96. Multitudes 96. Automne 2024
Majeure 96. Soulèvements / révolutions

Du « peuple qui manque » aux rassemblements majoritaires

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Mérites et limites du « peuple qui manque »

Il faudrait faire le compte des références faites dans les colonnes de Multitudes à la notion de « peuple qui manque », proposée par Gilles Deleuze dans les années 1980. Cela tracerait une série de réflexions doublement précieuses et éclairantes. D’abord en ce qu’elles nous décollent d’une idéalisation du peuple tel qu’il existe, ou tel qu’il est invoqué par des discours (patriotiques, dogmatiques) souvent nauséabonds. Ensuite en ce qu’elles nous ont sensibilisés aux forces transformatrices émanant des minorités. Il ne saurait donc être question de « renier » une telle expression.

Dans ce dossier qui revisite des questions politiques à travers des prismes esthétiques, on peut rappeler que c’est par des références à des artistes (Franz Kafka, Paul Klee, Jean-Marie Straub et Danielle Huillet) que s’illustrait chez Deleuze le mouvement de, « non pas s’adresser à un peuple supposé, déjà là, mais contribuer à l’invention d’un peuple », et cela « en mettant [des personnages réels et non fictifs] en état de “fictionner”, de “légender”, de “fabuler”1 ». Sans forcément souscrire à la conclusion de Peter Hallward, qui faisait de la pensée deleuzienne une philosophie de la création sans prise sur les réalités politiques2, on peut toutefois s’interroger sur certains effets pervers des incantations faites au cours des dernières décennies à des peuples dont on a pris l’habitude de considérer qu’ils étaient voués à manquer.

Premier effet pervers : dès lors qu’un peuple manque, pas besoin de sortir de chez soi pour aller le rencontrer. On peut se contenter de le fictionner (pour les temps futurs) ou de le fabuler (sur le mode du virtuel). Deuxième effet pervers : le travail d’« invention » prend le pas sur le travail d’organisation. L’avantage de l’invention est qu’elle peut se pratiquer confortablement depuis son bureau, à son rythme − sans devoir se lever tôt le dimanche matin pour aller tracter sur les marchés ou apporter des croissants aux piquets de grève. Troisième effet pervers : à force de faire l’éloge du minoritaire et du devenir-mineur, on en arrive à oublier que ce sont les majorités qui installent des gouvernants aux postes d’où ils peuvent soumettre l’appareil législatif (policier et militaire) aux intérêts des plus privilégiés.

Sans rien jeter du mérite des références au « peuple qui manque » − et en s’appuyant sur le pivot anglophone qui fait « des gens » (people) l’autre face du « peuple » (the people) − le moment est peut-être venu de les complémenter par une écoute plus attentive et un souci plus urgent envers « les gens qui habitent ».

Le community organizing des gens qui habitent

C’est ce que fait de façon exemplaire le dernier livre de Fatima Ouassak3. Nourrie par son expérience d’activiste et d’organisatrice au sein du Front de mères et de Verdragon (qui se présente comme la première Maison de l’écologie populaire en France), l’autrice commence par relever, avec bien d’autres analystes, à quel point ce qu’elle désigne comme « l’écologie pavillonnaire » a réussi à se couper des habitants des quartiers populaires4. Sa proposition d’écologie pirate est profondément soucieuse de la biodiversité, du respect des non-humains, de la préservation des terres et de l’habitabilité de la Terre. Mais elle articule fermement cet agenda écologiste à des pratiques et à des besoins d’habitation puissamment ancrés dans les aspirations quotidiennes d’un peuple (au sens d’un groupe de « gens ») qui ne manque pas du tout : les mères et les enfants des quartiers populaires.

Elle caractérise ces quartiers comme « une sous-terre pour les Sans-terre », non sans échos avec les « sous-communs » de Stefano Harney et Fred Moten5. Elle en fait le creuset d’aspirations communes qui dépassent largement leur périmètre étroitement circonscrit par les urbanistes : liberté de circulation à la surface de la Terre, lutte contre les discriminations, les dominations et les violences héritées de la colonisation, émancipation du travail, résistance à l’idéologie sécuritaire, lutte contre l’emprise de l’industrie agroalimentaire. Fortement articulée aux Suds (Méditerranée, Afrique), cette écologie pirate est à la fois fermement ancrée dans des territoires et des luttes qu’on pourrait qualifier de « minoritaires » (végétarianisme, combat contre l’islamophobie), et orientée vers une alliance des résistances et des solidarités à vocation universelle.

