86. Multitudes 86. Printemps 2022
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Ukraine-Europe, le deuxième tournant décisif

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À l’heure où nous bouclons cet HO nous ne savons pas quelle issue immédiate aura la grande guerre d’Ukraine, sachant que depuis 8 ans elle vit une petite guerre permanente comme d’autres pays d’influence russe, la Moldavie, la Géorgie, la Bosnie-Herzégovine.

Assiégé par une terrifiante armada, le président ukrainien Zelensky dont la famille a été massacrée par les nazis a répliqué au dictateur et satrape gazier Poutine qui l’avait aimablement traité de nazi et de drogué : « Vous pouvez essayer de me tuer, j’y suis prêt car je sais qu’une idée vit en moi et qu’elle me survivra »1.

Il avait également répondu au pays le plus puissant du monde qui lui proposait de l’exfiltrer à la barbe des Russes : « je n’ai pas besoin d’un taxi, mais d’armes ».

Il y a gros à parier que cette double bravade restera dans l’histoire aussi célèbre que le « de la poudre et des balles » de l’enfant grec aux yeux bleus de Victor Hugo2. La libération de la Grèce de l’Empire Ottoman avait été le signal d’une véritable prise de conscience « européenne » qui fut le prélude aux révolutions nationales de 1848 et à l’effondrement de l’ordre du Traité de Vienne de 1815. Un récent appel publié dans le quotidien Le Monde3 proposait d’admettre l’Ukraine comme candidat officiel à l’entrée dans l’Union européenne. Mais compte tenu des progrès fulgurants que son invasion par la Russie a fait faire à l’idée d’une souveraineté démocratique européenne, elle a bien mérité une entrée immédiate4. Chaque européen partisan d’un vrai gouvernement fédéral de l’Union devra lui ériger une stèle reconnaissante. « Les Ukrainiens sont de notre famille » comme l’a souligné Ursula von der Leyen.

Le blitz krieg raté de Poutine et le spectre de l’enlisement russe

Les experts militaires répètent à l’envie que les cartes sont pliées de toute façon que ce n’est qu’une question de jours pour que Kiev tombe et l’Ukraine avec.

Ce « de toute façon » est la mère de toutes les erreurs. Car atteindre l’Ukraine par une tête qui se nomme Kiev en 48 heures, sans lourdes pertes et changer de régime en liquidant Zelensky avec ou sans procès est une chose. Mener un siège de plusieurs semaines sans parvenir à installer autre chose qu’un gouvernement fantoche, à un prix exorbitant en matériel et en hommes en est une autre.

En 2014, au début de la guerre d’Ukraine qui se traduisait par l’annexion de la Crimée et l’appui russe aux sécessionnistes du Donbass, Poutine avait limogé son ministre de la Défense accusé de corruption, comme son chef d’état-major. Il avait remplacé ce dernier par Valeri Guerasimov, qui présida à la modernisation de l’armée russe et qui était à la manoeuvre du 24 au 27 février en Ukraine. Or ce dernier, tirant la leçon des interventions américaines en Irak, prône une “guerre hybride” à la russe, qui terrorise l’adversaire par maîtrise du ciel et des bombardements sans faire retentir les armes au sol. “Les actions à longue distance et sans contact contre l’ennemi deviennent le principal moyen d’atteindre les objectifs de combat”, avait-il écrit dans un article en 2013 pour dénoncer les ingérences occidentales lors des révolutions de couleurs contre des régimes pro-Moscou.5 

Leçons tirées par l’armée russe de ses déconvenues en Afghanistan, Tchétchénie, en Syrie ? Sans doute : Poutine a cru comme Guerasimov à la guerre d’intoxication idéologique, aux frappes aériennes et à peu de combats de rue, sauf ceux exécutés par des marionnettes sécessionnistes. Après quelques jours peu concluants pour les forces russes, Poutine a fait appel pour l’occupation du terrain au sinistre Ramzam Kadyrov et à ses 12 000 hommes des escadrons de la mort qui s’illustrèrent en Tchétchénie en 2008, tandis qu’on fait état par ailleurs, d’une importante présence des mercenaires de Wagner en Ukraine avec pour mission spécifique d’éliminer W. Zelensky.

Des bruits non encore confirmés font état de tension fortes au Kremlin entre l’armée qui a vendu la guerre comme une promenade militaire et les diplomates qui mesurent l’isolement du pays et le poids des sanctions, ce qui achèverait de prouver que Poutine a sous-estimé le sentiment national ukrainien alors que huit ans de guerre ont éloigné de la Russie une très grande majorité des russophones de ce pays comme si ce pays n’avait jamais connu la révolution démocratique de Maïdan. Il ferait alors porter le chapeau de cet échec sur le terrain à l’armée.

