Existe-t-il des territoires kanak ? Une telle question est évidemment provocatrice. Certes, le peuple kanak entretient une relation intense et fusionnelle avec la terre mais comme le mentionne le géographe Julien Aldhuy « […] tout ne saurait faire territoire, […] l’identification d’un territoire n’est pas une obligation car celui-ci n’est qu’une possibilité parmi le champ du possible de la dimension spatiale de la société. […] ». Dans la culture et les langues kanak, le terme de territoire n’est d’ailleurs pas utilisé dans un sens occidental, à savoir « un espace agi, approprié », avec des frontières.

Lors de la période précoloniale, les territoires kanak, constitués de chemins, de lieux et de géosymboles répondaient davantage à une métrique réticulaire tandis que dans les sociétés occidentales, les territoires, zonés et bornés, étaient de nature westphalienne, donc éminemment étatique. Lors de la colonisation de peuplement, il était donc totalement inconcevable pour l’administration coloniale de ne pas délimiter et par conséquent, de ne pas contrôler ces territoires kanak. À travers la création des réserves tribales (1867), cette administration a imposé aux kanak une nouvelle métrique territoriale contribuant à les déstabiliser et à les transformer. Néanmoins, les profondes recompositions et diversifications que ces territoires ont subies pendant la colonisation puis pendant la décolonisation1, combinées à une superposition des systèmes métriques, rendent nécessaire l’utilisation de nouveaux outils conceptuels : ceux de territorialité et de territorialisation. Malgré cela, peut-on continuer à parler de territoires kanak ?

Aussi, cette contribution proposera une réflexion sur la nature processuelle et évolutive de la géographie kanak depuis la période coloniale jusqu’à aujourd’hui. Dans un premier temps, nous proposerons une première délimitation, somme toute provisoire, de l’expression « territoire kanak ». Mais, face aux nombreuses recompositions de ces territoires à la fois historiques et contemporaines, il conviendra de s’interroger sur l’existence d’un processus de territorialisation kanak.

Fondements et particularités des territoires kanak

Avant de définir ce que l’on entend par « territoire kanak », un bref préalable sémantique et conceptuel s’impose. Le terme de territoire apparaît au XIIIe siècle. Il s’agissait au départ d’une entité politico-administrative, d’un « espace agi et approprié », nécessairement borné par des frontières linéaires. Cette définition a connu un très large engouement, en particulier chez les géographes, depuis le début du XXe siècle. Malgré de multiples définitions recensées, cette acception s’est généralisée dans le langage courant.

Néanmoins, en s’appuyant sur son expérience de la Mélanésie et du Vanuatu, le géographe français Joël Bonnemaison2 a proposé un changement de regard sur cette notion de territoire. En Nouvelle-Calédonie, cette définition semble avoir une résonance particulière pour le peuple kanak pour lequel l’homme entretient une relation fusionnelle à la terre, il s’identifie à travers elle et lui appartient. Enfin, si les processus de colonisation et de décolonisation ont contribué à profondément transformer les territoires kanak, l’utilisation de nouveaux outils conceptuels, ceux de « territorialisation » et de « territorialité » semble nécessaire pour prendre en compte ces transformations.

Dans l’Océan Pacifique, les archipels de la Mélanésie partagent des caractéristiques physiques, culturelles, politiques et identitaires semblables. À ce titre, la définition de « territoire » proposée par Joël Bonnemaison, géographe français ayant séjourné de longues années dans l’archipel du Vanuatu, fait office de référence pour la Mélanésie : « Le territoire peut être défini comme […] une unité d’enracinement constitutive de l’identité et au-delà encore, un enjeu politique ».

Selon lui, le territoire est avant tout un espace d’identification où l’identité de chacun tisse forcément des liens affectifs avec des lieux sacrés, qu’il identifie à des « cœurs ». Le territoire serait donc un sentiment, une vision forcément subjective (et collective s’il s’agit d’une identité commune), qui relie une « constellation de lieux […] enracinés dans une même identité et réunit ceux qui partagent le même sentiment […] ».