L’écologie pirate appelle-t-elle au « soulèvement » ou à une « révolution » ? Ni l’un ni l’autre. Les soulèvements-émeutes n’améliorent guère l’habitabilité des quartiers populaires. Les théoriciens des révolutions marxistes n’ont guère d’audience dans ces derniers − et ceux qui y prônent la terreur n’ont guère de quoi faire rêver un Front de mères. La perspective finale du livre de Fatima Ouassak relève plutôt de la « sécession » : dans le cas de moins en moins improbable d’une prise de pouvoir par les segments les plus extrémistes de la droite « patriotique », les habitants des quartiers populaires seraient les plus exposés aux violences de la ratonnade, de la ségrégation et de la déportation − n’ayant pas d’autre choix que faire sécession sous les menaces de ceux qui les accusent de séparatisme.

Mais derrière ce scénario du pire − que l’écologie pirate a au moins la lucidité d’envisager concrètement, là où une victoire du RN n’est généralement considérée que comme une calamité très abstraite − c’est bien un travail constituant dont témoignent les paroles et les actes de Fatima Ouassak. Un travail d’organisation patiemment construit depuis le terrain des gens qui habitent. Le Front de mères a surgi autour d’une demande a priori modeste et modérée : fournir une option végétarienne dans les cantines scolaires. Parce qu’elles se permettaient de récuser l’endoctrinement patriotique de la consommation de saucisson, en questionnant le caractère « licite » (en arabe : halal) de la bidoche agroindustrielle, ces mamans soucieuses de la santé de leurs enfants ont été accusées (y compris par des voix « de gauche » et par des écologistes républicains) de monter une cinquième colonne islamiste. Parce qu’elles osaient se présenter comme musulmanes, leur Maison de l’écologie populaire a fait l’objet des pires campagnes de diffamation.

Mais elles ont tenu bon, grâce à un travail de solidarité et d’organisation qui renoue avec la tradition du community organizing de Saul Alinsky6 : un travail de terrain, avec les gens qui habitent, plutôt qu’une fabulation d’un peuple qui manque. Et à partir de la dynamique instituante mobilisée autour de la maison Verdragon de Bagnolet, l’écologie pirate a pour vocation de constituer une alliance de résistances où perspectives féministe, écologiste, post-capitaliste, post-raciste et post-occidentale7 puissent non seulement cohabiter en paix mais se nourrir mutuellement.

La (nouvelle) lutte des (géo)classes

Le défi de ce processus constituant apparaît comme central si on le resitue dans une Europe où les agendas racistes et néocoloniaux promus par des droites de plus en plus extrêmes parviennent à conquérir des positions de gouvernement. Derrière la question clé du livre de Fatima Ouassak − « comment élargir le front écologiste ? » − se pose une autre question, non moins urgente : comment déjouer localement et globalement les stratégies multiples par lesquelles les géoclasses les plus privilégiées imaginent (follement) pouvoir préserver leur confort écocidaire en cantonnant les pauvres dans des zones sacrifiées, séparées du beau monde (blanc, occidental) par des murs infranchissables ?

À cause de la faiblesse d’organisations internationales verrouillées de l’intérieur par les intérêts occidentaux, il n’existe pas de processus démocratique à l’échelle planétaire. En conséquence, « les pauvres » (des Suds internes et externes) ne sauraient transformer leur majorité statistique en majorité politique. C’est donc à l’intérieur des États-nations et de leurs fédérations émergentes (EU) que doit être menée la (nouvelle) lutte des (géo)classes. Si une telle lutte ne peut se satisfaire de soulèvements (prenant la forme d’émeutes ponctuelles, d’occupations temporaires ou de zones à défendre), elle ne saurait non plus se reconnaître dans le fantasme d’une révolution, puisqu’il n’y a pas, à l’échelle mondiale, de Palais d’hiver dont la prise par la force permette de renverser les rapports de pouvoir.

