L’Union Européenne vit sous un régime de démocratie représentative de type fédéral dont la particularité est d’être en vigueur dans un État qui n’est pas fédéral. Les critiques qui l’accablent aujourd’hui sont en grande partie liées aux ambiguïtés et aux impasses qu’engendre l’enchevêtrement, pas toujours très clair, des pouvoirs actuellement exercés par le Parlement, la Commission et le Conseil. Une autre partie de la critique est plus tranchante : elle récuse le principe même de la construction européenne en l’accusant d’instituer un déni de démocratie. Trois arguments étayent ce réquisitoire : le premier pointe la perte de souveraineté nationale ; le second le manque de représentativité des élus ; le troisième le déficit de légitimité des autorités en place. Des révisions apportées à chacun de ces trois facteurs permettraient-elles de conforter la démocratie dans le cadre européen ?
Souveraineté
L’Union Européenne est, depuis son origine, un projet dont beaucoup assurent qu’il est chimérique : voir des États que l’histoire, les langues et les cultures divisent décider librement de se dessaisir d’un pan de leurs pouvoirs pour se plier à des règles consignées dans un Traité en acceptant d’être sanctionnés en cas de manquement à les suivre1. Le défi que ces pays doivent relever consiste à organiser une « souveraineté partagée2 ». Un tel partage n’a rien d’original dans un monde dans lequel « depuis 1945, quelques trente-cinq mille traités ont été signés par les États qui, par définition, doivent respecter leurs engagements internationaux jusqu’à les placer au dessus de leurs lois3 ». À quoi on peut ajouter que, depuis les années 1980, la globalisation de l’économie, la financiarisation du capitalisme et la dérégulation des politiques publiques ont accéléré le rythme de l’effacement des frontières nationales4. Et que, plus récemment, l’émergence d’un « espace public planétaire » a imposé leur dépassement au nom de l’urgence climatique, de l’éradication de la pandémie de Covid‑19, de la protection des mers et des océans ou de la prolifération des satellites.
La construction européenne vit donc à la croisée de trois souverainetés : celle des États, sur lequel leurs gouvernements et leurs Parlements veillent de façon plus ou moins sourcilleuse ; celle des peuples, qui se manifeste à l’occasion d’une élection dont les règles et les enjeux restent définis au niveau national ; et celle, partagée par les pays membres, qui régit la manière dont les affaires qu’ils délèguent à l’Union sont administrées. Cette distribution donne un caractère parfois incohérent à la prise de décision européenne. Elle contient pourtant deux vertus démocratiques. En premier lieu, elle place l’Europe au cœur des débats dans chacun des pays de l’Union en rappelant leurs ressortissants à leur appartenance à cette autre entité politique. Il suffit de penser à la crise de la dette grecque, à l’adoption du plan de relance après la pandémie, à la procédure d’infraction contre la « loi souveraineté » votée en Hongrie ou à la révolte agricole contre la réforme de la PAC pour le saisir. En second lieu, la souveraineté partagée est une méthode qui invite les dirigeants et les représentants de l’Union à s’entendre afin de fixer les questions d’intérêt commun et nouer des compromis acceptables. Et il peut arriver que ces échanges se concluent par une dérogation qui exempte des pays de l’obligation d’appliquer des textes adoptés par les autres partenaires, voire par la rupture comme avec la Grande-Bretagne.
Les mérites de la souveraineté partagée ne convainquent pas celles et ceux qui affirment qu’elle ruine la démocratie. Le camp de ces partisans d’un retour aux frontières du passé est hétéroclite. On y trouve, d’un côté, les tenants de l’instauration d’un pouvoir qui reprendrait le contrôle sur le destin d’une nation afin de sauver son identité qu’elle le veuille ou non ; et de l’autre, les adeptes d’une sortie d’un carcan qui dépossède les peuples de leur droit de briser les rapports de domination auxquels ils sont soumis pour mettre en œuvre les politiques sociales et économiques de leur choix. La validité de ces deux positions est équivoque. D’un côté, revenir à un État indépendant dont les maîtres jouiraient pleinement de leurs prérogatives à l’abri de murs qui les protègent du regard extérieur serait-il un gage de liberté ? De l’autre, restaurer une autonomie politique permettrait-il à un pays de se soustraire aux règles d’un capitalisme financier qui gouverne l’ordre mondial ?