C’est à travers son expérience approfondie des territoires vanuatais et plus particulièrement ceux de la petite île de Tanna3, que Bonnemaison a reconsidéré le territoire comme un concept où se combinent les lieux et le réseau. Il parle d’un territoire réticulaire animé par une mobilité circulaire. Ce serait donc un réseau de mobilités qui quadrillerait le territoire mantanna4 et non des frontières comme c’est le cas pour les sociétés occidentales. Il précise d’ailleurs que « […] Les Mélanésiens se définissent par une identification à des réseaux de lieux sacrés et leurs vraies frontières ne sont pas des lignes mais des espaces vides, sans lieux ni habitants […] ». Si l’espace5 et le territoire sont deux faces inversées qui se complètent, le réseau et les lieux les structurent et les articulent. Cette définition de territoire proposée ici par Bonnemaison sert de point de départ à celle utilisée pour les territoires kanak.

L’attachement à la terre

À l’instar de nombreuses sociétés dites « premières », le peuple kanak détermine son identité par rapport à l’attachement à la terre de ses ancêtres (que l’on peut également appeler le lien à la terre). « Les Kanak ont constellé l’espace d’une multitude de toponymes et de tertres » qui témoignent de cet attachement. Dès à présent, il convient de préciser que malgré l’impact de la colonisation de peuplement, ce « lien à la terre » continue de structurer les territoires kanak. Ainsi chaque individu est membre d’un clan, l’unité sociale de base qui correspond à un groupe de familles reconnais-sant un ancêtre commun. C’est cet ancêtre dont l’histoire est mythifiée, qui incarne le lien charnel et sacré avec la terre. Pour résumer, être kanak c’est se définir avant tout par rapport à une terre et par rapport à un groupe dont l’origine terrienne et géographique est incontestable puisqu’elle est mythique.

En outre, dans cette société de tradition orale, la parole est sacrée, c’est elle qui véhicule et transmet l’héritage géographique de chacun. Dans chaque prise de parole, l’orateur kanak rappelle systématiquement d’où il vient, de quel clan et de quelle terre ancestrale il est issu. Dans la culture kanak, avant d’être un « espace agi et approprié », le territoire est d’abord un espace auquel on appartient, à partir duquel on s’identifie et qui détermine sa place dans la société. Ce renversement de l’ordre des facteurs par rapport à la conception européenne de territoire (c’est le territoire qui appartient à l’homme et non le contraire) est sans doute l’une des causes pouvant expliquer l’existence de territoires topologiques au détriment de territoires topographiques.

À l’instar de ce que Bonnemaison affirmait pour les Tannais, parler de territoire pour les kanak, c’est parler d’un processus d’identification vis-à-vis d’une terre, vis-à-vis d’un mythe fondateur mais également vis-à-vis de « réseaux de lieux sacrés ». Une interrelation magique entre l’homme et son territoire s’est donc tissée progressivement au fil des âges : le territoire façonne autant l’homme que l’homme le dessine. L’homme modèle le territoire aussi bien d’un point de vue symbolique que concret.

Le territoire kanak s’est ainsi créé à travers une relation réflexive entre l’homme et la terre ; la hiérarchisation sociale et spatiale des kanak sur un territoire est directement déterminée par l’antériorité des clans sur cette terre. En effet, la moindre parcelle de terre ou de mer est un espace approprié par un clan, qui lui permet d’asseoir sa position sociale, son pouvoir et par conséquent son rôle vis-à-vis de la communauté. Par exemple, la légitimité du premier clan arrivé sur un lieu lui permet de se revendiquer comme le maître des terres. C’est ce clan qui « accueille » les autres clans et s’appuie ainsi sur l’antériorité de son premier ancêtre pour transmettre de génération en génération le récit mythique qui l’atteste. À chaque évènement coutumier, ce « mythe fondateur » est rappelé par le biais de la parole.

En règle générale, les clans entretiennent ainsi une double relation avec la terre et avec leurs ancêtres. C’est à partir de ce binôme que les clans kanak se sont vus attribuer des fonctions particulières. Le rôle et le pouvoir magique de chaque clan proviennent d’un triptyque clan-terre-ancêtre. Cette différenciation sociale et politique, qui s’appuie sur un mythe, contribue à structurer la population du territoire coutumier (figure ci-après).

