59. Multitudes 59. Été 2015
Majeure 59. Décoloniser la laïcité ?

Contrer ou promouvoir l’ethnicisation par les statistiques ?

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Depuis une vingtaine d’années, les statistiques dites ethniques sont l’objet en France d’un débat récurrent[1], toujours renouvelé par des phénomènes d’actualité tels les attentats de début janvier 2015 à Paris. La discussion n’est pas hexagonale et a touché, à des périodes différentes, un grand nombre de pays. Par-delà des prises de positions tranchées pour ou contre ce type de statistiques, clarifions ici quelques notions qui leur servent de soubassement.

 

Une matrice de catégorisation à repenser

Tout d’abord, prenons le terme d’ethnicisation affiché dans le titre de cet article : il est bien sûr insatisfaisant. Il s’appuie en effet sur des catégories telle l’ethnie, l’assimilation qui ont été abondamment critiquées par les anthropologues anglo-saxons dès les années 1945 et français dans les années 1970. Le concept d’ethnicisation[2] était supposé inscrire la dimension processuelle de phénomènes complexes en milieu urbain en tentant de capter et donc de fixer la production de l’altérité, d’abord sous une acception péjorative. D’où aussi l’émergence du concept moins marqué par la catégorisation coloniale d’altérisation qui reste employé par des anthropologues. Dans la dernière décennie, ces concepts ont été supplantés par ceux de racialisation et de racialisés, importés de l’intersectionnalité[3] américaine (genre/classe/race). Ces derniers ont été vilipendés par des fondamentalistes républicanistes, accommodés par le différentialisme d’extrême droite et encensés par des courants féministes LGBT[4]. Cette variété de prises de positions illustre le large spectre des catégorisations qui servent de terreau aux statistiques appelées ethniques. Rappelons qu’aux États-Unis comme au Brésil la notion d’autodéfinition d’appartenance à une « race » est légale et légitime, alors qu’en Europe continentale en général, elle est anticonstitutionnelle.

 

Toutes ces catégories charrient une foule d’implicite et d’impensé à l’insu même de leurs utilisateurs. Elles traduisent une façon de désigner des phénomènes de ségrégation économique, sociale et spatiale, par toute sorte de déclassements qui donnent à voir comme des marques de stigmatisation l’origine et l’appartenance à des groupes. Le constat de la discrimination par l’appartenance est tenu pour la cause alors qu’elle est précisément ce qui doit être expliqué, tout comme il faut analyser son rôle dans lefonctionnement de la structuration hiérarchique. La question n’est donc pas l’appartenance mais les processus de relégation et d’assignation.

 

Sous les catégories d’ethnicisation et de racialisation, il faut donc aller chercher celles de communauté d’appartenance religieuse, linguistique ou d’origine. Le terme de communauté est polysémique tant de l’extérieur que de l’intérieur : il dénote à la fois une accusation portée contre des « autres » de faire communauté c’est-à-dire de refuser ce qui s’est d’abord appelé en France depuis la période coloniale assimilation puis s’est renommé intégration même si cette acception s’écarte fortement de la définition anglo-saxonne[5], ainsi qu’une revendication positive d’appartenir à une collectivité au statut gratifiant dont l’exemple le plus fort est l’appartenance religieuse. Dans le premier cas, la communauté est désignée de l’extérieur, dans le second elle s’auto-désigne ou se saisit de la désignation extérieure pour exister. Bien entendu les deux processus sont intrinsèquement liés et se répondent en permanence, tantôt en cercle vertueux, tantôt en cercle vicieux.

 

Dans ces deux cercles, le thème d’acculturation est apparu chez des anthropologues européens pour désigner le résultat de contacts entre des « cultures » foncièrement inégales ainsi que la progressive perte de « pureté culturelle » de l’Autre idéal et de l’idéal de l’Autre, miroir de l’idéal du moi. L’acculturation fige les devenirs « transculturels » en des identifications qui vont se muter en identités réifiées, assignées, répertoriées que le critère soit de religion, de parenté, de langue etc. L’intégration se profile alors comme la bonne gouvernance de ces composantes collectives vues comme des communautés amenées à négocier leur existence à travers les clivages juridiques ou institutionnels.

 

Le terme de discrimination, comme celui de communauté auquel il fait pendant, arrive lui aussi des États-Unis et suppose une fixité de l’identité comme de l’origine, bref la catégorisation dans une altérité répertoriée. Tous ces concepts sont reliés entre eux et pris dans les deux facettes d’une même matrice idéologique dont précisément il faudrait sortir. Cette matrice idéologique est censée répondre et surtout échapper à un marxisme ossifié qui enferme de façon exclusive les gens dans leur classe socioéconomique. De surcroît, elle tire son pouvoir de séduction du constat de la vacuité des principes de « la République » d’égalité et de fraternité[6].

