En février 2024, le Parlement européen a voté l’autorisation partielle d’utilisation des NGT (New Genomic Techniques ou nouveaux OGM) de catégorie 1 (faibles changements de leur code génétique). À la différence des OGM, interdites, les NGT ne visent pas à injecter dans une plante les gènes d’une autre, mais à modifier le séquençage de son génome en imitant en laboratoire l’évolution génétique « spontanée ». Cette évolution mimétique ne prend pas des milliers d’années, mais quelques minutes. Les promoteurs de ces nouvelles techniques (laboratoires scientifiques, entreprises) affichent une ambition communicative : il ne s’agit rien de moins que de faire face aux changements climatiques. Le maïs est ainsi réduit en taille de manière à exiger moins d’eau ; les tomates, les betteraves, etc. sont modifiées pour mieux se prémunir des insectes et l’usage des fertilisants est par conséquent réduit.
L’usage de ces nouvelles techniques, discrètes dans leur modification et donc peu « traçables », divise. Les centres de recherche (comme le CNRS ou l’INRAE) campent sur l’argumentaire scientifique qui emporte l’adhésion des gouvernements européens, français et allemands en particulier ; certaines associations d’agriculteurs, les partis écologistes, les pays d’Europe orientale, invoquent, eux, le « principe de précaution » et désignent les dangers de ces nouvelles semences pour la santé et l’environnement. Face à la controverse, la décision finale est courageusement reportée au lendemain des élections européennes de juin 2024.
La polémique recouvre des enjeux de taille : le rôle de l’innovation scientifique, son impact sur l’environnement, les inégalités sociales et économiques, et, plus fondamentalement, le fonctionnement des instances démocratiques elles-mêmes, à l’échelle nationale, européenne et internationale, dans le sens où les multinationales productrices de ces semences ont le pouvoir de peser fortement sur les décisions des instances politiques.
Les semences hybrides ou la fracture Nord/Sud
La possibilité de croiser génétiquement des semences en laboratoire a été mise au point dès la fin du XIXe siècle. Ce n’est qu’après la crise de 1929 que l’État américain se dote de moyens législatifs et économiques permettant de rentabiliser ces innovations. Les nouvelles semences sont brevetées. Le maïs, puis le riz et le blé connaissent leurs variantes « hybrides » qui sont fournies, voire imposées aux producteurs étatsuniens puis européens (à l’aide du Plan Marshall) et enfin, aux pays dits du « tiers monde » en contrepartie des aides financières qui leur sont allouées. Cette stratégie est payante : la production et la productivité des cultures montent en flèche, la faim se réduit, les profits des grandes entreprises productrices de semences augmentent à démesure, compte-tenu de leur situation de quasi-monopole. Les nouvelles semences nécessitent d’énormes quantités de fertilisants chimiques, produits par ces mêmes conglomérats d’entreprises. La vie des hybrides est éphémère (deux à trois ans), obligeant les paysans à signer des contrats de renouvellement avec les mêmes fournisseurs. Les brevets sur les semences deviennent un outil central de l’accumulation capitaliste, assorti de conflits féroces entre les grands producteurs étatsuniens, puis européens et, à l’intérieur de l’Europe, entre producteurs français, allemands, britanniques. Ces tensions finissent néanmoins par déboucher sur des accords oligopolistiques au frais des agriculteurs, surtout les plus petits1.
Bien entendu, ces succès tant vantés cachent l’accroissement des inégalités entre pays et entre producteurs, mais aussi, un aspect particulièrement inquiétant : ces semences épuisent les sols. À partir des années 1970, les rendements des hybrides commencent à se tasser, voire à décliner dans de nombreux pays2. Un effet collatéral de ces semences moins robustes et standardisées est la diffusion des maladies. En 2005, les pertes annuelles liées aux maladies sont estimées entre 20 et 40 % de la récolte selon la plante et la région. L’impact de ces crises sur les revenus et sur l’alimentation est plus important dans les régions pauvres non seulement du fait de leurs faibles revenus, mais aussi de la multiplication des fléaux écologiques3.
Pour pallier ces crises, plusieurs options se présentent. La première consiste à rechercher des variétés anciennes de manière à restaurer une certaine biodiversité. Or, malgré la « Convention sur la diversité biologique » de 1992 de l’ONU affirmant que les semences constituent un patrimoine de l’humanité et que leurs variantes rares ne peuvent être appropriées par le privé, les États-Unis transgressent la règle, provoquant la riposte des pays en développement (l’Inde, l’Égypte, l’Argentine, Cuba) qui considèrent la protection de certaines variétés comme assurant leur sécurité nationale4.
