La licence globale

Droits d’auteur : la licence globale en gestation

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Libération vendredi 6 Janvier 2006Le coup de tonnerre parlementaire du 21 décembre a eu au moins un mérite, celui de faire définitivement sortir la question des droits d’auteur d’une sphère juridico- technique étriquée pour alimenter un débat de société et surtout, de donner à comprendre la complexité du sujet au-delà de l’effet d’annonce d’une pseudo-solution miracle, celle de la licence globale.
Mais ce coup de tonnerre a également fait ressurgir des mythes auxquels les économistes de la culture croyaient avoir tordu le coup depuis une bonne vingtaine d’années. Ainsi, lorsqu’un grand quotidien s’interroge à la une sur «faut il rémunérer la création ?», ressurgit la figure emblématique de l’artiste maudit, vivant d’amour et d’eau fraîche, mythe que certains ont eu raison depuis, de dénoncer avec vigueur. Le plus insidieux tient à l’opposition que l’on tente de faire renaître entre le monde pur de la création et celui, vil et vénal, de l’économie. Alors qu’il y a encore deux ans, la plupart des médias adhéraient, sans réserve aucune, au discours des majors sur le piratage source de tous les maux, le discours dominant à l’heure actuelle semble à l’inverse valoriser, au nom du rejet de la surpuissance des majors, une sorte «d’antiéconomisme» tout aussi primaire. Certes, la concentration croissante pose d’énormes problèmes de diversité et doit être canalisée, mais faut-il rappeler que dans les industries culturelles, par définition, les créateurs ont besoin d’argent, d’éditeurs, de producteurs, de découvreurs de talent et que le mythe de la désintermédiation totale sur l’Internet a bien vécu ?
Parmi les quelque 200 amendements proposés dans le cadre du projet de loi, la grande majorité l’a été sous le poids des lobbies, mais les producteurs sont loin de détenir le monopole de cette activité : les associations de consommateurs, les éditeurs de logiciels, les sociétés de gestion collective, les fournisseurs d’accès… tous défendent avec virulence des intérêts catégoriels. De plus, critiquer sans réserve ces lobbies c’est oublier un peu vite que sans leur puissance médiatique, jamais la France en 1993 n’aurait défendu aussi ardemment l’exception culturelle au sein du Gatt, pas plus qu’elle n’aurait appuyé la convention sur la diversité culturelle adoptée par l’Unesco il y a quelques semaines et que beaucoup ont applaudie avec enthousiasme. L’important reste que les décideurs politiques, à l’écoute de ce concert de voix discordantes, puissent toujours s’approcher de l’intérêt général.
Les industriels de la culture ne doivent donc pas être diabolisés, pas plus que leurs clients ne doivent être envoyés en prison. Le plus bel amendement du monde ne pourra jamais donner ce qu’il n’a pas : le talent des auteurs, des artistes-interprètes, des producteurs, des distributeurs pour alimenter le vivier de la création. Mais l’ensemble de ces partenaires porte une lourde responsabilité, celle de la manière d’engager la culture française sur l’Internet dans les années à venir. Deux scénarios semblent désormais possibles.
Dans le premier cas, l’Internet devient un marché pour les industries culturelles qui montrent leur capacité d’adaptation à la révolution numérique. Parce que les plates-formes légales classiques, qui ne font que reproduire les schémas du monde physique, ne suffisent pas à satisfaire les attentes des internautes, des offres complémentaires doivent voir le jour. La mise en place d’un label de la «culture équitable» établi sur le modèle du commerce équitable pourrait assurer au consommateur, lors d’un achat, qu’auteurs et artistes-interprètes ont été correctement rémunérés. Par ailleurs, le P2P légal apparaît comme une solution innovante et attrayante. En favorisant le développement de logiciels de partage d’une nouvelle génération respectueux de la propriété littéraire et artistique, cette solution pourrait conduire à proposer des offres peu onéreuses pour l’internaute en bénéficiant de certaines vertus du P2P : distribution efficace décentralisée, capacité de partage, pouvoir de prescription des membres de la communauté… Rien n’empêcherait que, parfois, certaines offres puissent être faites aux utilisateurs sous forme gratuite à partir du moment où les rémunérations de la création et de la production sont assurées dans le cadre de modèles économiques négociés entre les partenaires. Encore faut-il que l’on passe du stade des expérimentations à des réalisations concrètes.
Le deuxième scénario est celui où l’Internet ne parvient jamais à devenir véritablement un marché pour les industries culturelles elles-mêmes mais continue à permettre à toute une myriade d’agents (fournisseurs d’accès, annonceurs publicitaires, éditeurs de logiciels, fabricants de matériels…) de bénéficier de ce que les économistes appellent des externalités de la production culturelle. Il faudrait alors envisager d’internaliser ces transferts de valeur par des mécanismes de redistribution publics de type licence globale. Les universitaires américains qui promeuvent, sur le plan théorique, une solution de ce type l’envisagent toujours comme une solution de la dernière chance et personne ne peut croire sérieusement qu’un tel mécanisme puisse être instauré de manière provisoire. Tous les points actuellement obscurs resteraient à négocier : types de contenus concernés, montant de rémunération adéquate, assiette de la rémunération (les abonnements haut débit comme suggéré par la proposition actuelle ou le matériel, le trafic montant…), modes de répartition entre les ayants droit, importance des frais de gestion du système et, compatibilité avec les engagements juridiques internationaux de la France.
Choisir entre ces deux options ne peut se faire dans l’urgence et le psychodrame. En donnant une date butoir à l’ensemble des partenaires (un an par exemple) au terme de laquelle, à défaut de voir apparaître concrètement de véritables offres légales, un mécanisme public obligatoire serait mis en place, cette fois de manière réfléchie et concertée, les pouvoirs publics pourraient transformer l’impasse actuelle en électrochoc salutaire.