 

Soulignons qu’en France le concept de communauté ne s’applique jamais au catholicisme, conçu comme le fondement culturel et naturel de la « civilisation française » et que toutes les croyances prétendent bien sûr à l’universel. C’est pourquoi les communautés apparaissent concrétiser dans l’espace public des groupes de croyance « autres ».

 

Des catégorisations confrontées au réel

La traduction et l’application des principes dits républicains d’égalité et de fraternité a tellement laissé à désirer qu’elle a ouvert un espace croissant aux matrices de catégorisations que nous venons d’examiner. Cet écart entre principes et réalité s’est manifesté de façon flagrante dans toutes les formes de conflictualité observables et dans les revendications qui en sont sorties, que ce soit en termes de liberté religieuse ou d’égalité sociale ou linguistique. Dans ce contexte, les statistiques dites ethniques sont apparues comme un instrument préalable à des mesures de réparation des stigmatisations, discriminations, inégalités ou injustices. Les statistiques viseraient donc le bien, le retour à davantage de justice et c’est pourquoi elles sont largement défendues par toute une partie[7] de la gauche intellectuelle libérale. En particulier, elles restaureraient la justice culturelle qui prétend réconcilier et effacer symboliquement toutes les formes de domination (y compris l’exploitation économique). Reconnaître la domination c’est en effet reconnaître la légitimité de la révolte, de l’émancipation et de la révolution alors que la justice culturelle peut se borner à demeurer dans une logique de respect mutuel sans toucher aux positions structurelles.

Les statistiques ethniques auraient aussi l’avantage d’identifier des groupes et des communautés dont les représentants pourraient devenir des interlocuteurs politiques et être associés à la production d’un consensus efficace en termes de gouvernance urbaine et sociale.

Clarifions aussi la notion de statistique elle-même. Depuis William Petty[8], la statistique est initialement un dénombrement de la population par l’État et donc jamais neutre : elle n’est pas le réel, elle est une représentation inévitablement autocentrée de la réalité par celui qui la construit et de façon corollaire, un instrument de sa transformation politique. Le plateau catégoriel de la statistique ethnique reflète historiquement l’évaluation des politiques publiques comme outil de suivi. S’inscrivent ici toutes les confusions possibles et les passerelles entre statistiques jugées comme rigoureuses et « scientifiques » et d’autres estimées basées sur des représentations à visée administrative. Les passerelles ne sont pas le moindre des paradoxes puisque des catégories purement administratives sont promues fallacieusement au rang de « vérités scientifiques » tandis que des chiffrages deviennent la base de politiques d’exclusion.

 

Le cas de l’Inde est de ce point de vue instructif dans la mesure où l’appartenance à un groupe statutaire s’inscrit dans un ordre hiérarchique à la fois revendiqué et contesté, ce qui a conduit dans le même moment à des politiques de discrimination positive vis-à-vis des groupes rituellement inférieurs et à des phénomènes de mobilité ascendante de ces mêmes groupes transformant leurs comportements en une logique mimétique des groupes supérieurs, logique dénommée sanskritisation par des anthropologues indiens[9]. Ces politiques conduisant à l’instauration de quotas – dans l’université, la fonction publique et la représentation politique – ont été très fortement et rapidement contestées par les membres des groupes supérieurs au nom de l’égalité de mérite. Le même phénomène s’observe aux États unis, au Brésil[10]. La statistique « dite ethnique », – qui a alimenté hors de France des débats abondants – est toujours prise dans des plateaux catégoriels de politiques publiques dont les acteurs et protagonistes ont été dépassés par un réel qu’elles ont largement contribué à construire. Le problème est triple : la statistique dite ethnique a indéniablement un effet de stigmatisation par l’assignation à une appartenance supposée communautaire non nécessairement revendiquée subjectivement : elle constitue alors une étiquette interdisant aux sujets assignés de sortir de l’identité qui leur a été conférée ; elle a d’autre part l’efficience de faire apparaître des contradictions et des inégalités centrales dans la société : la statistique ethnique est revendiquée alors comme signe de prise de conscience de l’exploitation ou de la domination et elle légitime aux yeux mêmes des discriminés des stratégies de désencastrement et toutes formes de mobilités affranchissantes. Enfin le retournement du stigmate en discours identitaire peut se nourrir de toute évidence de la statistique dite ethnique comme il peut s’appuyer sur le refus de prendre en considération des facteurs autres que la citoyenneté.

