Imaginez d’aller vers Roma 2024 plutôt qu’en direction de Paris 2024. C’est-à-dire, imaginez les Jeux Olympiques déplacés quelques 1400 kilomètres plus au Sud, là ils avaient été hébergés en 1960. Il y a une dizaine d’années, ce scénario était vraisemblable, puisque les deux villes étaient alors rivales.
Plusieurs ouvriers franciliens travaillant sur les chantiers des JO et des infrastructures complémentaires seraient peut-être toujours en vie : Maxime Wagner, Abdoulaye Soumahoro, Seydou Fofana, Jérémy Wasson, Joao Baptista Fernandes Miranda, Amara Dioumassy1…
Souvent d’origine étrangère et en situation de précarité contractuelle, ces hommes sont morts pendant les travaux engagés en vue de l’été 2024, notamment lors de l’agrandissement du réseau de transports et malgré l’attention revendiquée aux normes de sécurité. L’année dernière, beaucoup d’entre leurs collègues ont entamé des actions de grève et d’occupation – comme celle de l’Arena de la porte de La Chapelle – pour dénoncer les conditions d’irrégularité dans lesquelles ils étaient employés : il y aurait eu (un peu) moins d’exploitation de la main d’œuvre migrante autour du périphérique parisien. Moins de « travail » aussi, moins d’« emploi », dira-t-on aussi sans doute.
Une foule d’« indésirables » – c’est-à-dire de personnes extrêmement vulnérables (sans-abris, toxicomanes, sans-papiers…) – ne serait pas en train d’être expulsée de la capitale contre sa volonté et loin des réseaux familiers d’aide. La gentrification de la ville de Paris et des communes limitrophes aurait progressé probablement moins vite. Cet été, on aurait vraisemblablement trouvé moins de locations Air BnB destinées à des touristes aisés2. La mise en place de nouveaux systèmes de surveillance vidéo et d’automatisation du contrôle aurait manqué d’un prétexte pour être actée 3.
Cependant, la candidature romaine a fait long feu il y a dix ans, suite au choix de la maire Cinque Stelle Virginia Raggi de retirer la candidature à cause des coûts d’organisation d’un tel méga-événement. L’engagement enthousiaste du premier ministre Matteo Renzi n’avait pas suffi, ni celui d’une fameuse lettre de soutien de la part de l’ensemble des athlètes ayant gagné une médaille à Rio 2016. Un seul parmi elleux n’avait pas signé et avait plutôt défendu le doute sur l’opportunité de ce projet, devenant ainsi l’objet de nombreuses pressions et critiques.
Qu’avait-il vu aux jeux brésiliens, le joueur de volleyball Luca Vettori (médaille d’argent) ? Qu’est-ce qui l’avait fait hésiter, et finalement promouvoir ce renoncement ? Dans un article récemment publié4, il évoque les souvenirs de l’été 2016 en écho à la fiction du village olympique « totalitaire » de W de Georges Perec. Il raconte une expérience cloisonnée au sein d’un circuit évènementiel soigneusement séparé de la vie quotidienne des habitant·es de Rio, de ses réalités sociales, de ses problèmes aussi. Dans ce court texte, il ne revient pas sur les polémiques de la lettre et ses raisons à l’époque de ne pas soutenir l’accueil italien des JO. Toutefois nous pouvons entrevoir dans le malaise dont il témoigne la trace subjective d’une certaine gouvernance verticale et déracinée de l’évènement, qui induira le Nouvel Obs à répondre « nulle part » à la demande « où étaient les classes populaires ? 5 ». Cette difficulté à inclure la population locale – alors qu’une audience globale et un tourisme d’élite jouissaient insouciamment des Jeux – faisait écho à des questionnements critiques au sujet de l’intégration durable des nouvelles infrastructures dans le tissu de la ville et de ses besoins sociaux6. Sans oublier : la sécurisation violente de la ville pour occulter le mal-être social et la criminalité, les morts sur les chantiers de construction à marche forcée, les problèmes de corruption…
