Sur les questions « esthétiques », il y a au moins deux catégories de gens qui ne s’entendent pas : les artistes et les militants politiques. Parmi les artistes, tous n’invoquent pas nécessairement l’idée théologique de « création », mais tous en revanche sont prompts à revendiquer l’autonomie de leur pratique. Les militants méprisent bien évidemment une telle attitude, où ils ne voient qu’incapacité à agir dans le champ social ; à quoi les artistes répondent spontanément aujourd’hui que « leur » politique est contenue dans leur geste même, qu’elle se trouve dans leur œuvre. Et il faut bien dire qu’ils ont au moins raison sur un point : rares sont les militants qui mesurent l’importance, du point de vue politique, du travail de construction de l’expérience sensible.
Pour autant nous n’accorderons aucune confiance à cette manière qu’ont les artistes de s’abriter derrière l’image qu’on leur a construite et à laquelle ils semblent avoir envie de croire à nouveau. Il s’agit donc pour nous de rejeter cette image désuète de l’art et des artistes, mais d’un point de vue qui ne se confonde pas avec celui qu’adoptent généralement les militants, c’est-à-dire en prenant la mesure de ce qui se joue là. Le terme d’« art », supposé exprimer ce qu’il y a d’essentiel dans les actes de filmer, de peindre, d’écrire, de construire etc. ne parvient qu’à détourner de ceci qu’il s’agit précisément d’actes, qui comme tels produisent des effets sur la sensibilité. C’est pourquoi nous parlerons plutôt de pratiques « esthétiques » (littéralement : pratiques de la sensation), nous souvenant par ailleurs que la sensibilité est historiquement construite, c’est-à-dire jamais définitivement fixée.
Tout acte esthétique est la configuration d’une expérience nouvelle. Il fait exister une modalité du sentir qui ne lui préexistait pas. C’est cela seul qui nous intéresse dans ce qu’on appelle encore « l’art », et non pas les œuvres singulières considérées comme des dispositifs autonomes. La fabrique du sensible sera donc un observatoire des transformations de notre faculté de sentir, toujours déjà collective. L’expérience sensible est à construire, et cette construction est un enjeu politique réel qui a des implications immédiates au niveau même de nos modes d’existence. On ne sent pas, on ne vit pas de la même manière selon par exemple, et pour s’en tenir au niveau le plus immédiat, que l’on soit environné d’édifices recouverts de façades-miroirs opaques ou revêtus de verre coloré modulateur de lumière : l’expérience vécue de l’habiter, de la ville, n’y est pas la même. Mais aussi : si les films de Spielberg nous sont odieux, ce n’est pas en fonction de l’« idéologie » qu’ils véhiculeraient, mais du fait du rapport à la sensibilité visuelle-auditive (récognition, connivence, impact…) qu’ils induisent etc.
Rappelons que le projet explicite de procéder en toute conscience à une construction du monde sensible a été celui des avant-gardes du début du siècle. Il peut être vu comme le pari d’une capacité des opérations de l’art à investir le « non-art », les formes de la vie elles-mêmes. Intuition d’une constructibilité radicale de notre univers sensible qui est à la base d’une tentative pour donner corps au monde en tant qu’habité en commun. A l’heure où les avant-gardes semblent universellement décriées, ils nous semble pourtant plus que jamais nécessaire de reprendre quelques uns de leurs principes : refuser d’abord de distinguer a priori entre arts majeurs et arts mineurs, arts nobles et non-nobles ; considérer que les pratiques esthétiques ont essentiellement à voir avec la vie même, et non de façon incidente ; ne pas les dissocier enfin du problème du travail et des ses mutations. A cet égard, notre contemporanéité nous impose de partir de l’hypothèse d’une indistinction tendancielle entre travail et non-travail, qu’il s’agisse des loisirs, de l’intimité, de la reproduction de la vie ou de la créativité. Car c’est aussi par là que la sphère de l’« art » est remise en question, du fait de sa difficulté toujours plus grande à distinguer les gestes qui lui sont propres de ceux qui définissent la production que les économistes appellent « postfordiste ». La fabrique du sensible trouve là un autre sens, qui est en même temps un nouveau champ de résonance : celui de la production étendue désormais à tous les domaines de la vie. Cet angle de vue n’aura pas cependant de prééminence eu égard à l’investigation des expérimentations sensibles de notre temps ; disons simplement que celles-ci ne seront jamais soustraites.
En définitive, nous tentons ici de définir un espace où se nouent l’expérience sensible historiquement construite, les modes de vie et les rapports de production. On peut comprendre alors que ce soir de l’intérieur des pratiques esthétiques, telles du moins que nous les avons présentées, que se laisse appréhender la dimension politique de ce que l’on a trop longtemps abrité sous le douteux vocable d’« art ».