Si elle ne veut pas sombrer dans la guerre civile ou dans le chaos des gangs, la lutte des géoclasses (qu’on peut préférer au terme d’« ethnoclasses », insuffisamment post-raciste) doit partir des « gens qui habitent », tels qu’illes sont − avec leurs diversités, leurs problèmes, leurs aspirations, leurs forces et leurs faiblesses − pour constituer une majorité politique sur la base d’une stratégie de coalitions. Penser des alliances apparemment improbables, rassemblant non seulement des gens qui ne sont pas (du tout) d’accord entre eux sur certains points importants, mais aussi des agents humains et des forces non-humaines (animaux, plantes, cours d’eaux) : cette question est au cœur de plusieurs ouvrages récents, dont toutes les forces progressistes gagneraient à étudier les propositions8.

Le travail fabulateur d’invention d’un peuple qui manque n’est à remiser ni sur l’étagère des mots d’ordre obsolètes ni au rancart des fausses bonnes idées : frayer, par des fictions touchant un grand public, l’avènement d’un « autre genre d’être humain » appelé de ses vœux par Silvia Wynter, en alternative à la domination actuelle de l’homo œconomicus sur nos imaginaires, reste plus nécessaire que jamais. Mais, comme le précisait la philosophe jamaïcaine, « être humain » ne relève pas tant d’une essence (à décrire ou définir) que d’une praxis (de certaines manières de faire, de parler et de penser)9.

En plus de ce frayage imaginaire, l’ambition d’un mouvement rassemblant quartiers populaires et pavillonnaires autour d’intérêts écologiques et économiques communs requiert un travail de tramage de solidarités de terrain − travail que les partis communistes de jadis et que les mouvements islamistes d’aujourd’hui ont mis au centre de leurs stratégies, mais que les inventeurs de peuples qui manquent ont souvent (pas toujours !) négligé. Autant que des petits et des grands récits, ce sont des Verdragon qui fraieront la voie de nouveaux rassemblements dans les luttes de géoclasses − le nom de la maison de Bagnolet, de même que la présence d’un « conte d’écologie pirate » à la fin du livre de Fatima Ouassak, suffisent à suggérer qu’il n’y a nullement incompatibilité entre réalisme de terrain et imagination fabulatrice.

L’horizon esthétique d’un rassemblement majoritaire

Car conformément à l’intuition de Deleuze, et à l’encontre de toutes les approches proclamant une incompatibilité entre l’artistique (élitaire) et le social (populaire), les paramètres esthétiques sont bien à mettre au cœur des problèmes politiques de la lutte des géoclasses. Non tant une esthétique de la belle forme qu’une aisthésis des manières de faire et de parler : une sensibilité aux sensibilités. Le Front de mères a prouvé qu’il sait se battre (et remporter des victoires), mais en mettant le care (soin, souci, sollicitude) au cœur de ses mobilisations, autant ou davantage que le rapport de force.

Le peuple qui manque est, par définition, difficile à inventer, encore plus à rencontrer. Les « gens qui habitent », en revanche, ne sont pas seulement « bien là » : ils sont surtout ici. Car ce ne sont pas « des gens », mais nous. Où habitons-nous, et comment habitons-nous ? En repartant de ces questions, on s’aperçoit que le soin de l’ici et une certaine sollicitude envers le voisin sont au moins autant endémiques que la méfiance et la rivalité envers « l’autre ». Si la praxis d’être humain induite par l’homo œconomicus à l’âge du capitalisme de plateforme tend à nous isoler les unes des autres, en exacerbant les compétitions à l’égard de l’emploi comme de la notoriété, les praxis d’être humain endémiques dans les souscommuns tendent à cultiver un soin de l’ici et du prochain (même si cela se paie parfois au prix de rivalités entre bandes).

Un Front de mères soucieuses de voir l’école de leur quartier fournir à leurs enfants une nourriture saine et non-complice de la maltraitance animale illustre cette sensibilité à la sensibilité, qu’animent des aspirations vitales au respect et à la dignité10. Cette aisthésis des manières porte en elle d’autres façons de faire de la politique, d’autres façon de parler politique, d’autres façons de lutter : elle appelle en particulier à esquiver et à prévenir certains conflits (intestinaux et scissipares), pour se rassembler mieux et plus largement autour d’autres conflits (prioritaires et fédérateurs).

