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Majeure 96. Soulèvements / révolutions

La foule en deuil
Symbole et soulèvement

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En juin 2013, un chant a électrisé les larges avenues de Rio de Janeiro, scandé par une foule de plus d’un million de personnes : « Vem ! Vem ! Vem pra rua vem ! » [Venez ! Venez ! Venez dans les rues, venez !]. Une foule immense, et un cri de ralliement tout aussi immense. Il semble que ce qui était invoqué était un fantasme social, ou une image, ou encore un rêve dans lequel tout un chacun, la ville entière se retrouve dans la rue et sur les places. Que veut la foule, d’elle-même et des autres ? Pourquoi ce chant a-t-il embrasé toute une ville et tout un pays ? Que nous apprend le soulèvement brésilien de 2013 sur la foule et son activité symbolique ?

Un spectre commun hante les théories sociales et psychanalytiques : celui de la « foule irrationnelle » [mob], le collectif destructeur ou régressif. La « foule » est souvent perçue comme volatile et sujette à contagions. Les collectifs dont je parle (Soreanu 2018) n’ont pas par définition régressé mais ils sont au contraire capables de faire le deuil de traumatismes politiques, de créer des symboles et d’organiser des scènes complexes pour revivre le traumatisme. Ce qui est révolutionnaire ici, c’est la capacité de la foule à inventer de nouvelles significations et de nouveaux symboles.

Je m’intéresse au deuil semi-spontané − un deuil qui n’est pas l’effet d’une politique d’État ni d’une cérémonie planifiée avec lieu et moment déterminés. C’est un deuil qui se produit lorsque des foules plus ou moins grandes se forment, et lorsqu’elles symbolisent ensemble, quand elles produisent des rythmes et des formes de synchronicité. C’est une forme de deuil qui se produit par la parole mais aussi par des vocalisations et des mouvements synchronisés. C’est une forme de deuil qui se produit par la création de symboles qui sont liés de manière précise aux marques traumatiques laissées par les années de torture, de persécution et de silence d’un régime politique oppressif. Le soulèvement de juin 2013 au Brésil nous a montré que la foule mortifiée pouvait manifester dans les rues et dans les places un deuil que personne n’organisait en une chorégraphie millimétrée. La pression des marques traumatiques liées à la violence de l’État a été la principale force organisatrice des scènes de protestation.

Dans le livre Notes toward a Performative Theory of Assembly, Judith Butler (2015, p. 84) parle des « jugements viscéraux » des collectifs en protestation. Cette remarquable catégorie politique a émergé en dialogue avec le printemps arabe et les nombreuses manifestations qui ont suivi. Comme l’écrit Butler : « des formes viscérales de rejet explosent en des formes collectives conséquentes. Dans ces cas, les corps sont eux-mêmes des vecteurs de pouvoir où la directionalité de la force peut être inversée ; ils sont des interprétations incarnées, s’engageant dans une action coordonnée pour contrer la force avec une force d’un autre type et d’une autre qualité » (Butler 2015, p. 84). Je soutiens que pour comprendre cette énigmatique « force d’un autre type et d’une autre qualité », nous avons besoin d’une exploration psychanalytique. L’approche psychanalytique consistera à se demander : quelles conditions psychiques permettent à une « interprétation incarnée » de se manifester ? Comment en tant que collectif descendu dans la rue et dans les places, sommes-nous transformés après qu’une interprétation de la violence de l’État a été formulée ? Je précise ici que l’interprétation est à entendre au sens psychanalytique du terme, comme une intervention qui a la capacité de rendre conscient quelque chose qui n’était pas disponible à la conscience auparavant, ou de permettre un nouveau lien associatif entre deux éléments qui n’étaient jusqu’alors pas connectés.

