sur les terres familiales ne soit plus différé. Mon père est mukongo et ma mère européenne : parmi toutes ces terres, quelle est la mienne ?
Cette énigme est d’abord politique ; elle ne témoigne d’aucun écartèlement, d’aucune souffrance identitaire ; elle se résout en renforçant le pouvoir infini de la fabulation et des petits récits. Les terres européennes de mon clan maternel, celles où je suis née, ne sont pas des terres d’accueil ; il fallut donc adapter les récits de filiation, raconter de nouvelles petites histoires, s’accommodant plus ou moins avec la vérité, pour m’offrir un espace où habiter. Un enfant né d’un père mukongo et d’une mère venue d’ailleurs n’est pas un étranger dans la lignée de son père ; il trouvera refuge sur les terres du clan maternel de ce dernier. Il faut ainsi pouvoir l’imaginer – mon père est une mère symbolique ; il m’a donné une terre et réinscrite dans une chaîne de filiation matrilinéaire. Celle de ma grand-mère.
Tous ces récits, ces récits de récits s’entremêlent ; ils ont parfois été reconstruits pour les circonstances : faire qu’un enfant de la diaspora, qui a grandi sur le territoire des anciennes métropoles coloniales (France, Belgique), ne se retrouve pas sans terre, sans lieu de refuge. Pour protéger leurs progénitures, les paternités parfois s’inversent, et rétablissent les chaînons narratifs entre les mères, les mères de leurs mères et leurs petites filles.
Je n’ai jamais cherché à consolider ces petits récits en fouillant dans les masses documentaires rassemblées par des anthropologues. Ces réinventions multiples de la tradition se mêlèrent aux contes que mon père me racontait, enfant, qu’il tient de sa mère. Mvuzi et Mayangi ; Ma Nsiese Ye Ma Ngo… Ce qui m’importe, c’est la manière dont elles nourrissent toute une fabulation politique de soi : l’inversion de la fonction paternelle (le père devient une mère symbolique) est créatrice, elle offre aux petites filles, nées sur les terres de l’exil, la possibilité d’imaginer qu’il existe des lieux-refuges.
Territoire-refuge : deuxième fabulation politique de soi
La mémoire qui persiste, indifférente au meurtre des patriarches, est d’abord une terre. L’imagination se fiche de la différence sexuelle, et même, elle ne fonctionne efficacement qu’en la maltraitant. En fabriquant d’autres sexes, des passages, des métamorphoses. Il n’y eut, pour moi, de mémoire de la terre que parce que mon père renonça aux attributs du patriarche pour prolonger la voix de sa mère. Le patriarche est celui qui prétend détenir, autoritairement, les clefs de l’Histoire et sait comment les biens se répartissent dans l’enclos familial. Or la mémoire de la terre qui m’a été transmise n’est pas une mémoire de la propriété. Voici encore un petit récit – non authentifié par les savoirs anthropologiques – qui m’a été raconté : chez les Bakongo, tout étranger peut s’établir sur la terre ; mais il ne peut se l’approprier. Il peut jouir du fruit de son travail (fructus), utiliser la terre (usus), mais il ne peut en abuser (abusus), en disposer comme il le souhaite, l’aliéner. Les Bakongo eux-mêmes ne peuvent pas, en droit coutumier, céder leur terre ; mais sur leurs terres, personne ne peut les rejeter. Il faut ainsi pouvoir l’imaginer : une terre n’est pas une propriété (au triple sens juridique d’usus, fructus, abusus), c’est une mémoire ouverte, un lieu d’accueil. Un espace où se reconstitue et se renforce le lien familial, communautaire, sans pour autant transformer le nouveau venu, l’étranger en figure de l’inimitié.
Au-delà de l’univers des Bakongo et des petits récits qui m’ont été transmis, grands-mères et vieilles femmes, dans l’imaginaire politique, pourraient figurer cela – une relation terrienne à la mémoire, ou plutôt une identification de la mémoire à la terre, qui n’est ni race, ni patrimoine, ni instinct racinaire, mais accroissement de la vie et accueil. Où le rapport à la terre, libre et fécondant, se délie des jouissances procurées par l’accumulation et l’appropriation. Dans Caliban et la sorcière, Silvia Federici montre comment les vieilles femmes incarnèrent, en Europe, une compréhension terrienne de la mémoire, bien spécifique19.
La « transition du féodalisme au capitalisme » est marquée par une privatisation des ressources et notamment de la terre : le mouvement des « enclosures », de la fin du XVIe et au XVIIe siècles en Angleterre, supprime les communaux, le droit pour les habitants d’une communauté rurale d’user en commun des biens sur un espace non approprié. Dans cette histoire du capital, la vieille femme des classes démunies, veuve, sans enfants ou grand-mère, porte avec elle, la mémoire de la libre jouissance, commune, de la terre. Mémoire d’une terre non appropriable, qui est accueil, lieu de subsistance, soutenant la vie. Elle incarne une contestation du nouvel ordre sexuel qui se met en place, sanctionnant le pouvoir des Pères, des patriarches. Ce pouvoir repose sur la double appropriation de la terre et du corps des femmes, devenu bien public.