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Pendant la colonisation foncière, les kanak ont été déplacés et cantonnés hors de leurs territoires ancestraux. Néanmoins, ils ont conservé une forte identité territoriale en continuant à se définir par rapport à leurs territoires d’origine. Le caractère central de cette identité territoriale dans certaines sociétés humaines a aussi été mis en exergue par de nombreux géographes. À cet égard, Éric Dardel, gendre de Maurice Leenhardt6, a été l’un des premiers à révéler le lien symbiotique quasiment mystique liant les hommes et leur terre en Mélanésie : « à la base de la géographie des primitifs, il y a […] un comportement religieux et c’est au travers de cette valeur sacrée que se manifestent les «faits» géographiques ».

Par ailleurs, Bonnemaison7 a également mis l’accent sur la dimension symbolique et fondatrice des territoires mélanésiens. Ce dernier démontre que dans des sociétés relativement « préservées » le territoire s’organisait et se structurait en fonction de la dimension surnaturelle et cosmogonique de la terre. La dimension mythique du territoire y était systématiquement rappelée par des éléments naturels ou matériels, qu’il a appelés les géosymboles (sentiers, pierre magique, anfractuosités, etc.) Avant l’arrivée des européens en Nouvelle-Calédonie, c’était à travers cette relation magique que les kanak étaient arrimés affectivement et symboliquement à leur territoire.

Recompositions

Les territoires se situaient donc au cœur de l’identité et de la culture kanak. Malgré la période de colonisation, les kanak se sont efforcés de garder en mémoire leur lien à la terre afin de ne pas oublier leur territoire ancestral. En dépit de cela, leur « nouveau » territoire limité à l’espace des réserves ainsi que leur attachement à la terre ont été durablement transformés. La colonisation a donc été le point de départ de profondes recompositions territoriales chez les kanak.

L’analyse de ces recompositions provoquées par la colonie est centrale pour saisir la complexité et la diversité des territoires kanak. Par ailleurs, il semble très probable que ces recompositions territoriales se sont poursuivies après 1946 et ont participé au processus de décolonisation. Un outil géographique permet d’évoquer l’ensemble de ces transformations territoriales : celui de la territorialisation. Cette dernière « consiste en une appropriation de l’espace qui peut être juridique, politique, économique ou symbolique8 ».

Pour l’exemple kanak, on peut donc définir la territorialisation comme un processus évolutif de recomposition des territoires participant à l’appropriation plurielle de l’espace néo-calédonien. Cet outil semble donc adapté à l’analyse des enjeux géopolitiques lors des phases de colonisation et de décolonisation. La territorialisation kanak alterne donc entre progression et régression du territoire. Pour reprendre une image physique, on peut comparer la territorialisation à une forme de respiration du territoire, alternant inspiration (progression et gonflement du territoire) et expiration (régression et recul du territoire). Interroger l’histoire spatiale de la société kanak revient à questionner la nature plurielle de ce processus et par conséquent, à considérer la territorialisation comme un phénomène où sont créées plusieurs formes de territoires. C’est l’un des objets principaux de ce travail.

À cet égard, la phase de territorialisation coloniale marque par exemple une véritable régression des territoires kanak, caractérisée par le « cantonnement » et la création par l’administration coloniale de réserves tribales. Il convient de noter que la colonisation territoriale et foncière a été complètement différente entre la Grande Terre de la Nouvelle-Calédonie et les îles Loyauté. En effet, les kanak insulaires 9 semblent avoir été relativement préservés d’une « pression territoriale » alors que ce n’est évidemment pas le cas pour la Grande Terre. En Nouvelle-Calédonie, peut-être plus qu’ailleurs, la particularité de la territorialisation kanak est profondément liée à la multitude de contextes temporels et spatiaux.

Par ailleurs, la territorialisation présente une autre dimension : celle de l’évolution de la norme des territoires kanak. Lors de la colonisation de peuplement, les réserves indigènes, à la métrique territoriale, ont succédé aux réseaux coutumiers précoloniaux, à la métrique réticulaire. Si la territorialisation kanak a participé à la cohabitation des réseaux et des territoires, il semble nécessaire d’utiliser un nouvel outil qui permettrait de désigner et d’articuler ces deux types de métriques : celui de territorialité.

