Un secteur agricole qui s’est construit
sur la solidarité entre acteurs
La place de l’économie sociale et solidaire (ESS) dans le secteur agricole est historique et n’a pas attendu la période actuelle et les transitions en cours. Le monde agricole s’est organisé depuis plus d’un siècle autour de la coopération agricole et de mutuelles. Ces formes d’organisation ont été un puissant vecteur de développement de la capacité de production agricole et ont largement contribué à relever le défi de l’autosuffisance alimentaire à la sortie de la seconde guerre mondiale. Aujourd’hui, nourrir 68 millions d’habitants en France et bientôt 8 milliards au niveau mondial dans des conditions sanitaires saines à un prix acceptable et avec une pesanteur moindre sur les ressources, reste un défi permanent.
Il convient de rappeler les deux enjeux clefs de la transition agricole en cours pour comprendre le rôle et la place des acteurs de l’ESS. Si la France est parvenue à l’autosuffisance alimentaire dans des conditions de coût et de qualité acceptables pour le consommateur, il ne s’agit pas de s’en contenter et d’en rester là. Évidemment, le secteur agricole doit connaître une transition pour maintenir son niveau de production tout en réduisant son impact environnemental et en contribuant à relever les défis énergétiques de notre pays. La mutation est importante, mais il ne s’agit que d’une partie de la transition attendue, l’autre partie consiste en une reconquête de la valeur ajoutée par le producteur et par les territoires. Pour y parvenir, il existe de nombreux leviers qui peuvent être plus ou moins encouragés par les politiques publiques : la gestion du foncier, le maintien d’une densité de producteurs sur les territoires et donc, le renouvellement des générations, la poursuite du développement de pratiques agroécologiques qui permettent le maintien de la biodiversité et de la ressource carbone dans les sols, le dialogue entre le monde agricole et le reste de la société…
Le projet alimentaire territorial,
une démarche systémique qui rencontre l’ESS
Les « projets alimentaires territoriaux » (PAT), nés de la Loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt du 13 octobre 2014 sont des outils qui permettent, à l’échelle du bassin de vie, de combiner ces leviers pour atteindre les objectifs de durabilité de l’agriculture. Un projet alimentaire territorial, c’est d’abord la volonté de s’interroger sur la capacité et l’autonomie alimentaire locale via une stratégie multi-acteurs. Ces projets collectifs visent à rapprocher des producteurs, des transformateurs, des distributeurs, des collectivités territoriales et des consommateurs pour développer l’agriculture sur les territoires et la qualité de l’alimentation, au bénéfice de tous. La marque « Projet alimentaire territorial » reconnue par le Ministère de l’agriculture est un label accordé pour 3 ans et assortie de financements publics. On compte actuellement plus de 400 PAT labélisés et près de 1 000 territoires concernés par leur dynamique, labelisés ou non.
Parce qu’il s’agit de stratégies multi-acteurs portées par des dynamiques de coopération, parce que le fondement de la démarche repose sur un enjeu de transition environnementale et alimentaire (réduction du gaspillage, lutte contre la précarité alimentaire et pour plus de justice sociale, meilleur partage de la valeur ajoutée), le projet alimentaire territorial converge avec les valeurs de l’ESS. Pour cette raison, une rencontre assez naturelle entre acteurs locaux de l’ESS et démarches PAT se constate sur presque tous les territoires en dynamique de projet alimentaire.
Cette convergence ne s’explique pas que par une coïncidence de valeurs mais aussi par la nécessité. Sur toutes ces questions, les entreprises de l’ESS ont une inventivité qui constitue une réponse ou une partie de la réponse puisque l’utilité sociale et la gouvernance partagée – leurs principes fondateurs – rejoignent les enjeux de la transition agricole. Nouvelles formes d’installation en agriculture, diversification des activités agricoles, gestion du foncier selon des formes originales, rôle des collectifs dans les pratiques agro-écologiques, nouvelles formes d’organisation pour reconquérir la valeur ajoutée sont actuellement des objectifs largement portés et mis en pratiques par des structures comme Terres de Liens (association pour préserver les terres agricoles et faciliter leur transmission), la Fédération nationale des CUMA (Coopérative d’utilisation du matériel agricole), les CIVAM (Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural), l’Atelier Paysan (coopérative d’auto construction de machines et bâtiments adaptés à l’agro écologie paysanne), nombreuses sont les associations locales qui participent aux projets alimentaires territoriaux… La contribution des acteurs de l’ESS, coopératives, mutuelles, associations, entreprises solidaires est donc aujourd’hui comme hier très présente dans le secteur agricole. De manière concrète, lorsqu’un territoire s’interroge sur un plan d’action pour une plus grande autonomie alimentaire, les acteurs marchant dans ce sens sont souvent des acteurs de l’ESS qui œuvrent aux côtés des chambres d’agriculture.
