Pour un savoir critique et émancipateur
dans la recherche et l’enseignement supérieur
Une réponse au « manifeste des cent »

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Pour un savoir critique et émancipateur
dans la recherche et l’enseignement supérieur
Une réponse au « manifeste des cent »
Nous avons lu le texte désolant intitulé « Manifeste des cent ». Nous savons bien que nous ne convaincrons pas ses signataires : nous pourrions donc les laisser dire et les laisser faire. Cependant, leur appel à la police de la pensée dans les universités ne saurait rester sans réaction. Pas davantage que leur vocabulaire emprunté à l’extrême droite, après Jean-Michel Blanquer et son recours au registre de la « gangrène ». « Islamo-gauchisme », puisque telle est l’insulte agitée pour tout argument, nous rappelle d’autres injures, à l’instar de « judéo-bolchevisme » : des temps sombres et des anathèmes auxquels nous refusons de céder.
Les universitaires auteurs de ce texte devraient le savoir : il ne suffit pas de brandir des mots disqualifiants, comme « doxa » ou « prêchi-prêcha », à la place d’un argumentaire. Parce que ces mots risquent fort alors de se retourner contre leurs signataires. Mieux vaut donc utiliser avec prudence les accusations de « conformisme intellectuel », de « peur » et de « politiquement correct » : elles pourraient bien s’appliquer à ceux et celles qui les émettent.
Au fond, une seule « thèse » est ici avancée : un courant d’étude et de pensée se développerait dans les universités qui nourrirait « une haine des “blancs’’ et de la France ». Une telle affirmation est sidérante. En quoi l’étude des identités multiples et croisées, des oppressions et des combats pour l’émancipation conduirait-elle à de tels sentiments ? Nous connaissons l’histoire de France dans toute sa diversité. On y trouve des engagements pour l’émancipation, l’égalité et le droit ; on y trouve aussi des horreurs, violence coloniale, violence sociale et formes terribles de répression. Mais rien qui en fasse une « essence ».
Une autre accusation grave vient du mot « racialiste » censé définir l’« idéologie » prétendument diffusée dans les universités. L’approche ici visée, parce qu’elle examine entre autres le poids des oppressions sociales, sexistes, et racistes, serait « racialiste ». L’épithète est infâme : elle désigne des pensées et régimes racistes qui se fondent sur une supposée hiérarchie des races. Les signataires le savent pourtant très bien : l’approche sociologique et critique des questions raciales, tout comme les approches intersectionnelles si souvent attaquées, en mettant au jour ces oppressions, entend au contraire les combattre.
Il est encore un stigmate distillé dans ce texte : cette approche viendrait des « campus nord-américains ». Cette « accusation » prêterait à sourire si elle ne sous-entendait pas que toute forme de réflexion qui s’inspire et se nourrit d’ailleurs serait par principe suspecte. De surcroît, cette manière d’étudier les sociétés émane de tous les continents – et tout autant d’ailleurs de l’ensemble du continent américain et des Caraïbes. C’est réjouissant.
Le « Manifeste des cent » propose deux choses : fustiger tout un courant d’analyse des sociétés qui devrait être combattu et traqué ; exiger une instance de contrôle pour la défense des libertés académiques. Ses signataires ne paraissent pas percevoir à quel point ces propositions sont contradictoires : combien les libertés sont précisément foulées au pied lorsqu’on en appelle à la dénonciation d’études et de pensée. Chercher à censurer l’expression de ce travail est non seulement inacceptable ; cela avilit aussi les principes mêmes que dit défendre l’« appel des cent » : la république et la liberté.
Il est consternant qu’à l’heure du deuil face à des attentats terroristes, à l’heure des rappels sur la liberté d’expression, des universitaires s’emparent d’assassinats abjects pour régler leurs comptes et accuser leurs collègues de complicité. C’est indigne de la situation.
Nous continuerons de défendre la place d’une approche ouverte, critique et tolérante, une transmission des savoirs fondée sur l’émancipation et la dignité, comme une contribution salutaire face à la violence et la haine.
Viviane Albenga (Université Bordeaux Montaigne), Sarah Al-Matary (Université Lyon-2, IUF), Anne-Claude Ambroise-Rendu (Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines), Bastien Amiel (Institut des Sciences sociales du Politique, Université Paris Nanterre), Marc André (Université de Rouen), Chadia Arab (CNRS ESO-Angers), France Augé (Université Paris Nanterre), Ludivine Bantigny (Université de Rouen), Claire Blandin (Université Paris 13), Sandra Boehringer (Université de Strasbourg), Véronique Bontemps (CNRS EHESS), Stephen Bouquin (Centre Pierre-Naville, université d’Evry), Solène Brun (Institut Convergences Migrations), Pascal Buresi (CNRS-EHESS), Vanessa Caru (CEIAS, CNRS), Fanny Chabrol, Laurence Charlier Zeineddine (Université Toulouse Jean Jaurès) Eugénie Clément (EHESS), Déborah Cohen (Université de Rouen), Natacha Coquery (Université Lumière Lyon 2), Catherine Coquery-Vidrovitch (Université de Paris), Marie Cuillerai (Université Paris 7-Diderot), Alexis Cukier (Université de Poitiers), Sarah Dinelli (Université Paris 3 Sorbonne nouvelle), Pascale Dubus (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne), Antonin Durand (Institut Convergences Migrations), Jules Falquet (Université Paris 7 Diderot), Jérémie Foa (AMU, TELEMMe), Muriel Froment-Meurice (université Paris Nanterre), Fanny Gallot (université Paris-Est Créteil), Franck Gaudichaud (université Toulouse Jean Jaurès), Vincent Gay (université de Paris), Laurence Giavarini (université de Bourgogne), Christophe Granger (Université Paris 13), Nacira Guénif (Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis), Elie Haddad (CNRS), Hugo Harari-Kermadec (ENS Paris-Saclay), Sarah Hatchuel (Université Paul-Valery Montpellier 3), Samuel Hayat (CNRS), Marc Kaiser (université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis), Tiphaine Karsenti (Université Paris Nanterre), Eric Kergosien (GERiiCO, Université de Lille), Célia Keren (Sciences Po Toulouse), Michel Kokoreff (université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis), Isabelle Krzywkowski (Université Grenoble Alpes), Thomas Lamarche (université de Paris-UMR Ladyss), Mathilde Larrère (université Paris-Est Marne-la-Vallée), Joëlle Le Marec (Sorbonne Université), Lise Lerichomme (Université de Picardie Jules Verne), Isabelle Luciani (Université d’Aix-Marseille), Fanny Madeline (Université Paris-I Panthéon Sorbonne), Pascal Maillard (Université de Strasbourg), Olivier Martin, Gilles Martinet (IHEAL Université Paris 3), Aurélia Michel (Université Paris-Diderot), Christophe Mileschi (Université Paris Nanterre), Olivier Neveux (ENS Lyon), Élise Palomares (Université de Rouen), Bastien Pereira Besteiro (Université Lumière Lyon 2), Thomas Pfirsch (Université Polytechnique Hauts de France), Éric Pierre (Université d’Angers), Jean-Baptiste Pomet (INRIA Sofia-Antipolis), Agathe Roby (Université Toulouse Jean Jaurès), Sébastien Rozeaux (Université Toulouse Jean Jaurès), Makis Solomos (université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis), Josselin Tricou (Inserm, IRIS), Katharina Van Dyk (université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis
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