Une seconde solution consiste à accentuer l’hybridation, mais dans une forme moins standardisée, avec plusieurs variétés et sous-variétés, à partir de variétés rares ou anciennes. Elles sont principalement destinées aux consommateurs aisés des pays du Nord. En revanche, les hybrides de la génération précédente sont largués aux consommateurs pauvres du Nord et aux pays du Sud encore à la recherche de leur révolution verte5. La dépendance de ces pays vis-à-vis des producteurs d’hybrides provoque des tensions dans plusieurs pays « en développement » (en Afrique, en Asie et en Amérique latine)6. Les collusions entre autorités locales et multinationales semencières imposent l’adoption des hybrides dans certaines régions du monde mais suscitent la résistance des populations locales dans d’autres.
Les OGM ou l’hélice soumettant le public au privé
C’est dans ce contexte qu’une troisième stratégie, à côté du retour aux variétés « anciennes » et à l’hybridation, émerge dans des laboratoires américains. Contrairement aux hybrides, les OGM (organismes génétiquement modifiés) ne visent pas la hausse de la production per se, mais la réduction des risques de pertes dues aux aléas climatiques ou aux insectes. La stabilité des récoltes y est donc prioritaire. La génétique agricole se généralise. Les pouvoirs publics accordent leur soutien aux entreprises privées qui s’approprient les brevets : l’hélice de l’ADN devient celle reliant État, recherche et entreprises. C’est le cas de l’INRA en France7 qui, dépendant d’impératifs budgétaires dès les années 1970, se soumet à la cogestion privé-public dans le domaine des biotechnologies montantes, malgré la résistance de nombreux chercheurs8. Aux États-Unis en 1980, Reagan fait adopter une loi facilitant les passerelles entre les biotechnologies, la recherche fondamentale publique et la recherche appliquée dans les laboratoires privés, avec une priorité accordée à ces derniers pour déposer les brevets à leur compte9. Si les hybrides avaient été développés par des entreprises spécialisées, puis par des branches d’entreprises chimiques et pharmaceutiques, les OGM et les nouvelles semences deviennent le quasi-monopole de géants comme Monsanto10.
Dès le début du millénaire, les débats font rage en France comme en Europe11. Ils portent essentiellement sur les risques des OGM pour la santé12. Les lobbies se mobilisent. Mais le principe de précaution finit par l’emporter : en présence d’incertitude scientifique, il convient d’interdire la diffusion des OGM en attendant des réponses plus sûres de la part de la science13. Cette interdiction s’impose à la faveur des pressions des associations de consommateurs et des principaux syndicats agricoles. Les États-Unis crient au protectionnisme déguisé. Attac, l’Internationale paysanne et José Bové mettent l’accent sur l’accentuation des inégalités, et sur le pouvoir de quelques multinationales : la lutte contre les OGM converge avec celle soutenant les petits agriculteurs et la protection de l’environnement14.
Cet équilibre se modifie avec la crise économique et alimentaire de 2008-2011. Les faillites en cascade, les spéculations sur les terres et les céréales, l’envol des prix de ces dernières, modifient les rapports de force. Dans le cas des semences, il est évident que, plutôt que d’inverser les orientations des années précédentes et la « spéculation joyeuse », les institutions internationales misent encore plus sur le libre commerce. En 2012, en pleine crise des subprimes, l’OMC impose à l’Europe, mais également au Brésil et à plusieurs pays d’Asie, de supprimer l’embargo sur les OGM. Les pays suivent mais avec maintes précautions. Tout OGM doit être soumis à l’approbation des autorités scientifiques et administratives européennes, qui évaluent au cas par cas ses caractéristiques, ses bénéfices et sa dangerosité éventuelle. La présence d’OGM doit être indiquée systématiquement sur l’étiquette des produits. L’information des consommateurs dans un cadre libéral plutôt que la régulation en amont l’emporte. L’Europe est plus que jamais prête à jouer la carte des biotechnologies sur fond de privatisation de la recherche et d’appropriation des infrastructures publiques par les entreprises.
La brevetabilité du vivant contre la démocratie
De nombreux rapports financés par les lobbies des semences OGM veulent démonter le « sauvetage » de la production agricole et des revenus des paysans dans les pays en développement par leurs semences. Ils oublient de mentionner que le coût d’accès à ces semences est élevé et que le recours aux OGM rend ces derniers plus dépendants encore des fabricants de semences15. C’est la raison pour laquelle, comme pour les hybrides, le débat fait rage dans de nombreux pays sur l’opportunité d’avoir recours aux OGM. La quasi-totalité des pays d’Afrique y sont opposés, tandis qu’en Inde, le gouvernement, en accord avec les lobbies des semenciers, cherche à les imposer, avec néanmoins des résultats très contrastés suivant les régions et la force de la résistance paysanne.