La souveraineté partagée n’est pourtant pas une pratique satisfaisante de la démocratie. Elle est en effet réservée aux seuls dirigeants qui négocient entre eux des accords (ou actent des désaccords) que les citoyens européens sont voués à recevoir passivement. Comment pourrait-on faire autrement ? Serait-il possible de faire dépendre chaque décision du Parlement, de la Commission ou du Conseil de la consultation des quatre cent cinquante millions des ressortissants de l’Union5 ? Un pareil aménagement est certes imaginable, mais il ne serait pas sans difficultés, en particulier celle de la lourdeur et de la durée du processus. En fait, les citoyens européens utilisent un moyen bien plus direct pour manifester leur souveraineté : la protestation et l’activisme, que ce soit en matière d’urgence climatique, de migrations, de traités de libre-échange, de politique agricole ou d’engagement militaire. La démocratie européenne s’exprime dans la rue lorsqu’elle n’est pas entendue par les autorités dirigeantes. Un peu comme cela se produit régulièrement dans les espaces nationaux.
Représentation
Les députés censés porter les voix des peuples dans l’enceinte du Parlement européen sont élus au suffrage universel tous les cinq ans et au scrutin proportionnel. Ces mandataires figurent sur des listes fermées composées par les partis nationaux et siègent au sein de groupes dont leurs mandants ne connaissent parfois ni l’existence ni la ligne politique qu’ils choisiront au moment d’adopter des lois, de ratifier des traités ou de décider de la présidence de la Commission. De fait, le vote se fait donc un peu à l’aveugle ; et c’est peut-être ce qui explique que cette élection reste considérée comme « subsidiaire » et ne mobilise pas plus de 50 % des votants. Pour les analystes, ce taux de participation n’a rien d’anormal puisque c’est celui qui prévaut dans les États fédéraux comme les États-Unis ou la Suisse.
L’abstention n’est peut-être pas le meilleur critère pour juger de la teneur démocratique d’un régime politique. Ce n’est pas ce que croient celles et ceux qui considèrent que le passage aux urnes vaut adhésion des citoyens au projet qui les englobe. L’obsession des partisans de l’Europe est donc d’élever le niveau de la participation à ce scrutin. On peut leur proposer deux pistes pour y parvenir. La première consisterait à mettre en place un système représentatif exclusivement européen, avec des partis, des listes, des programmes qui transcendent les cadres nationaux, en dotant le Parlement d’une fonction décisionnelle et d’un droit de contrôle élargi, voire de véto, sur les décisions du Conseil et de la Commission6. Ce choix aurait l’avantage de mettre fin à ce qui plombe cette élection : le fait qu’elle sert d’exutoire à des querelles purement nationales et vide le vote de tout rapport au fonctionnement de l’Union et à la manière dont elle prend des décisions. La seconde piste serait d’instituer un régime fondé sur un Président élu, disposant d’une administration à sa main, et placé sous la surveillance de pouvoirs législatif et judiciaire pleinement indépendants – ce qui permettrait d’envisager sans crainte la relocalisation de sites de décision au sein d’instances élues dans les régions ou les bassins de population auxquelles l’Union garantirait un statut, une autonomie et la pérennité. Qui sait si l’une de ces refontes institutionnelles ne raviverait pas le sens du vote et l’envie d’aller aux urnes ?