Il est symptomatique qu’il ait changé d’avis en trois jours. La résistance ukrainienne le contraint à des batailles de rues que l’infiltration et le sabotage n’ont pas pu conjurer. Les exemples de résistance à tous les niveaux de la population, dans tous les compartiments de l’affrontement dont celui des réseaux sociaux ou de la soudure de piège antichars, se multiplient. L’indien Amartya Sen, prix Nobel d’économie, avait établi que « la famine apparaît seulement là où il n’y a pas de démocratie »6. On peut ajouter probablement un corollaire : plus la démocratie est entrée dans les moeurs d’un pays, plus le gouverner à coup de pronunciamentos militaires est compliqué, coûteux, voire impossible. En témoigne le lamentable appel de Poutine à l’armée ukrainienne de « déposer son président » pour susciter un Pétain local qui collaborerait avec la Russie, tandis que Zelensky multiplie les adresses en russe à la population qui n’avait pas été tenue au courant de l’invasion hors du Donbass, ni du siège des grande villes, ni non plus du niveau élevé des pertes de l’envahisseur.

Le ralentissement du conflit est fertile en retournements multiples : la Russie est ainsi passée le 27 et 28 février de menaces nucléaires à des offres de négociations en Biélorussie doublées de tentatives d’infiltrations par des commandos de saboteurs et le lendemain, à des déploiements massifs de colonnes de blindés. Mais chaque aggravation du conflit voit monter en puissance la réaction occidentale (G7, les États-Unis, l’Otan, le FMI) mais aussi une réaction spécifiquement européenne. Dernière gaffe ruse qui trahit l’inculture profonde du maître du Kremlin qui donne des leçons d’histoire à tout le monde : lundi 28 février, les forces russes ont attaqué à coups de bombes l’antenne de télévision de Kiev. Or cette dernière est située juste au-dessus du ravin de Babi Yar, endroit où près de 34 000 juifs ont été exécutés dans des fosses communes par les troupes nazies en 1941. Comme le souligne Le Temps 7 : « Volodymyr Zelensky, lui-même juif, y a également fait allusion: «A quoi bon dire «plus jamais ça» pendant 80 ans, si le monde reste silencieux lorsqu’une bombe tombe sur le site même de Babi Yar?»

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Qu’annonce la guerre globale en Ukraine ?

La catastrophe pour Poutine est que d’ores et déjà, quelle que soit l’issue de la guerre d’Ukraine sont en train d’être atteints des buts opposés à ses objectifs stratégiques. Là réside le véritable enlisement8.

Le matin de l’invasion russe, le Président Macron qui avait essayé jusqu’au dernier moment de retenir Vladimir Poutine, a expliqué que cet événement faisait entrer l’Europe et le monde dans une « nouvelle ère » aux multiples conséquences. « Les évènements de cette nuit sont un tournant dans l’Histoire de l’Europe et de notre pays. Ils auront des conséquences durables, profondes sur nos vies et sur la géopolitique de notre continent ». Rien ne sera plus comme avant. Diagnostic assez largement partagé, en particulier par Olaf Scholz le chancellier d’Allemagne. Sauf que l’on peut déduire de cette rupture, des perspectives diamétralement opposées :

1. Pour ceux qui sont restés arrimés au souverainisme des États Nations issus des Traités de Westphalie au XVII° siècle, la guerre en Ukraine montre que l’ordre issu de la deuxième guerre mondiale, de la Guerre Froide et de l’effondrement de l’URSS comme du Pacte de Varsovie ne tient plus et que par réalisme il faut renégocier avec la Russie pour lui trouver une place que les Américains n’ont eu de cesse d’éroder sans contrepartie. Les réalistes qui veulent composer avec le régime autoritaire de Wladimir Poutine continuent à penser l’avenir sous forme de partage de zones d’influence et de souverainetés nationales, y compris si cela impose la coexistence armée avec des régimes très autoritaires. Cette vision cynique est celle de Donald Trump, de Xi JinPing, de Vladimir Poutine et des nostalgiques de l’Europe des Nations qu’entendent restaurer Marine Le Pen, Éric Zemmour. Mais une partie de la Gauche en France, au Brésil restent prisonnière de ce même cadre quand elle tient beaucoup à distinguer le coupable de l’agression (Poutine) des vrais responsables selon elle : l’Otan, les Américains et le capitalisme néo-libéral. Comme si la question de la nature des régimes (démocratiques ou despotiques) était secondaire. Or ce dont Poutine ne veut à aucun prix, ce n’est pas du capitalisme ; il l’a laissé prospérer en Russie sous sa forme la pire, celle des oligarques et de ce que Cornelius Castoriadis avait identifié comme la stratocratie, ce régime dominé comme Sparte par l’armée. Son ennemi absolu, c’est l’insurrection démocratique, la lutte contre la corruption à tous les étages, seuls capables de renverser son régime.