Les mémoires ne sont pas figées, elles se recomposent, au fil du temps, et réinventent le sens des mots, des souvenirs, en rencontrant d’autres imaginaires (esthétiques, politiques, géographiques…), qu’elles assimilent, effectuant ainsi de nombreux détours. De vieilles images, les petits récits personnels qui se transmettent de manière informelle, d’une génération à l’autre parfois s’infléchissent et se politisent. La mémoire terrestre qui me fut transmise n’est pas réactionnaire ; elle ne défend aucune survalorisation « ethnique » et culturelle. Elle ne s’adosse pas non plus à l’Histoire, érigée comme principe, terrain des gigantomachies paternelles. Elle se nourrit d’un petit récit grand-maternel, soutenu par une unique inquiétude : « où peux-tu faire fructifier ta vie et la faire croître ? » C’est-à-dire trouver un lieu où on ne la diminue pas.
Cette inquiétude prend un sens précis quand elle accompagne un récit d’exil, l’exil politique d’un père. Durant la deuxième moitié du XXe siècle, les rêves des Indépendances africaines durent se confronter à la trahison des frères, ou plutôt aux restaurations paternelles sanglantes et autoritaires, se substituant au règne colonial des faux-pères. Les bourgeoisies africaines naissantes, acoquinées avec les anciens colonisateurs, maintinrent toute une économie politique de la domination, qui ruina les espérances. Sous la dictature de Mobutu, les opposants furent réprimés ; parfois ils s’exilèrent et ne trouvèrent abri qu’en Europe – sur les terres des anciens Empires de France et de Belgique, où ils ramenèrent et parfois fondèrent leurs familles. Persécutés sur leur propre terre, endurant sur les terres de l’exil la faconde ironique de ceux qui demeurèrent des exploitants – n’est-ce pas vous qui avez réclamé l’Indépendance ? – ceux qui pompent et épuisent les richesses du sol. « Où habiter ? », se demandent celles et ceux dont l’exil les a menés dans le ventre d’un territoire hostile. « Où habiter ? », répètent-ils, en regardant leur progéniture, vissée dans les tours grises des périphéries des grandes métropoles européennes.
Espiègle, la voix de la grand-mère se tourne vers sa descendance et reprend le petit récit, qui se prolonge indéfiniment :
« Wa nkumbu aku ye tanina ntoto ! »
« Écoute ton nom et protège la terre ! ».
1 Valentin Mudimbe, The idea of Africa, Bloomington and Indianapolis-London, Indiana University Press/James Currey, 1994, p. 197.
2 Valentin Mudimbe, The invention of Africa, Bloomington and Indianapolis-London, Indiana University Press/James Currey, 1988, p. 2.
3 Valentin Mudimbe, The idea of Africa, op. cit., p. 192.
4 Ibid., p. 192.
5 Valentin Mudimbe, L’odeur du père, Paris, Présence Africaine, 1987, p. 35.
6 Valentin Mudimbe, The idea of Africa, op. cit., p. 197.
7 Ibid., p. 197.
8 Ibid., p. 197 : « Le règne de la grand-mère est l’autre face de la présence du père (qu’il soit vrai ou faux importe peu) dont le pouvoir est interrogé à travers le sourire et la mémoire de la grand-mère. » [Ma traduction]
9 Edouard Glissant, Mahagony, Gallimard, coll. « NRF », Paris, 1997, p. 166.
10 Zala Chandler, « An interview with Toni Cade Bambara » (1987), dans Thabiti Jackson (ed.), Conversations with Toni Cade Bambara, Jackson, University Press of Mississippi, 2012, p. 91 : « Je sais que nous devons réclamer ces os dans l’Océan Atlantique. Savez-vous qu’il n’y a ni une place, ni un mémorial, ni un jour, ni une cérémonie, ni une heure, dédiés à la mémoire de ces cent millions de corps dans l’Océan Atlantique ? Tous ces os africains dans les profondeurs salées. Toutes ces personnes qui dirent « non » et sautèrent des bateaux. Toutes ces personnes qui essayèrent de trouver un chemin pour s’orienter, naviguer parmi les requins. Nous ne faisons pas appel à ce pouvoir. Nous ne faisons pas appel à ces esprits. Nous ne célébrons pas ces ancêtres. […] Nous embrassons volontairement l’amnésie. […] Plus effroyable encore, est le fait que nous avons tout ce pouvoir que nous n’exploitons pas ; nous ne puisons pas dans cette présence ancestrale du fond des eaux. » [Ma traduction]
11 Toni Cade Bambara, Gorille mon amour, Paris, Ypsilon éditeur, 2018, p. 155-156.
12 Zala Chandler, op. cit., p. 94.
13 Edouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1997, p. 40.
14 Sur l’entrelacement de la mémoire et des lieux à travers les récits familiaux, voir : Clémentine M. Faïk-Nzuji, Tu le leur diras. Le récit véridique d’une famille congolaise plongée au cœur de l’histoire de son pays, Bruxelles, Alice éditions, 2005.
15 Trinh T. Minh-ha, Woman, Native, Other, Bloomington, Indiana University Press, 1989, p. 119-151. Je remercie Lotte Arndt de m’avoir indiqué cette référence. (Pour une traduction française de « Granma’s story » : revue Qalqalah, no 3, 2017-06 : https://www.betonsalon.net/IMG/pdf/qalqalah3_2-4-final.pdf)
16 Ibid., p. 119.
17 Judith Butler, Le Récit de soi, Paris, PUF, 2007.
18 Je remercie mon père, Albert Kisukidi Nambo Kiay, d’avoir retranscrit ces salutations en langue kikongo.
19 Silvia Federici, Caliban et la sorcière, Genève, Éditions Entremonde, 2014, p. 352.