Perdue dans le tourbillon des cercles médiatiques, j’ai le vertige. À l’heure de l’incertitude scientifique, économique, politique, les cercles de Dante dans la Divine Comédie se font numériques. À qui, à quoi me fier ? Pourquoi à celle-ci plutôt qu’à celle-là ? Et comment, selon quelles modalités faire confiance ? En gros, en détail, aveuglément ou en sourcillant ? Pourtant, il en va de ma capacité à m’adapter aux futures catastrophes, chacune taillée dans sa singularité. Outre les inondations toujours plus nombreuses, les sécheresses historiques, de nombreuses catastrophes naîtront des effets de bouclage, des rebonds imprédictibles qui mettent en évidence qu’il y a un système Terre – et qu’un événement local peut affecter en cascade des systèmes bio-physico-chimiques entiers.

Ces effets de rebonds, ces seuils franchis sont d’ores et déjà perceptibles. Par exemple, dans le cas de la déforestation liée aux scolytes en Russie, ou dans celui des hannetons en France, ces insectes plus aptes à s’adapter au changement climatique que les forêts qu’ils dévorent, ou encore du pergélisol réchauffé qui lâche du méthane en Sibérie, ou enfin de l’acidification des océans qui n’absorbent plus le carbone. Ou dans le cas, aujourd’hui, du Covid 19, un éclaireur des temps futurs. Que ferons-nous demain face à l’imprévisibilité du futur ? Mon vertige vient de cette incapacité à savoir que croire, que penser et comment se prémunir. Je ne vois pas de promesse de stabilisation.

Ce vertige est existentiel. Il affecte mes sens, m’empêche de penser, me promet de la difficulté à vivre. Plus généralement, ce vertige renvoie à une esthétique, c’est-à-dire à une difficulté de composer des éléments hétérogènes, venus d’époques différentes – d’où la nécessité marquée par de nombreux ouvrages de grandes mises en perspective historiques, au titre du Capitalocène ou de l’Anthropocène. Au futur, l’incertitude empêchera de prédire avec de bonnes probabilités statistiques les catastrophes à venir et, donc, les risques contre lesquels se prémunir.

Cette incertitude est au cœur de catastrophes d’un genre nouveau, appelées des cygnes verts par la Banque de France (ou cygnes noirs climatiques). Nassim Nicholas Taleb dans The Black Swan : The Impact of the Highly Improbable développe l’idée des cygnes noirs, qui ont selon lui trois caractéristiques : 1° ce sont des évènements irréguliers et peu prévisibles ; 2° leur impact est massif et touche tous les domaines de la vie quotidienne ; 3° ils ne trouvent d’explication qu’après le déroulement des faits. Sur tous ces points, le Covid 19 tape en plein dans le mille.

Les caractéristiques principales de ces catastrophes sont qu’on ne peut les prédire en se fondant sur une distribution normale d’évènements quantifiables statistiquement. À défaut de probabilités calculées à partir d’une distribution statistique d’évènements, les épistémologies évoluent. La première conséquence est de reconnaître l’incertitude aussi bien, d’ailleurs, que les fragilités d’existences – à commencer par la mienne, plus grande puisque je suis une femme, et plus grande encore pour celles d’entre nous que ce monde a rendues malades. Cette reconnaissance personnelle n’empêche pas de devoir agir massivement et collectivement, puisqu’une grande partie de l’incertitude, aujourd’hui, tient aux politiques développées à l’égard des risques climatiques et écosystémiques.

En ce sens, je désire développer des modalités inédites de navigation, qui restent à inventer en ces temps dont je ne sais plus ce qu’ils sont. Parmi les pistes d’action collective et individuelle face aux catastrophes, et dans la perspective d’un monde qui ne se contente pas de régimes autoritaires gouvernant par la biopolitique, je souhaite nous voir réfléchir en esthètes, ressentir ce monde, et se figurer les modalités de sa plasticité socio-environnementale, en respectant les grands équilibres planétaires.

L’incertitude des avenirs compromis appelle à nous installer durablement dans un « trouble épistémique » (Donna Haraway), là où le sentiment écologique invite à prendre appui sur la nécessité de sentir. L’esthétique se transforme peut-être en cela, non sans nous transformer avec elle : en un apprentissage du sentir, du toucher, du tâtonner et du caresser de l’incertitude incalculable – radicalement différents (et complémentaires) du calcul des risques.

[voir Expertise, Gouttelettes]