2. Pour d’autres, europhiles convaincus, fédéralistes, au rang desquels il faut compter désormais une large partie des dirigeants actuels des États membres de l’Union Européenne dont évidemment Emmanuel Macron, cette nouvelle crise à chaud qui déjà avait remis l’Europe en guerre avec les affaires Yougoslave, Géorgienne, Arménienne, Moldave, est à la fois le signe et l’occasion de l’avènement d’un nouvel ordre européen au sein de l’Union. La situation est mûre pour que l’Europe fasse un saut institutionnel décisif. Après la crise du Covid qui a ouvert la porte au moment hamiltonien de l’Union Européenne avec l’adoption d’un budget fédéral financé par un emprunt commun pour relancer l’économie et donc constitue un Trésor fédéral des pays membres, la guerre d’Ukraine vient d’ouvrir, de façon inattendue et providentielle, la porte à la constitution d’une Europe de défense et d’une politique de puissance dans les affaires étrangères. La possibilité que la Commission Européenne finance par un emprunt co-garanti par les États membres, avait été obstinément refusée avant 2019 par les États frugaux du Nord, les États souverainistes de l’Europe de l’Est pour qui la thèse de la « souveraineté limitée » du Pacte de Varsovie évoquait des souvenirs insupportables et enfin par l’Allemagne Fédérale de Wolfgang Schauble (voir la crise grecque de 2008). La Pandémie de la Covid19 a fait sauter ces résistances. Trois semaines avant le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine, qui eût donné un kopeck d’une dépense supplémentaire de l’Union de 450 millions d’euros pour fournir des armes à l’Ukraine attaquée (en plus des diverses aides décidées par des États membres) ? Qui eût prédit que l’Allemagne accepterait de fournir des armes létales sur un théâtre de combat à 1500 km de Berlin, Fermerait Nord-Stream2 ? S’engagerait à voter un budget de défense supérieur à 2% du PIB ? Les 100 000 manifestants de Berlin et le cabinet d’Olaf Scholz ont fait sauter un verrou décisif à la construction d’une force européenne de défense crédible. Au demeurant, la construction d’une Europe puissante dotée d’une défense et d’une autonomie militaire a sans doute progressé sous le double impact des trois derniers présidents des États-Unis : Obama avait déjà indiqué que le centre de gravité du monde était devenu pour les Etats-Unis la zone indo-pacifique. Trump avait lui, invité les Européens à financer eux-mêmes l’Otan. Avec Biden, président d’un pays dont 70 % des citoyens ne veulent pas mourir pour l’Europe, il a été signifié clairement aux alliés de l’Otan qu’aucun GI ne se battrait pour l’Ukraine. Ce détail n’a pas échappé à Poutine.

Bien entendu la puissance européenne ne peut pas se réduire à un programme de réarmement de l’Europe, fondée sur le désir de paix. Il implique des responsabilités nouvelles en matière de justice, de démocratie, de lutte pour la sauvegarde de la planète. Les armes sans Maïdan, un discours de puissance sans contenu pour l’humanité, sans lutte contre la corruption c’est aussi réactionnaire que la chimère de Poutine.

Il faut parler d’une prise de conscience européenne, à la base comme au sommet, que l’Europe doit s’occuper de sa sécurité et de la paix planétaire et qu’elle ne peut le faire qu’en commun, aucun État membre n’étant capable de le faire seul. Qui eût imaginé il y a un mois que le gouvernement danois annoncerait son intention de soutenir les volontaires qui partiraient combattre pour Kiev ? Qui aurait pensé à Moscou que moins de vingt-quatre heures après la menace de Poutine de mettre en état d’alerte ses forces nucléaires, la Présidente de la Commission Européennes répliquerait du tac au tac par l’exclusion de la Russie du système Swift de règlement des transactions internationales et une rafale de sanctions économiques; complétées par l’interdiction pure et simple des chaînes de désinformations russes comme Russia Today et surtout par l’affirmation que les Ukrainiens sont « des nôtres »? Enfin le comble : Poutine voulait officiellement que l’Ukraine ne rentre pas dans l’OTAN et plus officieusement que ce joyau de l’Empire Russe ne tombe entre les mains de l’Union Européenne. Le Président Zelensky, assiégé dans Kiev, tout en acceptant des pourparlers avec les Russes, a poussé le bouchon encore plus loin en demandant une adhésion d’urgence de son pays à l’Union (pas à l’OTAN) en visioconférence en direct avec les membres du Parlement Européen. La réponse immédiate du Président du Conseil Européen Charles Michel est plutôt encourageante car il s’est contenté de souligner que tous les pays membres n’étaient pas encore d’accord. Il n’importe, car la prise de Kiev et la fabrication russe de nouveaux Guernica pourrait très bien convaincre les États membres réticents aujourd’hui à donner leur accord demain.