Dans certaines études de géographie, ce terme émerge pour désigner à la fois les territoires, les réseaux et les lieux. Ce concept présente également l’avantage de prendre en compte la pluralité des formes de la territorialisation. La territorialité doit ainsi permettre de dépasser les frontières des territoires sans pour autant les abandonner. En effet, les territoires sont complémentaires de la territorialité, étant l’une de ses composantes, mais pas la seule, au même titre que le réseau et les lieux comme le résume Aldhuy10 : « […] Loin d’opposer le territoire au lieu ou au réseau, la territorialité permet de penser le rapport à l’espace produit dans la complexité de l’interaction de ces trois références complémentaires ».

Cette complémentarité est rappelée par Bernard Debarbieux11 dans un ouvrage collectif qui nous propose ainsi de définir simplement la territorialité comme la « dimension terrienne de notre condition humaine » qui permettrait d’appréhender « les modalités pratiques […] de l’inscription des individus et collectifs dans un environnement matériel ». Ainsi, il juge le territoire comme « l’une des familles d’objets engendrées par la territorialité » et comme Bonnemaison, il n’est « pas de ceux qui opposent le territoire et le réseau » au sein d’une seule et même territorialité. La territorialité peut donc être considérée comme l’évolution de notre condition géographique. En effet, les territoires qui composent aujourd’hui la territorialité seront inéluctablement différents de ceux de la territorialité de demain.

Forts de cette évolution sémantique et conceptuelle, nous soulignons l’intérêt, dans l’exemple kanak, d’utiliser conjointement les notions de territorialité, de territoire et de réseau. Le réseau et le territoire se complètent mutuellement, ils sont en interrelation comme le proposait Bonnemaison. Ainsi, la territorialité prend en compte les périodes de recomposition des territoires, elle permet également de dépasser leurs frontières, trop rigides et trop aliénantes pour décrire avec précision l’évolution dans le temps des interactions multiples que la société kanak entretient avec son espace. Afin de capter la globalité et la complexité des recompositions territoriales, la territorialité apparaît comme l’outil adapté pour saisir la naturemultiscalaire, processuelle et réticulaire des territoires, ce qui conviendra d’être examiné à la lumière de l’exemple kanak.

Le triptyque TTT (territoire, territorialité, territorialisation)12 et le réseau serviront de grille de lecture du patrimoine spatial kanak. Dans sa construction, la territorialité est avant tout un réseau qui permet de relier plusieurs types de territoires. Afin de démêler l’écheveau des territoires et des réseaux qui composent cette territorialité kanak, il est nécessaire de s’intéresser simultanément au processus de respiration des territoires (territorialisation, territorialité) et aux résultats engendrés (territoires et lieux). L’approche territoriale nécessite donc d’être enrichie par celle de la territorialité, plus adaptée à l’évolution de la complexité territoriale kanak. Il n’existe pas une mais plusieurs lectures des territoires kanak. L’approche que propose celle de la territorialité et de la territorialisation permet ainsi de jeter les jalons d’une géographie kanak, en perpétuelle construction.

Territorialités contemporaines

Face à la complexité des processus qui continuent de recomposer et de diversifier la territorialité kanak, nous nous sommes appuyés sur les trois catégories de territoire proposées par Gumuchian13 : les pratiques et les usages socio-économiques du quotidien, les représentations mentales et les enjeux politiques et institutionnels. Alliant une dimension matérielle (l’espace géographique), idéelle (utopie, mythe et représentations) et politique (institutions et élus), cette catégorisation territoriale a été reprise par Di Méo14 : « Le territoire est une appropriation à la fois économique, idéologique et politique (sociale, donc) de l’espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur histoire ».C’est donc à travers cette grille de lecture que nous proposons une définition provisoire des territoires kanak contemporains.

Du point de vue des pratiques et des usages socio-économiques, le territoire kanak correspond à l’espace approprié et occupé par les populations kanak, aussi bien par leur vécu (espace des tribus par exemple) que par leur pratique quotidienne (habitat, déplacements). Vraisemblablement, ce territoire « vécu » par les kanak se résume en deux grandes catégories : les territoires coutumiers et les territoires urbains.