Légitimité
Dans tout régime de démocratie représentative, la légitimité conférée aux dirigeants procède de trois sources : l’élection ; le fait que les politiques publiques promulguées par ces autorités respectent les principes et l’esprit d’un État de droit ; la rectitude et l’à propos des pratiques que ces autorités mettent en œuvre dans leurs activités quotidiennes. L’Union Européenne remplit formellement les deux premiers de ces critères. En ce qui concerne l’élection, ni l’organisation ni le résultat du scrutin ne font jamais l’objet de contestation, même si seule la moitié de l’électorat s’exprime. Pour le second critère, une « Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne », dont la valeur contraignante s’impose depuis qu’elle a été intégrée au Traité de Lisbonne de 2007, force l’exécutif à se plier aux prescriptions de l’État de droit (indépendance de la justice, pluralisme de l’information, liberté de manifester, liberté d’opinion et de religion, droit des minorités, etc.). Elle assure, par ailleurs, aux États et aux citoyens la possibilité de porter plainte auprès de deux Cours de justice en cas de manquement à ce code de bonne conduite. Il faut noter que le souhait de certains partis de se débarrasser de ces juridictions fait penser qu’elles ne sont pas purement décoratives.
Qu’en est-il du troisième de ces critères ? L’administration européenne est régulièrement accusée de vivre dans un entre-soi déconnecté des préoccupations concrètes des populations dont elle détermine certaines conditions de vie. Le sentiment démocratique serait-il renforcé si la distance qui sépare les citoyens européens des cercles qui les gouvernent était réduit ? Une première manière de le faire serait d’encourager la prolifération de contre-pouvoirs disposant d’un véritable droit d’interpellation sur les décisions de l’Union – ce qui serait plus approprié que d’abandonner cette tâche aux manœuvres des 12 500 « lobbies » recensés à Bruxelles. La seconde consisterait à réunir des assemblées de citoyens tirés au sort dont les délibérations seraient étroitement associées à la confection des textes soumis au Parlement européen. Ce qui est déjà en partie le cas, de façon ponctuelle (sur des thèmes choisis par les autorités) et purement consultative (formulation de recommandations).
On ne saura sans doute jamais si les changements suggérés ici auraient réussi à « démocratiser » l’Union Européenne. C’est que, pour les mettre en application, il faudrait modifier le Traité de Lisbonne qui décrit le cadre procédural s’imposant au travail des institutions européennes ; et il est très improbable de rallier l’unanimité des pays membres pour le faire. Faute de mieux, il va donc falloir se contenter de cette pratique un peu sauvage de la démocratie contenue dans la manière chaotique dont les politiques de l’Union sont décidées, mises en œuvre et amendées en mêlant, de façon toujours contingente, droits de l’Europe, droits des nations et droits des citoyens. Ce constat devrait alimenter la démobilisation des citoyens qui voudraient que ces politiques réduisent les inégalités et les injustices inhérentes à cet ordre libéral qui bafoue l’esprit de la démocratie. Mais il faut sans doute se faire une raison : tant que les élus et les représentants n’auront ni le courage ni la capacité ni l’envie de reprendre la main sur les maîtres de la finance et de l’économie, aucun pouvoir politique, qu’il soit national ou européen, n’aura les moyens de renverser cet ordre. Il n’est bien sûr pas interdit de rêver. Mais un peu de réalisme fait penser qu’il faut s’attendre à ce que l’Union continue à faire vivre l’esprit de la démocratie à sa manière, chancelante. E la nave va…
1S. Benhabib, « The New Sovereignism and Transnational Law : Legal Utopianism, Democratic Scepticism and Statist Realism », Global Constitutionalism, 5, 2016.
2Z. Laïdi, La norme sans la force. L’énigme de la puissance européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2005.
3B. Badie, Un monde sans souveraineté, Paris, Fayard, 1999, p. 87.
4J. Quiggin, « Globalization and Economic Sovereignty », The Journal of Political Philosophy, 9 (1), 2001.
5M. Avbelj, « Theorizing Sovereignty and European Integration », Ratio Juris, 27 (3), 2014.
6Voir la description de l’acharnement qu’il faut déployer aujourd’hui pour faire adopter une directive que donne L. Chaibi, Députée Pirate. Comment j’ai infiltré la machine européenne, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2024.