 

Poursuivons l’inventaire de l’étendue des transformations accélérées qui viennent de se produire en une dizaine de jours alors qu’on compte d’ordinaire en dizaines d’années pour obtenir une seule d’entre elles. Qui aurait parié un sloty ou un forint, le 20 février 2022, que la population polonaise ou hongroise dirigée par des gouvernements populistes, ennemis des réfugiés syriens ou afghans à la frontière du Belarus, accueillerait les dizaines de milliers de réfugiés ukrainiens ? Que l’Union Européenne qui n’avait à la bouche que la lutte contre l’immigration et le renforcement des frontières par des grands murs, en viendrait à débloquer des millions d’euros pour accueillir un nombre de réfugiés sans précédent ? Reste à faire en sorte que cet accueil ne soit pas refusé aux étudiants et autres résidents africains fuyant l’Ukraine.

Poutine : le crépuscule du régime ; Europe le moment est venu d’une nouvelle constitution.

Décidément, comme l’a souligné Francis Fukuyama9: « il est tout à fait possible que Poutine ait commis une gaffe monumentale » Ce que soulignait l’auteur de La fin de l’histoire, c’était finalement que l’histoire ne s’était pas arrêtée, que l’opposition interne en Russie au régime despotique était bien réelle et que la Russie pourrait bien subir, elle aussi, une irrépressible attirance pour l’Union Européenne. Bref que l’obstacle à une entrée de la Russie dans l’Europe de l’Atlantique à l’Oural, c’est le régime oligarchique, anti-démocratique et anachronique du Kremlin et non le peuple russe.

Car les dés ne sont pas jetés en Russie : le parti de la paix et de la honte exprimée pour l’invasion d’un peuple frère s’est manifesté très clairement. Navalny peut sortir de prison. Il vint d’appeler ses concitoyens à manifester sans trêve pour la paix immédiate. Une armée de conscription qui tombe de haut, une hiérarchie humiliée, couverte de ridicule, un peuple touché cruellement par des pertes sévères, des oligarques privés de leur argent, de leurs yachts, de leurs résidences, de leurs affaires, peuvent renverser « leur petit tzar » comme dit Navalny. On dit au demeurant que Poutine est malade ce qui ne gâche rien et doit induire beaucoup de calme devant la surenchère nucléaire d’un géronte paranoïaque. Son régime de dictature emporté avec lui, la Russie, comme l’Ukraine a probablement vocation à intégrer tôt ou tard l’Union Européenne. Comme l’Ukraine, elle fait déjà partie intégrante du patrimoine de notre Europe.

Pour tous ceux qui considèrent que cette guerre a modifié profondément la vision que l’Europe a d’elle-même, il est temps de « battre le fer tant qu’il est chaud », c’est-à-dire de présenter dans une réforme des Traités européens, la nouvelle architecture de l’Union qui la dotera d’un gouvernement fédéral au plein sens du mot, responsable devant l’euro-Parlement érigé en Constituante et réduisant le droit de véto national au sein du Conseil Européen qui pourrait devenir le Sénat des Nations.

1 Cité par Bernard-Henri Lévy , « Zélensky, Président courage » , Le journal du Dimanche du 27 février 2022

2 Victor Hugo, Les Orientales, L’enfant, 1828

3 https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/02/24/pour-une-reconnaissance-officielle-de-l-ukraine-comme-etat-candidat-a-l-union-europeenne_6115099_3232.html

4 Voir l’excellent entretien de Céline Spector dans la revue Esprit : « qu’est-ce qu’un peuple européen ? Mars 2022, n° 483, pp. 73-81

8 Voir le très bon article de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer dans la revue Le Grand Continent @ https://legrandcontinent.eu/fr/2022/02/27/pourquoi-poutine-a-deja-perdu-la-guerre/