Dans la dernière séance de son cours prononcé au Collège de France en 1976 (« Il faut défendre la société »), Michel Foucault introduit une distinction entre les épidémies et « ce qu’on pourrait appeler les endémies » (p. 217). Ce sont « deux technologies de pouvoir qui sont mises en place avec un certain décalage chronologique, et qui sont superposées » : d’une part « une technologie disciplinaire » pour laquelle « le corps est individualisé » ; d’autre part « une technologie assurancielle ou régularisatrice » portant sur « les processus biologiques ou bio-sociologiques des masses humaines », c’est-à-dire ce qu’il propose d’appeler « une « biopolitique » de l’espèce humaine » (p. 216 et p. 222-223).

Or, à ce changement complexe de paradigme correspond, pour Foucault, une mutation nosologique qui paraît quant à elle plus marquée, plus clairement ponctuée (p. 217) : « Dans cette biopolitique, il […] s’agit aussi du problème de la morbidité, non plus simplement, comme cela avait été le cas jusque-là, au niveau de ces fameuses épidémies dont le danger avait tellement hanté les pouvoirs politiques depuis le fond du Moyen Âge (ces fameuses épidémies qui étaient des drames temporaires de la mort multipliée, de la mort devenue imminente pour tous). Ce n’est pas des épidémies qu’il s’agit à ce moment-là, mais de quelque chose d’autre, à la fin du XVIIIe siècle : en gros, de ce qu’on pourrait appeler les endémies […].

Maladies plus ou moins difficiles à extirper, et qui ne sont pas envisagées comme les épidémies, à titre de causes de mort plus fréquente, mais comme des facteurs permanents – et c’est comme cela qu’on les traite – de soustraction des forces, diminution du temps de travail, baisse d’énergies, coûts économiques, tant à cause du manque à produire que des soins qu’elles peuvent coûter. Bref, la maladie comme phénomène de population : non plus comme la mort qui s’abat brutalement sur la vie – c’est l’épidémie – mais comme la mort permanente, qui glisse dans la vie, la ronge perpétuellement, la diminue et l’affaiblit. »

Qu’en est-il, donc, du coronavirus ? De quelle société serait-il l’hôte ? Et à quel paradigme nosologico-politique appartiendrait-il ? Alors que des épidémiologues s’attendent à ce que le Covid 19 devienne une nouvelle maladie saisonnière, on peut se demander si, suivant les termes de la distinction foucaldienne, on a affaire à une épidémie ou à une endémie.

L’épidémie amplifiée en pandémie pourrait finir par devenir endémique ; mais l’inverse aussi est vrai : le mal endémique qui ronge le système de santé en régime capitaliste a explosé en crise pandémique. Elle fait l’objet d’un monitorage statistique permanent, certes, mais elle semble déjouer les préparatifs assuranciels et les contrôles régulatoires. Bref, ce qui surgit avec cette formation nosologique à la fois inédite et familière, c’est peut-être le différentiel de temps entre ces paradigmes auxquels elle appartient par certains traits tout en les débordant.

[voir Démesure infectieuse]