Les premiers se positionnent dans une dialectique alliant ancrage identitaire et enjeux politiques. L’ancrage identitaire kanak se manifeste par un lien fort à la terre pour les clans et les tribus, dont l’origine se réfère toujours à une cosmogonie chargeant ces territoires d’une valeur spirituelle. C’est notamment le cas de ce que l’on appelle aujourd’hui les « terres coutumières » et qui font l’objet d’une importante réforme foncière menée depuis 1978. Les seconds sont en revanche beaucoup plus récents. En effet, la présence kanak en ville a réellement commencé il y a un peu plus d’un demi-siècle. Nouméa, comme beaucoup d’autres villes du Pacifique, est restée pendant longtemps une ville blanche, ce qui lui a valu d’être surnommée péjorativement « Nouméa la blanche ». Non comptabilisés lors des premiers dénombrements de population, les kanak étaient très minoritaires15 dans le Grand Nouméa (environ 10 % au début des années 1950). À partir des décennies suivantes, on assiste à un phénomène d’urbanisation de la population autochtone kanak, phénomène qui s’est stabilisé depuis les années 198016. Comme pour les autres populations océaniennes (notamment wallisiennes et futuniennes), l’essentiel des kanak du Grand Nouméa demeure dans la capitale depuis une, voire deux générations seulement.

Aujourd’hui, la ville de Nouméa se transforme, les territorialités kanak évoluent grâce au nombre croissant de kanak urbains, en particulier dans certains quartiers du nord de l’agglomération. Les places publiques, les plages, les rues témoignent visuellement d’une présence grandissante de la population kanak. La part de la population kanak urbaine ne cesse d’augmenter. En 2009, deux kanak sur cinq (soit un peu moins de 40 %) ont été recensés dans le Grand Nouméa17. Cette proportion tend à s’accroître au fil du temps18 au détriment des provinces Nord et des îles Loyauté même si dans ces dernières, la population kanak demeure très majoritaire19. Au sein de l’agglomération, les kanak représentent environ un habitant sur quatre (soit 23,6 % en 2009 selon l’ISEE). Autre phénomène, confirmé après plusieurs enquêtes, le nombre de kanak, ces dernières années, n’ayant jamais transité ou résidé dans la capitale s’est considérablement réduit même si on ne peut pas précisément le quantifier20.

Par ailleurs, cette nouvelle urbanisation reflète une nouvelle pratique migratoire et réticulaire qui se superpose à un réseau plus ancien d’alliances coutumières liant plusieurs clans par des rites tels que le mariage, le deuil, le don d’enfant, etc. Ces mobilités plus récentes s’appuient sur de nouvelles motivations (recherches d’emploi, scolarisation, mode de vie) et sur d’autres réseaux : entraides familiales, amicales ou professionnelles. Par conséquent, cette catégorie de territoires kanak conjugue à la fois l’ancrage et la mobilité en reliant plusieurs époques et plusieurs lieux. Il apparaît essentiel de prendre en compte la dimension urbaine kanak au même titre que les territoires coutumiers, vecteurs d’identité et d’ancrage ancestral.

Territorialités politiques

Historiquement, les territoires kanak ont toujours été profondément politiques. D’une part, ils le sont par la coexistence, au sein des territoires coutumiers, d’une hiérarchie foncière d’origine précoloniale et d’une hiérarchie sociale d’origine coloniale. Et d’autre part, par la promotion d’une élite kanak à la tête des collectivités néo-calédoniennes à travers le système électoral. Si on ne peut pas résumer les territoires kanak à une simple dialectique dedans/dehors, à une histoire de frontières et de limites administratives, le caractère institutionnel ne doit pas être négligé. En effet, si le peuple kanak n’a pas obtenu l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, le rôle des collectivités municipales et provinciales dirigées par des kanak mérite d’être abordé. Ces collectivités républicaines en Nouvelle-Calédonie permettent ainsi à certains kanak d’être élus et de pouvoir s’appuyer sur une assise électorale, leur donnant une légitimité démocratique et géographique. Il s’agit donc ici d’une forme non-exclusive de territoire kanak d’origine exogène, apportée par la colonisation européenne, que certains kanak se sont réappropriés.