En juin 2013, au Brésil, les manifestants − et leurs corps en mouvement − firent preuve de sagesse. Ils étaient précis dans leurs trajectoires, ils créèrent des symboles qui ont perduré, ou encore mirent un terme à une violence qui pouvait être mortelle. Ils eurent la capacité de créer de nouvelles analogies. Le deuil collectif ne peut se réduire à un témoignage organisé, à l’édification de monuments ou à la mise en place de commissions de vérité. En partie il ne peut se faire que par des vocalisations et des mouvements synchronisés par lesquels la foule en vient à émettre un « jugement viscéral », une proposition visant à discerner ce qui est important pour la vie collective. Les espaces urbains, les piédestals, les palais, les trottoirs, les portes et les ponts font partie de cette grande scène de symbolisation.

Dans les mois qui ont suivi juin 2013 au Brésil, ce qui a dominé la représentation de la foule − en particulier telle qu’elle a été décrite par les médias grand public et les cercles intellectuels conservateurs − est le trope du chaos, des juxtapositions illisibles, du manque de sens, de l’absence d’une véritable conscience révolutionnaire ainsi que de l’absence d’un programme politique. Cette image se concentrait sur de sombres impulsions nihilistes, celle de la destruction pure et simple (du système des partis politiques, des institutions de l’État, voire de la civilité). Ce qui est le plus frappant, c’est que de nombreuses forces politiques brésiliennes de gauche ont elles-mêmes été déçues par les manifestations de juin 2013. Elles se plaignaient que la foule n’était pas cohérente sur le plan idéologique. Les manifestants n’avaient pas de leadership ni d’organisation, ils n’utilisaient pas les bons signifiants ou les signifiants « purs » de la justice sociale, ils y « mélangeaient » d’autres rhétoriques « impures » qui étaient trop « néolibérales ». La composition de la foule en fonction de la classe sociale n’était pas la bonne. Les couleurs des banderoles n’étaient pas bien choisies. La liste des plaintes n’en finissait pas, nous alertant quant à un état d’idéalisation traumatique ou encore une mélancolie de gauche où l’objet parfait (peut-être la révolution parfaite) serait inaccessible.

Ce qui mit le feu aux poudres du mouvement populaire de juin 2013 au Brésil a été l’augmentation de 20 centimes du prix des transports publics. Le Movimento Passe Livre [Mouvement pour le transport gratuit] réussit à mobiliser une foule considérable, mais les manifestations dépassèrent rapidement toutes les attentes, et les indignations exprimées de par les rues et les places allèrent bien au-delà de l’objectif initial. Malgré la suppression de l’augmentation du prix des transports par les autorités, les manifestants continuèrent à se mobiliser. Le mouvement prit alors le nom de « 20 centavos », tandis que, peu de temps après, une autre symbolisation fit son apparition : « Não foi só por vinte centavos » [Ce n’était pas seulement pour 20 centimes]. Les manifestants réclamaient bien plus : des réformes de la santé publique et de l’éducation, la réforme de la police militaire mais aussi des enquêtes sur la corruption.

Au milieu des protestations, la face d’une pièce de monnaie apparaît : une pièce de vingt centimes. Que se passe-t-il lorsqu’une telle manifestation associe son nom à un symbole monétaire ? Nous avons vu récemment un nombre important de mobilisations populaires qui font appel à une forme numérique. Pensons à la mobilisation autour du « 1 % » dans le mouvement Occupy, ou au « 15 M » en Espagne. Mais les 20 centavos s’approchent plus que jamais du côté face de la pièce. Je soutiens que la curieuse apparition de cette pièce vise à renverser les sémiotisations capitalistes et à re-libidiniser l’abstraction de l’argent. Le collectif souffle la vie sur la face mortelle de la pièce. Dans un geste politique, le poids des sémiotisations économiques et non-économiques est inversé. En indexant l’argent, on obtient un effet paradoxal, ce qui se trouve en dehors de la sphère de l’argent est plus important : tel le corps fatigué du banlieusard des grandes villes brésiliennes, employé précaire qui doit rester debout pendant trois heures dans les transports publics, les bus et les métros surchargés, pour refaire le même trajet à la fin de sa journée de travail. Un corps arrêté dans l’épreuve de traverser la trame de la ville. Il ne s’agit pas seulement du corps fatigué du temps présent mais de l’épuisement qui appartient à un autre temps, au souvenir traumatisant, revécu chaque jour, celui d’être enfermé dans un conteneur en mouvement rempli d’autres corps humains. Il y a quelques siècles, le conteneur flottait sur l’Atlantique, transportant des esclaves dans les ports du Brésil.