Élargir le front écologiste pour miner et désarmer le système colonial-capitaliste : notre moment historique se décidera dans les possibilités de rassembler autour de compromis à vocation majoritaire l’écologie pirate des quartiers populaires et les bonnes volontés de l’écologie pavillonnaire, dans l’intelligence collective des résistances endémiques aux saccages sociaux et environnementaux du capitalisme financier. Un tel cadrage nous situe en-deçà ou au-delà de toute opposition entre soulèvements et révolution. L’écologie interne d’un tel mouvement se nourrit de la différenciation fonctionnelle entre les formes d’actions menées par les Soulèvement de la Terre, d’un côté, et les acquis législatifs arrachés à l’échelle du Parlement européen, de l’autre − avec, au milieu, les marges de manœuvre trop étroites mais nullement négligeables que peuvent investir des municipalités que des alliances de type NUPES parviennent à conquérir.

En complémentant les discours sur le « peuple qui manque » par une attention de terrain aux « gens qui habitent », en s’adressant à ceux-ci sous la forme du nous plutôt que du ils, et en remettant la constitution de mouvements majoritaires au cœur des objectifs politiques, nous travaillons d’ores et déjà concrètement à la co-habitabilité de la planète Terre, que l’occidentalisation du monde menace aujourd’hui si dramatiquement. Ce travail associe intimement une dimension politique, de construction de majorités, à une dimension esthétique, d’invention de nouvelles manières de parler, d’écouter et de faire (au double sens de praxis et de poïésis). Loin de les rejeter (sous la forme du NI… NI… évoquée plus haut), ce travail associe étroitement des gestes ponctuels de soulèvement ET des besoins globaux de révolution, si tant est qu’on définisse cette dernière comme un processus déjà en cours plutôt que comme un rêve d’avenir, selon l’invitation de Starhawk qui conclura au mieux ce propos : « Que se passerait-il si nous cessions de situer la révolution dans le futur et acceptions qu’elle est là aujourd’hui ? La révolution est ce que nous sommes, pas ce que nous deviendrons, ce que nous faisons, pas ce que nous ferons un jour. C’est une expérimentation vivifiante que nous ne cessons de réinventer tout en marchant, un processus vivant qui se produit maintenant11 ».

1Gilles Deleuze, Cinéma 2. Limage-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 283.

2Peter Hallward, Out of This World: Deleuze and the Philosophy of Creation, New York, Verso, 2006.

3Fatima Ouassak, Pour une écologie pirate, Paris, Le Découverte, 2024.

4Sur la dissociation entre luttes écologistes et luttes décoloniales, voir Malcolm Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser lécologie depuis le monde caribéen, Paris, Seuil, 2019.

5Stefano Harney & Fred Moten, Les sous-communs. Planification fugitive et étude noire, Paris Brook, 2021.

6Saul Alinsky, Entretien. Organisation communautaire et radicalité, Rennes, Éditions du commun, 2018.

7Sur ces questions, voir aussi Léonora Miano, Afropea. Utopie post-occidentale et post-raciste, Paris, Grasset, 2020.

8Léna Balaud & Antoine Chopot, Nous ne sommes pas seuls. Politiques des soulèvements terrestres, Paris, Seuil, 2021 ; Rodrigo Nunes, Neither Vertical nor Horizontal. A Theory of Political Organisation, London, Verso, 2021 ; Martin Crowley, Accidental Agents. Ecological Politics Beyond the Human, New York, Columbia University Press, 2022.

9Sylvia Wynter, Sylvia Wynter: On Being Human as Praxis, éd. par Katherine McKittrick, Durham, Duke University Press, 2014.

10Norman Ajari, La dignité ou la mort. Éthique et politique de la race, Paris, La Découverte, 2019.

11Starhawk, « Ce que nous voulons : économie et stratégie pour les temps de la fin » (2002) in Quel monde voulons-nous ?, Paris, Cambourakis, 2019, p. 183.