Toutefois, si effectivement la dimension spatiale kanak ne peut pas être réduite à cet échiquier territorial néo-calédonien, le fait que de nombreux kanak soient à la tête d’une majorité de collectivités territoriales rend nécessaire la prise en compte de cette conception devenue une part intégrante des territoires politiques kanak. D’ailleurs, cette dimension politico-institutionnelle des territoires est essentielle puisque c’est à travers elle que la reconquête foncière des terres coutumières a été rendue possible.

Territorialités idéelles

La dimension idéelle des territoires kanak semble aussi importante que la dimension réelle. En effet, les territoires coutumiers s’adossent à une origine mythique et cosmogonique, ce qui permet de faire coexister le monde des vivants et le monde des ancêtres en un même lieu. La tradition orale des kanak a vocation à transmettre de génération en génération cet héritage spatial qui structure et hiérarchise l’espace vécu tribal.

Par ailleurs, l’éloignement du territoire coutumier causé par les mobilités forcées (par la colonisation foncière notamment) ou par les mobilités choisies (choix individuels) a favorisé chez les kanak un processus d’extra-territorialisation. Dans chaque lieu d’accueil, les kanak ont cherché à projeter leurs souvenirs et leurs représentations à travers de nouveaux repères, de nouvelles balises.

Les territoires kanak sont à la croisée de plusieurs métriques (le réseau et la surface), de plusieurs époques (pré-colonisation, colonisation, décolonisation) mais également de plusieurs dimensions complémentaires (matérielle, politique et idéelle). Il n’y a donc pas un seul territoire kanak mais plusieurs, dont l’articulation forme un ensemble plus large et plus complexe, celui de la territorialité kanak.

Inversion des cartes

Le peuple kanak a toujours noué une relation intense et identitaire avec sa terre. Encore aujourd’hui, malgré d’importantes transformations historiques, les kanak continuent de se définir en fonction de leur terre et, plus précisément, de leurs territoires. C’est paradoxalement le processus puissant et permanent de territorialisation qui leur confère une force et une originalité. Certes, le lien à la terre a évolué mais il s’est adapté aux différentes périodes, à leurs contraintes, à leurs opportunités et à leurs enjeux.

Dans un premier temps, la colonisation de peuplement avait choisi stratégiquement de « séparer et punir » les kanak en les privant de leurs territoires originels. Ce faisant, l’administration coloniale avait tenté de déposséder ce peuple de ses géosymboles, de ses mythes et de ses ancêtres. Elle lui a confisqué sa substantifique moelle, sa force vitale et a rompu les sentiers coutumiers entre les différents clans. Mais si la colonisation a été un processus de déstructuration du territoire kanak, durant le processus institutionnel de décolonisation, les nouvelles trajectoires et les recompositions territoriales, coutumières, urbaines et électorales se sont déroulées autour d’un axe inverse et symétrique.

D’un point de vue territorial, les kanak ont donc fait preuve d’une étonnante capacité de résilience. Une résilience qui s’est manifestée à travers une diversification et une articulation des territoires sur lesquelles ils se sont appuyés. Elle a surtout favorisé le passage de ces territoires d’un monde invisible (les réserves) dans lequel les kanak étaient marginalisés, à un monde visible où les kanak sont désormais dans une position incontournable.

Au fil du temps, les kanak se sont révélés de fins géographes, redessinant des cartes que l’on pensait figées, repoussant les frontières coloniales, rééquilibrant les rapports de forces. Cette recomposition incarne le rééquilibrage territorial, social et politique que les kanak ont conquis. L’analyse de ces transformations spatiales semble donc être une grille de lecture innovante et adaptée pour évaluer l’évolution du processus de décolonisation.

1 Par le terme de décolonisation, nous entendons la période située après 1946, ce qui ne veut pas dire que la colonisation ait définitivement cessé à cette date. Mais les mesures prises à ce moment-là (fin de l’interdiction de déplacement, fin de l’interdiction de cité, fin de l’impôt de capitation et surtout, ouverture progressive du droit de vote aux élites kanak) ont contribué à modeler les visages successifs de la colonisation, à initier le changement de rapport de force entre les kanak et les non-kanak. Ces prémices, ces balbutiements de la décolonisation ont constitué des mesures progressivement libératrices pour le peuple kanak et pour leurs territoires. Cela tranche évidemment avec la définition institutionnelle de la décolonisation initiée en 1988 avec les accords de Matignon, puis poursuivie en 1998 avec l’accord de Nouméa. Il faut bien avoir conscience que les mesures prises en 1946 ont eu un effet considérable d’un point de vue territorial.