 

L’appartenance religieuse est au cœur de ces statistiques avec le débat récent en France sur la sécularisation, terme passé en français dans le vocabulaire politique pour désigner la laïcité et éviter ses confusions intrinsèques. Historiquement la laïcité a été le combat pour sortir l’État de l’emprise de la religion qui y était dominante sans néanmoins contrer les marques symboliques de sa présence. Les compromis organisés s’y construisent par soustraction et négociation au cas par cas. L’espace dit laïc se voudrait en France non catholique mais il conserve la majorité des symbolisations catholiques, avec plus ou moins de polarités selon les situations. La sécularisation en France est restée très dépendante de la religion dominante qu’elle avait affrontée, elle a prétendu s’en être totalement affranchie et elle n’a pas pris en compte les transformations majeures d’une société française devenue pluriconfessionnelle.

 

Dépassements catégoriels ?

Les débats autour des statistiques ethniques et de la laïcité traduisent à leur niveau les logiques contradictoires de la globalisation capitaliste. D’un côté, le monde présent se donne à voir comme de plus en plus structuré par des conflits d’appartenances ethnico-religieuses. De l’autre, on observe un véritable hypermarché de ces mêmes appartenances et la possibilité pour un sujet de choisir ses identités, voir même de considérer que son identité n’est définie que par la traversée de plusieurs. L’identité sexuelle illustre particulièrement bien cette labilité : on peut devenir femme, homme, transexuel, ni femme ni homme, sans sexe, ce qui est déjà reconnu par plusieurs pays dont l’Inde. En termes religieux les conversions, les apostasies, les reconversions, les sorties et les entrées dans les univers d’appartenance religieuses sont devenues multiples. Les formes d’apparentement, à travers les métamorphoses de la parenté et de l’alliance, se sont elles aussi considérablement diversifiées. Il en résulte que l’appartenance est désormais un choix individuel, pouvant bouger maintes fois dans une même trajectoire, au sens fort du terme. La scissiparité des appartenances jusqu’à l’absurde est bien rendue dans l’invention du racisme anti-blanc. L’exigence de statistiques dites ethniques semble à la fois coller à la réalité présente et être dépassée par celle-ci qui subdivise à l’infini toutes les prétentions catégorielles. Les modèles de gouvernance communautaire paraissent eux aussi d’autant plus ajustés à cette globalisation qu’ils émoussent la dureté des luttes sociales pour l’égalité. Mais eux aussi, par leur pouvoir de réification, se heurtent à la liquidification des appartenances et aux nouvelles coalitions. Ces processus liquéfacteurs se voient contrôlés par ailleurs par les innombrables fichages introduits par le marché numérisé.

 

Les statistiques dites ethniques agissent donc dans un premier temps comme une désarticulation des masses instituées ; dans un second temps, elles alimentent les logiques paranoïdes de désignation des groupes discriminés. Elles finissent par affaiblir les démarches d’émancipation prônant la fluidité des processus de subjectivation et leur capacité productive, inventive et quasi autodestructrice. Les droits et la reconnaissance constituent les pierres de touche des statistiques ethniques mais restent déclaratifs et irrévocables. C’est là la faille principale des statistiques dites ethniques pour tous ceux qui aspirent à leurs bienfaits. Laissons à Axel Honett[11] les larmes de la reconnaissance, à Bruckner[12] les sanglots de l’homme blanc et rendons aux dames patronnesses du début du XXe siècle leur esprit charitable et leur compassion féminine naturelle.

 

[1]     Après avoir longtemps nié qu’il y ait des discriminations ethniques sur le marché du travail, dans l’accès au logement, dans le traitement des « beurs » et des « blacks » dans la rue, le gouvernement français a fini en 2008 par prendre position pour des statistiques ethniques prudemment baptisées « statistiques de la diversité », tout en promouvant une politique assimilationniste avec un ministère de l’identité française. Dès 1998 la question des statistiques ethniques avait opposé des chercheurs de l’INED, Michèle Tribalat et Patrick Simon d’un côté qui voulaient tenir compte de l’origine des parents des enquêtés pour mieux décrire l’immigration et Hervé Le Bras de l’autre qui estimait que l’égalité républicaine impliquait de ne pas faire des différences entre les résidents sur le territoire national. En 2008, Michèle Tribalat plus intéressée par l’assimilation que par la diversité se joigna à Hervé Le Bras dans une pétition pour essayer d’empêcher l’INED de prendre en charge les statistiques de la diversité. Une contre pétition, initiée par Patrick Simon de l’INED et Eric Fassin (ENS) fut signée par plusieurs membres du collectif de rédaction de Multitudes. SOS racisme prit le relai des anti-statistiques ethniques, et P. Simon leur répondit dans plusieurs articles (voir www.iza.org/downloads/contre_petition_SOS_anglais-2-1.pdf et Simon P. (2008) « The choice of ignorance : the debate on ethnic and racial statistics in France », French Politics, Culture & Society, 26-1, p. 7-31. Voir le chapitre que Y. Moulier Boutang a consacré à la question des quotas dans Liberté, égalité, blabla, Paris, Autrement, 2012). La question de l’appartenance religieuse (comprenons « musulmane » comme marqueur ou pas d’un potentiel salafisme ou extrémisme fondamentaliste) se pose de manière différente, puisqu’elle est déclarative à la différence des critères objectifs recherchés dans ces enquêtes.