Malgré sa dimension prestigieuse et les magnifiques valeurs qui le couronnent (la fête, le sport, l’internationalisme…), ce digne fils du XXe siècle qu’est l’arbre olympique n’arrive pas à cacher la forêt d’effets indésirables dont il est responsable. Il est pourtant difficile d’affirmer que la responsabilité de ces conséquences lui appartient entièrement, comme si les JO étaient un OVNI atterrissant de nulle part sur le sol des grandes villes et leur imposant son métabolisme tyrannique ! On pourrait plutôt le considérer comme un catalyseur capable d’accélérer des stratégies déjà déployées des pouvoirs publics et privés en charge de les organiser. En ce sens, cet évènement géant peut être envisagé comme un papier de tournesol qui rend (plus) visibles des phénomènes préexistants : l’éloignement des personnes vulnérables des espaces publics, la rente immobilière plutôt que le droit au logement, la mise en œuvre de grandes infrastructures dont l’utilité est questionnée par les mouvements citoyens (voir les ZAD), la configuration d’un réseau de surveillance automatisé de plus en plus envahissant… Cela n’a fait que surfer sur la vague des Jeux Olympique pour prendre plus d’élan.
En se plaçant sur un marché mondial de l’attention les États (du Nord, en général) semblent investir des milliards d’euros dans l’organisation des JO dans une optique de visibilité et de renommée monétisables, par exemple, en termes de tourisme international ou de soft power géopolitique. Au jeu « national » de la rentabilisation de l’attention collective concentrée par le sport jouent également les grandes entreprises privées – de LVMH à Coca Cola7 – qui financent les Jeux et les athlètes par des sponsorisations généreuses. À défaut de renoncer à l’organisation de ces manifestations, autant pour l’argent public employé que pour l’attention commune qui leur est prêtée, il y aurait moyen de se demander comment mieux orienter ces investissements, d’une façon plus juste et durable. Vous souvenez-vous du poing levé de Tommie Smith et John Carlos à Mexico en 1968, canalisant le regard synchronisé par les JO vers une lutte émancipatrice ?
La situation olympique n’est pas isolée, en réalité. Les controverses qui la concernent se reflètent dans une série d’autres méga-événements sportifs, comme la Coupe du Monde de football masculine qui a franchi une nouvelle frontière d’indécence lors de sa dernière pétro-édition au Qatar (stades dans le désert climatisés, censure des droits des minorités…). Ces situations ont posé de plus en plus radicalement la question de comment « hériter » d’une importante tradition sportive collective dont l’injustice sociale et l’insoutenabilité environnementale dessinent la nécessité d’une certaine « fermeture ».
Les termes choisis renvoient à une série de travaux en sciences sociales – accueillis dans cette revue8 – qui nous permettent peut-être de trouver un concept, celui de « commun négatif », pour décrire le besoin de prendre en charge des réalités comme celle des JO qui, tout en nous reliant et en occupant une place importante dans le système culturel actuel, ont tendance à générer des effets délétères, des « ruines » plus ou moins littérales. Bien sûr, beaucoup de choses y compris désirables dépendent des Jeux Olympiques : par exemple la valorisation du sport et plus précisément de sports mineurs qui n’auraient sans cet évènement qu’une visibilité et une soutenabilité économique très faible. En même temps, cette machine se branche sur des écosystèmes de communs négatifs dont il faut prendre soin tactiquement, y compris via des politiques de renoncement et démantèlement : le tourisme international, la publicité médiatique, les infrastructures inutiles… N’oublions pas d’inclure également dans la liste une morale extrêmement épuisante du travail et de « l’excellence » que nous partageons au sein des sociétés néolibérales et qu’on doit apprendre à refuser : celle-ci prolifère au sein d’évènements sportifs hautement compétitifs et demande à être désertée, comme le montre la sociologue du travail italienne Francesca Coin en commentant des cas de retrait de grands athlètes (à l’instar de Simone Biles et Michael Phelps)9.