2 J. Bonnemaison, Les Gens des lieux. Histoire et géosymboles d’une société enracinée : Tanna. Les fondements géographiques d’une identité : l’archipel du Vanuatu (Livre II). Réédition remaniée de Tanna : les hommes-lieux. Paris, Orstom, 1997, 562 p.

3 Tanna (550 km2) est située dans la province de Tafea, au sud de l’archipel vanuatais, à 250 km au nord-est de Lifou.

4 Nom des habitants de Tanna.

5 Dans cette contribution, nous utiliserons le concept d’espace dans son acception la plus large, à savoir une étendue, une surface terrestre pouvant être organisée et « vécue » par un groupe d’individus. La différence fondamentale entre le concept de « territoire » et celui d’ « espace », ce sont les notions d’appartenance et d’appropriation spécifiques au territoire.

6 Les travaux de Dardel ont été fortement influencés à la fois par son beau-père, le pasteur Maurice Leenhardt (1878-1954), ethnologue, fondateur de la Société des Océanistes (1927), spécialiste du peuple kanak et professeur à l’École Pratique des Hautes Études à Paris, mais aussi par sa propre épouse, Renée Leenhardt (1905-2002), née à Houaïlou sur la côte-est de la Nouvelle-Calédonie. De nombreuses références à la culture mélanésienne sont notamment incorporées à son ouvrage « L’homme et la terre ». E. Dardel, L’Homme et la terre : nature de la réalité géographique, Paris, Presses Universitaires de France, 1952, 133 p.

7 J. Bonnemaison, « Le territoire enchanté ». In Croyances et territorialité en Mélanésie, Géographie et Cultures, Z 3, 1992, p. 71-88.

8 Selon le glossaire géographique de l’ENS Lyon : www.geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/territoires-territorialisation-territorialite, consulté le 13 mars 2015.

9 Les kanak insulaires désignent ici les kanak issus des Îles Loyauté, de l’Île des Pins et des Îles Belep.

10 J. Aldhuy, « Au-delà du territoire, la territorialité ? », 2008, in Géodoc, p. 35-42 [en ligne] consulté le 12 avril 2013, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00278669/document

11 B. Debarbieux, M. Vanier, Ces territorialités qui se dessinent, La Tour d’Aigues, L’Aube / DATAR, 2002.

12 M. Vanier, Territoires, territorialités, territorialisation, Controverses et perspectives, Presses universitaires de Rennes,201, 267 p.

13 H. Gumuchian, Représentations et aménagement du territoire, Anthropos, Economica, Paris, 1991, 143 p.

14 G. Di Méo, Géographie sociale et territoires. Nathan, Paris, 1998, 320 p.

15 Jusqu’à l’abolition du statut de l’Indigénat, Nouméa imposait une restriction aux populations kanak dans la ville. Les kanak ne pouvaient y circuler que s’ils bénéficiaient d’un contrat de travail. Ils n’avaient pas non plus le droit de se réunir et devaient respecter un couvre-feu.

16 En effet, en 1989, les kanak représentent 21,6 % de la population du Grand Nouméa (contre 23,6 % en 2009, soit une augmentation de 2 points en 20 ans). Ce taux est encore à 20,7 % en 1983 alors qu’en 1976, il n’est seulement que de 17 % (soit une augmentation de près de 4 points en seulement 7 ans (1976-1983).

17 Nom donné pour désigner quatre communes qui constituent l’agglomération nouméenne : Nouméa, Mont-Dore, Dumbéa et Païta.

18 En effet, en 1989, seuls 28,63 % des kanak étaient recensés dans le Grand Nouméa.

19 En 2009, en province Nord, 3 habitants recensés sur 4 se déclarent kanak. En province des Îles loyauté, ce sont 19 habitants sur 20 (96,62 %) qui se déclarent kanak.

20 Sur la soixantaine de personnes enquêtées lors de ce travail de recherche (Nouméa, Île des Pins, Poindimié, Voh, Koné), tous ont confirmé qu’ils s’étaient rendus au moins une fois à Nouméa au cours de la dernière année.