Ce que je soutiens ici, c’est qu’un certain type d’interprétation, au sens psychanalytique, vise à produire une transformation de cette volonté fantasmatique et à interrompre la prédominance de la sémiotisation économique, l’hyper-investissement de la face de la pièce. Comme nous l’avons vu plus haut, peu après s’être choisie un nom monétaire, 20 centavos, la foule interprète le symbole, elle clarifie une confusion potentielle en postulant que « ce n’était pas seulement pour 20 centimes ». L’enjeu dépasse l’argent. Non seulement la foule interprète, mais elle s’interprète elle-même. L’argent n’est plus seulement le mort-vivant, la combinaison la plus tragique de mort et de vie que le capitalisme ait pu produire, la pièce de 20 centimes côté face est utilisée pour re-libidiniser des parties de nous-mêmes et de nos vies politiques. Le collectif travaille le traumatisme de la dévalorisation de la vie par la fabrication d’un symbole et d’une interprétation.

La séquence 20 centavos / não foi só por vinte centavos actualise la souffrance au temps présent. Le verbe de la phrase est au passé : « ce n’était pas seulement pour 20 centimes ». Un nouveau sens de l’historicité est insufflé ici. Même le passé récent mérite une interprétation, une marque, une inscription. Le passé récent émerge d’ici comme pouvant être maintenu. La foule déclare : « ce qui a été fait à l’époque, dans un passé récent, avait un sens, et ce sens doit être précis, c’est pourquoi nous le spécifions ». Il s’agit bien d’une interprétation.

L’efficacité de l’interprétation provient d’une sorte d’attrait pour le concret surgissant au cœur même de l’abstraction monétaire. S’il manque une seule pièce de 20 cents à la banlieusarde, elle ne pourra pas monter dans le bus. Une autre source fructueuse est la richesse de la production symbolique qui a entouré le symbole 20 centavos et l’a fait sortir de sa trajectoire de marqueur monétaire. Pendant les manifestations, nous avons assisté à la réémergence de la fonction déictique (de deixis, auto-indication) des énonciations. Dans ces moments-là, la poésie revient, elle est écrite en grandes lettres sur les banderoles de protestation. Ces lettres sont surdimensionnées, elles débordent de désir, d’analogie, elles explosent de sensualité, de contestation. Elles jurent. Elles omettent le verbe. Elles utilisent deux verbes. La singularité de l’énonciation est ici réaffirmée.

À peu près au même moment que le soulèvement de Rio de Janeiro, dans la ville de Fortaleza, des manifestants ont entonné un nouveau chant face à la violence de la police militaire qui lançait des bombes lacrymogènes dans leur direction. Lorsque le bruit des bombes s’est fait entendre, la foule a répondu : « Des-ne-ces-sá-ri-o ! Des-ne-ces-sá-ri-o ! » [Inutile ! Inutile !]. Ici, la foule ne qualifie pas seulement l’acte d’agression, mais elle l’interprète, tout en devant se préserver d’être blessée ou de mourir. Dans les deux cas, il y a une intervention dans le champ d’une politique de l’excès, dans la répétition sans fin de la violence traumatique. Au milieu des bombes lacrymogènes, il y a quelque chose d’intensément puissant à voir quelqu’un s’arrêter, prendre le temps de se retourner et d’interpréter la violence.

Remerciements
Ce travail a été subventionné par UKRI Frontier Research Grant (ERC grant guarantee), Engineering and Physical Sciences Research Council [numéro de subvention EP/X022064/1], titre du projet : « FREEPSY: Free Clinics and a Psychoanalysis for the People: Progressive Histories, Collective Practices, Implications for our Times ».

Références

Butler, J. (2015). Notes toward a Performative Theory of Assembly.
Cambridge, MA, Harvard University Press.

Soreanu, R. (2018). Working-through Collective Wounds:
Trauma, Denial, Recognition in the Brazilian Uprising. London, Palgrave.