Comment jeter l’eau sale du bain olympique contemporain tout en préservant le bébé d’un certain commun sportif ? Une petite idée peut nous venir du monde du football, qui constitue la contrée la plus démesurée de la logique médiatico-financière régissant le sport professionnel, tout en alimentant un plaisir quotidien de millions d’athlètes ou de fans en dehors de tout circuit commercial et spectaculaire. Le foot, en effet, a représenté depuis de nombreuses années le front le plus avancé de la marchandisation, gentrification et médiatisation de la pratique sportive. L’exemple de la transformation des stades anglais – raconté par le beau court-métrage de Nicolas Goureau This Means More (2019) – est éloquent dans la mesure où ces lieux communautaires ont été transformés en dispositifs d’enrichissement strictement disciplinés par des propriétaires souhaitant rentabiliser leurs capitaux.
Beaucoup d’usages et de classes sociales ont été expulsées par ces processus, mais cette situation d’exclusion n’a pas été simplement subie par ces personnes : elle a parfois donné lieu à des véritables tactiques de soustraction et de création d’espaces alternatifs connus sous le nom de protest club. Dans des cas comme l’Austria Salzburg (fondé en opposition à la gestion par Red Bull de l’équipe autrichienne), l’United of Manchester (équipe alternative issue d’un abandon du célèbre Manchester United) ou encore l’Affordable Football Club Liverpool (projet opposé à la gestion du Liverpoool FC), il s’est agi de refuser une appropriation de l’expérience du football par des logiques verticales et capitalistes, mais sans renoncer à la passion pour ce sport : d’où la création par des supporters de ces équipes locales parallèles, basées sur une gestion coopérative et directe, en dehors de l’économie attentionnelle et marchande des grands championnats. En quittant les sommets glorieux, ils ont préféré demeurer fidèles aux puissances politiques du jeu qui sont celles de la spéculation et du virtuel au-delà du donné, comme nous l’apprend Brian Massumi. Les protest club nous enseignent à en finir avec leur Olympe pour infinir nos jeux…
1Voir : « Au Grand Paris Express, des morts et des accidentés par pertes et profits », Blast, 25/07/2023 ; Cécile Hautefeuille, « Chantiers des JO : Amara Dioumassy est mort dans l’indifférence générale », Mediapart, 6/7/2023.
2Les processus de nettoyage social et gentrification constitue une tendance politique et urbanistique bien reconnue au sein de ces méga-événements sportifs, voir : Centre on Housing Rights and Evictions, FAIR PLAY FOR HOUSING RIGHTS, 2007, www.ruig-gian.org/ressources/Report %20Fair %20Play %20FINAL %20FINAL %20070531.pdf
3Voir les commentaires de la Quadrature du Net à ce propos : « VSA et Jeux Olympiques : Coup d’envoi pour les entreprises de surveillance », 26/1/2024, www.laquadrature.net/2024/01/26/vsa-et-jeux-olympiques-coup-denvoi-pour-les-entreprises-de-surveillance
4Luca Vettori, « Un atleta sono le sue vittorie », Doppiozero, 5/3/2024, www.doppiozero.com/un-atleta-sono-le-sue-vittorie
5Gourvan Le Quellec, « JO 2016 : un modèle olympique à revoir d’urgence », Le nouvel Obs, 25/08/2016.
6Voir à ce sujet : Justine Ninnin, Alba Zaluar et Christovam Barcellos, « Mondialisation et méga-événements à Rio de Janeiro : quand les enjeux de sécurité et d’urbanisation développent les logiques de marché dans les favelas », IdeAs, no 7, 2016, https://journals.openedition.org/ideas/1402
7Mathias Tépot, « JO 2024 : pour LVMH, l’important, c’est de gagner », Médiapart, 26/3/2024.
8Voir notamment la majeure du numéro 93, 2023.
9Voir : Francesca Coin, Le grandi dimissioni, Turin, Einaudi, 2023.
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