 

[2]     Althabe, G. (1985) « Production de l’étrange, xénophobie, couches populaires urbaines » in L’homme et la sociéténo 77-78, p. 63-73 ; Selim M. (1986) : « L’étranger au quotidien », L’homme et la société, p. 75-84 ; Selim M. (2009) : « Les figures imaginaires de l’étranger, perspectives anthropologiques », Raison présente, 169 : 53-61.

 

[3]     Voir le no 176-177, (2010) « Prismes féministes, qu’est-ce que l’intersectionnalité », de L’homme et la société, 2010, 2.

 

[4]     La « Nouvelle Droite » dans les années 1970 avec le GRECE, critiqua l’universalisme des droits de l’homme, la démocratie, au nom à la fois des thématiques classiques de l’extrême-droite, du socio-biologisme s’appuyant sur Konrad Lorenz ainsi que du Nietzsche de la Volonté de Puissance (ouvrage fabriqué par la sœur de ce dernier et qui inspira le nazisme). Alain de Benoît en est la figure ambiguë par excellence : il se réclame à la fois de la critique postcoloniale de l’universalisme blanc et d’un républicanisme païen anti-chrétien. La récente défense d’Alain de Benoît par Michel Onfray (ardent « républicain athée ») illustre bien certains tropismes différentialistes vers la droite extrême.

 

[5]     L’intégration dans son acception anglo-saxonne vise a désigner une modalité de l’acculturation (processus et résultat du contact continu des différentes cultures) dans laquelle les groupes minoritaires peuvent conserver dans la sphère publique nombre de leurs caractéristiques collectives (langue, religion, pratiques culinaires, mode d’organisation, formes d’habitat, structurations politiques intermédiaires). L’assimilation désigne un mode d’acculturation dans laquelle l’individu doit perdre les caractéristiques de son milieu d’origine dans l’espace public pour accéder à la citoyenneté politique complète. Dans les études coloniales européennes non anglosaxonnes et françaises particulièrement, les groupes conservant dans l’espace public leurs traditions, coutumes juridiques, religieuse et culturelles, sont « sujets » de l’Empire et non citoyens. Ils sont Indigènes. L’assimilationnisme culturel triompha dans l’Empire français (pas dans les Protecorats) face aux militaires même si était maintenue la disctiction sujets/citoyens. Après la décolonisation et le repli sur l’Hexagone, il devint difficile de maintenir le terme d’assimilation à propos des immigrés. L’administration et les chercheurs non anthropologues se mirent donc à employer le terme d’insertion ou d’intégration tout en maintenant les postulats assimilationnistes. La boucle a été bouclée quand Nicolas Sarkozy qui avait d’abord défendu la « diversité » et l’ « intégration », tout en maintenant un discours global identitaire (le Ministère de l’identité nationale) a reconnu récemment avoir évolué et défendre dorénavant une politique assimilationniste pure et simple.

 

[6]     Y. Moulier Boutang 2012 Liberté égalité blabla, op. cité; Bazin L., Gibb R., Selim M. : « Identités nationales d’État », Journal des anthropologues, Hors série.

 

[7]     Didier Fassin & Éric Fassin (2009), De la question sociale à la question raciale, Paris, La Découverte.

 

[8]     William Petty surnommé le père de l’ économie politique, avait inventé l’arithmétique politique de la statistique fiscale en procédant au recensement de la population irlandaise pour calculer l’impôt qu’on pourrait en tirer pour faire financer l’occupation militaire anglaise par les Irlandais eux-mêmes.

 

[9]     Mysore Narasimhachar Srinivas (1962) Caste in Modern India and Other Essays. Bombay, Asia et (1966) Social Change in Modern India. Bombay, Orient Longman.

 

[10]   C’est au Texas qu’ont commencé les premières attaques des Républicains contre l’affirmative action. Au Brésil, quand le gouvernement Lula a introduit des quotas garantis dans les Universités Fédérales brésiliennes en faveur des populations noires ou métisses par la Réforme du Vestibular, les élites largement blanches se réclamant du Républicanisme français ont pris fortement position contre cette réforme, même si elles n’ont pas réussi à bloquer la loi.

 

[11]   Axel Honett (2000) La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf.

 

[12]   Pascal Bruckner (1983), Le sanglot de l’homme blanc, Tiers Monde culpabilité, haine de soi, Paris, Éd. du Seuil.