Face à ce dilemme, l’architecture institutionnelle et légale dont disposent les pays est centrale. Depuis le XIXe siècle, les États-Unis accordent la priorité au dépôt de brevet tandis que le système européen donne la priorité à l’usage. Dans le premier cas, il est possible de déposer un brevet de semence utilisée par une communauté andine ou africaine et de lui interdire ensuite de continuer à l’utiliser. Il suffit pour cela qu’une mutation minime de la semence ait été effectuée. En Europe, c’est l’inverse. L’usage prime, ce qui ne signifie pas que les communautés locales soient de ce fait protégées. Il suffit de démontrer un usage différent d’une semence, par exemple, des pâtes ou une sauce tomate particulières, pour que cet usage industriel soit considéré comme différent de celui des communautés paysannes d’origine, ce qui permet au brevet d’être déposé.
Pour répondre aux protestations des communautés rurales contre l’usage abusif du principe d’usage, une directive européenne décrète en juin 2017 le refus de brevetabilité de variétés « conventionnelles » de plante ou d’animal obtenues sans manipulation génétique. En décembre 2018, en appel déposé par les semenciers, le bureau technique de l’Office européen des brevets revient sur cette décision. Désormais, il est possible en Europe que les multinationales s’approprient la brevetabilité du vivant, notamment pour les plantes. Cette décision constitue une volteface majeure, après des années d’opposition au système états-unien. La raison en est simple. Les scientifiques, les gouvernements et les lobbies européens s’inquiétaient de l’avantage biotechnologique des États-Unis du fait de l’interdiction des OGM et des normes européennes en matière de brevetabilité. Cet argument a poussé Bayer (allemande) à acquérir Monsanto (américaine) – ensuite BASF (allemande) a repris le département semences de Bayer. Désormais, il n’existe plus de guerre commerciale semencière entre l’Europe (plus exactement l’Allemagne) et les États-Unis, leurs entreprises communes permettant une convergence d’intérêts contre le « danger asiatique » et les résistances paysannes. Cependant, cette stratégie n’a pas toujours été efficace : le groupe Syngenta, tout en gardant son siège en Suisse, a été acquis par la Chine, en principe pour développer des semences pour son propre marché intérieur, en réalité pour concurrencer les géants occidentaux.
Les nouveaux OGM ou la dérégulation permanente
La flamme du débat s’est ravivée avec l’arrivée sur le marché d’une nouvelle génération d’OGM, les NGT (New Genomic Techniques). Comme pour les générations précédentes de semences, les opinions publiques, les mondes scientifique et politique sont partagés. En Europe particulièrement, dès 2021, des lobbies de grands producteurs de semences, des scientifiques, (y compris au sein du CNRS) défendent les bienfaits de ces nouvelles technologies. L’astuce consiste à les distinguer des OGM précédents, tant sur le plan scientifique que juridique, pour les préserver des interdictions. Leurs opposants, associations écologiques, partis verts, petits agriculteurs, associations de consommateurs, font valoir que la « différence scientifique » est infime et ne justifie pas une législation différente. En 2023, alors que la Commission européenne pousse à une dérégulation des NGT, le Parlement se fragmente, les pays d’Europe orientale et l’Autriche y étant fermement opposés. La France se divise également entre logiques politiques et de recherche et logiques de sécurité sanitaire.
Comme dans le cas précédent des OGM, l’impact environnemental et sanitaire est controversé, les expertises aboutissant à des conclusions opposées, par delà celles ouvertement financées par les semenciers. En revanche, il est certain que, sur le plan social et économique, ces nouveaux OGM visent à préserver le pouvoir des grands semenciers et des grands producteurs sur les petits producteurs et accentuent les inégalités à l’intérieur des pays et à l’échelle internationale. Ces inégalités se creusent d’autant plus que, qu’il s’agisse des hybrides ou des OGM, les biotechnologies provoquent une dégradation importante de l’environnement qui finit par peser en priorité sur les petits producteurs.
Solutions globales et locales
Pour répondre à ces défis, certains acteurs tentent de modifier la portée des lois et leurs interprétations jurisprudentielles. Par exemple, des ONG internationales tentent de faire inclure les plantes parmi les « procédés biologiques essentiels » tels le génome humain ou la création de nouvelles variétés d’espèces animales. D’autres ont attaqué la possibilité d’élargir un brevet aux autres variétés proches de la même plante, d’autres encore demandent à ce que les réunions de l’Office européen des brevets soient ouvertes à la société civile et aux ONG. Les pays d’Amérique centrale et latine cherchent, eux, à modifier leurs lois nationales pour permettre la diversification de l’usage des semences, car les normes culturales tendent vers la diffusion des hybrides, puis des semences de Monsanto, sans que les communautés locales puissent intervenir.
