Libération vendredi 30 décembre 2005Le projet de loi en débat sur «les droits d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information» nie les spécificités de l’Internet. Le gouvernement croit qu’il peut passer outre à la dure réalité des développements technologiques. En effet, l’Internet fait naître une nouvelle technologie de distribution des contenus qui, à terme, va faire disparaître l’ancienne, en tout cas sous sa forme actuelle. Une technologie en chasse une autre : le cheval a été remplacé par l’automobile, le disque en vinyle par le CD, le DVD va remplacer le CD… Les technologies sont inévitablement provisoires. Ainsi, l’Internet introduit trois nouveautés radicales dans le débat sur la légitimité de la loi sur la copie numérique :
1. La numérisation détruit la notion d’original en le multipliant. L’imprimerie avait initié ce mouvement, reléguant l’écriture manuscrite à la sphère privée : tous les livres d’une même édition sont quasiment identiques. La photographie a accentué le phénomène : deux épreuves peuvent être rendues indiscernables. La numérisation l’a poussé à l’extrême : la copie numérique est identique à l’original, chacune pouvant faire fonction d’original.
2. Le coût marginal de la copie est faible : le prix de la copie d’un CD ou d’un DVD est de quelques fractions d’euro, voire quasi nul si elle est stockée sur un disque dur.
3. Le coût marginal de distribution d’un produit numérique est très faible, une fois les investissements sur les réseaux amortis, en raison du caractère immatériel de la numérisation.
Dans le débat actuel, ces trois innovations sont mélangées et traitées sur un pied d’égalité ; les deux premières innovations ont un impact sur le droit d’auteur, pas la troisième.
L’ensemble du système actuel de distribution de la musique et des vidéos repose sur une technologie ancienne dans laquelle il faut transporter matériellement le disque, la cassette ou le DVD, de l’usine de production jusqu’au consommateur, grâce à un réseau de distribution. La moitié du prix payé par le consommateur est consacrée à la rémunération de ce réseau.
L’Internet, grâce à un coût de distribution quasi nul, détruit l’économie de distribution de ces biens culturels immatériels. Quant au commerce de biens matériels (les machines à laver par exemple), l’Internet ne change rien à leur distribution et à leur acheminement. Déjà, l’offensive commerciale de la distribution de la télé et des films payés à la demande par ADSL concurrence massivement la télévision payante hertzienne, moins souple. D’où des regroupements capitalistiques des anciennes industries de la télé pour faire face à la menace de la nouvelle technologie.
Cependant, les deux premières innovations, qui sont à la base du développement de l’Internet, font problème : si l’on dispose d’un original, sa copie est gratuite n’importe où dans le monde, et sa distribution à n’importe quel nombre d’exemplaires et dans n’importe quel point du globe est aussi quasi gratuite. Ces particularités sont à la racine du succès de l’Internet. Ces caractéristiques entraînent des effets négatifs : par exemple, les spams et les publicités intrusives, qui ne coûtent quasiment rien et sont difficiles à interdire.
Ces caractéristiques ont entraîné un phénomène nouveau que les économistes n’avaient pas identifié : la naissance d’un marché noir paradoxal. La faiblesse de l’offre payante, très inférieure au catalogue ouvert au piratage et à la distribution gratuite du peer-to-peer, a fait naître un marché illégal. Le marché noir «traditionnel» est la manifestation d’une rareté et d’un rationnement du marché : on ne trouve plus de beurre sur le marché légal, mais on en trouve, plus cher, au marché noir. Or, pour les produits culturels numériques, il y a rationnement des titres disponibles à l’achat légal, mais, sur le Web, le marché noir illégal, au lieu d’être plus cher, est gratuit et illimité ! Effet paradoxal de la nouvelle technologie : coût de distribution nul et copie parfaite. Autre effet paradoxal : la disparition d’une frontière précise entre le privé et le public, entre médias personnel et traditionnel. Le phénomène des blogs est là pour attester cet effet ainsi que les difficultés rencontrées par la presse écrite.
Dans un marché classique, on poursuit les trafiquants qui s’enrichissent illégalement, et on cherche à mettre des produits en abondance sur le marché légal pour faire baisser leur prix, afin que le marché noir ne soit plus lucratif. Dans le cas de l’Internet, il ne sert à rien d’augmenter l’offre, mais on peut baisser les prix : ce qui est fait sur les sites de téléchargement légal (iTunes, Fnac, Sony…). Mais il ne sert à rien de poursuivre les trafiquants, car tous les consommateurs de peer-to-peer le sont potentiellement, mais sans enrichissement. Ils ne sont donc pas sensibles au levier économique . Mettre un policier derrière chaque internaute coûterait très cher. Les exemples de lutte contre le marché noir quand on ne modifie pas l’offre, comme en Union soviétique, ont très vite montré leurs limites. Effet paradoxal et pervers : afin de maîtriser ces effets, faut-il faire disparaître les caractéristiques de cette technologie ouverte et circulante, ficher tout le monde ? La technologie le permet. Mais, si on réinventait la poste, faudrait-il ouvrir et lire tous les courriers ? Certains industriels sont tentés par ce contrôle absolu, prétendument pour lutter contre le piratage des logiciels au nom de la sécurité, en fait pour contrôler le marché de tous les microprocesseurs de la terre.
Ainsi, cette nouvelle technologie transforme actuellement la distribution. Mais, si son coût s’effondre, comment rémunérer la création et ses coûts associés de production ? La création et les droits d’auteur associés ne représentent qu’une faible part du chiffre d’affaires du disque, quelques pour-cent d’un chiffre d’affaires annuel de l’ordre de 2 milliards d’euros en France. Le montant de la redevance pour la copie privée, taxe sur les supports cassettes, CD, DVD et disques durs, était de 152 millions d’euros en 2004, déjà du même ordre de grandeur que les droits versés aux auteurs, compositeurs et interprètes. Il y a près d’une dizaine de millions d’internautes abonnés au haut débit. Une taxe du même ordre de grandeur pour une licence globale doublerait le montant de la redevance pour copie privée, permettrait d’encourager la création (sans nécessairement la mettre sous la coupe de l’Etat) et forcerait la profession à se réformer. Une taxe de quelques euros par mois permettrait de répartir le droit d’auteur et de financer les coûts de production, distincts de ceux de distribution, confondus à dessein dans la polémique actuelle.
L’établissement d’une licence légale permettrait d’évaluer les droits au prorata de chaque oeuvre diffusée sans un contrôle policier et de créer des fonds d’aide à la création. Un tel système existe déjà avec les droits de diffusion payés par les radios et les télévisions. Au lieu de mener un combat d’arrière-garde pour protéger provisoirement des acquis, il faut tirer parti des spécificités de l’Internet pour développer la création et non le ligoter dans des carcans dérisoires.
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