Au final, les enjeux sont tels que seule une coopération internationale peut stopper ces dérives. Certains, comme Joseph Stiglitz, prônent une généralisation du procédé de libre accès aux innovations, dans le style des médicaments ou des logiciels libres. La plupart des ONG (par exemple No patents on Seed 16) et des communautés paysannes proposent une solution radicale : transformer les semences en patrimoine de l’humanité et interdire toute brevetabilité17. Via Campesina propose, elle, d’accorder la priorité aux projets à petite échelle portés par de communautés locales : les savoir-faire ancestraux permettent de développer des variétés de semences adaptées aux écosystèmes locaux. Désormais, depuis plusieurs années, au Brésil, en Palestine, au Paraguay, en Inde, en Thaïlande, au Zimbabwe, en Corée du Sud, en Indonésie et au Canada, parmi de nombreux autres pays, les paysans ont donné vie à des procédés de conservation et de préservation des variétés locales, avec une formation agronomique adéquate pour les plus jeunes.
Toutes ces solutions reposent sur l’interdiction de tout brevet sur les plantes. Le retour à une recherche fondamentale et publique orientée vers des objectifs d’intérêt général est indispensable. Elle doit être menée en collaboration avec les organisations paysannes locales à même de mieux connaître les caractéristiques agronomiques, géologiques et environnementales de leur territoire. De même, les brevets financés avec l’argent public doivent être librement accessibles aux petits producteurs pour conjuguer soucis environnementaux et justice sociale. Enfin, les normes européennes devraient, elles aussi, encourager le libre accès aux innovations en matière de semences, et arrêter d’évoquer sans cesse la libre concurrence tout en tolérant les concentrations de plus en plus importantes des multinationales semencières.
1Alessandro Stanziani, Capital terre, Paris, Payot, 2021.
2Govindal Parajil, « Mapping Technological Trajectories of the Green Revolution and the gene Revolution from Modernization to Globalization », Research Policy, 32, 2003, p. 971-990.
3C’est le cas des locustes, des vers à fruit, de la maladie de la rouille touchant le blé, le soja et le café, les maladies virales du maïs ; ces maladies se propagent d’un pays à l’autre dans un effet de domino encouragé par des politiques de « développement » semblables et par la circulation des produits.
4Marjorie Sun, « The Global Fight Over Plant Genes », Science 231, 7 february 1986, p. 445-447.
5J.P. Brennan, D. Byerlee, « The Rate of Crop Varietal Replacement on Farms: Measures and Empirical Resu1ts for Wheat, Plant Varieties and Seeds 4, 1991, p. 99-106.
6Peter Hazel, C. Ramasamy, eds, The Green Revolution Reconsidered, Baltimore, John Hopkins University Press, 1991.
7Christophe Bonneuil, Fréderic Thomas, Semences une histoire politique, Paris, Éditions Mayer, 2012.
8Comité de défense de l’Inra (coord. P. Chartier et J. Mamy), La recherche agronomique face à la politique industrielle, Paris, INRA, 1979.
9Arnold Thackray ed. Private Science : BioTechnology and the Rise of Molecular Science, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1998.
10Gordon Conway, The Doubly Green Revolution: Food for All in the Twenty-First Century, Ithaca, Cornell University Press, 1998.
11Olivier Godard, dir, Le principe de précaution, Paris, MSH, 1997. Corinne Lepage, François Guery, La politique de précaution, Paris, PUF, 2001.
12Food & Water Watch, Superweeds: How Biotech Crops Bolster the Pesticide Industry (Washington, DC : Food & Water Watch, July 2013). http://documents.foodand waterwatch.org/doc/Superweeds.pdf
13Pierre Benoît Joly, « Les OGM entre la science et le public ? Quatre modèles pour la gouvernance de l’innovation et du risque », Économie rurale, 266, 2001, p. 11-29.
14José Bové, François Dufour, Le monde n’est pas une marchandise, Paris, La Découverte, 2000.
15Superweeds: How Biotech Crops Bolster the Pesticide Industry (Washington, DC : Food & Water Watch, July 2013).
16www.no-patents-on-seeds.org
17Muhua Wang et alii, « The Genome Sequence of African Rice and Evidence for Independant Domestication », Nature genetics, 46, 9 (2014), p. 982-992.
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