La stratégie ambiguë des pouvoirs publics
Tout en favorisant l’agrandissement des exploitations agricoles, tout en ratifiant des accords internationaux qui ont toujours œuvré dans une logique libérale pour une plus grande mise en concurrence des acteurs même dans un secteur stratégique comme celui de l’alimentation des populations, les pouvoirs publics ont en même temps accompagné et orienté les mutations du monde agricole par des politiques structurantes qui ont tenté en France de préserver un cadre d’agriculture familiale jusqu’à il y assez peu de temps. Comme si, en complément d’une logique de fond correspondant à la logique capitalistique de mise en concurrence effrénée, il y avait eu une volonté de maintenir quelques garde-fous correctifs de cette logique libérale. Comme si persistaient quelques doutes autour de l’efficacité concurrentielle…
C’est ainsi que chacune des étapes de la structuration du secteur agricole avec les codes de l’industrialisation capitaliste est marquée par des mesures en faveur des acteurs de l’économie sociale. Création de statuts adaptés pour favoriser les organisations collectives et ce, dès la fin du XIXe siècle, avec la reconnaissance et la création d’un statut pour les formes coopératives, création des CUMA avec les lois d’orientation agricole de 62, reconnaissance des PAT dans la Loi d’avenir et plus récemment, reconnaissance des acteurs de la lutte contre le gaspillage alimentaire avec la loi EGAlim1… sont des exemples qui illustrent la prise en compte de ce secteur par les politiques publiques agricoles. La plus récente des mesures date de mai 2023, lorsque le Ministère de l’Agriculture reconnait par décret les SCOP, les SCIC et les CAE (coopérative d’activité et d’emploi) agricoles comme de nouvelles formes d’installation entrant dans la définition d’« agriculteur actif », ce qui représente une grande avancée pour ces formes d’installation mais aussi pour la reconnaissance d’acteurs alternatifs dans le monde agricole.
Au-delà de ces cadres législatifs qui permettent aux structures de l’ESS de prendre leur place plus facilement, quelques programmes nationaux spécifiques ciblent plus directement ce type d’acteurs : il s’agit du CASDAR2, programme de soutien aux structures du développement agricole, du Réseau Rural National qui cite explicitement dans ses objectifs le soutien à l’ESS en milieu rural et qui finance dans ce cadre le projet TRESSONS3. Il en va de même pour le Programme national pour l’alimentation (PNA) qui implique et reconnaît de nombreux acteurs de l’ESS dans l’objectif de lutte contre le gaspillage (épiceries solidaires, banques alimentaires…) et de renforcement de l’autonomie alimentaire territoriale (soutien aux projets alimentaires territoriaux qui incluent de nombreux acteurs locaux de l’ESS). À l’échelle européenne, citons la Commission qui a lancé en juin 2022 le Pacte rural, une initiative à long terme pour les zones rurales. Elle vise à mobiliser les pouvoirs publics et les parties prenantes afin de répondre aux besoins et aux aspirations des communautés rurales et reconnait la place de l’économie sociale.
Les pouvoirs locaux ne sont pas en reste. Régions, villes, intercommunalités voire départements reconnaissent de plus en plus le rôle de cette économie et ses interférences avec les sujets agricoles et alimentaires. Au-delà du programme LEADER4 géré dorénavant par les Régions, qui finance de longue date les stratégies alimentaires locales, plusieurs SRDEI (Schémas régionaux de développement économiques) mentionnent la question alimentaire voire foncière en lien avec l’agriculture et dépassent ainsi le cadre étroit de la seule PAC pour intégrer ces questions dans une stratégie plus globale. Si certains départements réservent la question alimentaire à son traitement social via l’aide alimentaire ou les structures d’insertion, d’autres vont plus loin et portent l’enjeu alimentaire dans une stratégie socio-économique plus globale de développement territorial comme en Meurthe et Moselle, en Gironde ou en Ille et Vilaine. Côté pouvoirs publics, la grande nouveauté de la dernière décennie est l’entrée massive du sujet alimentaire dans les préocupations des villes et intercommunalités, voir des petites communes rurales. Sujet soigneusement laissé jusque là à l’État voire aux Régions sous couvert de PAC, ainsi qu’au monde agricole via les chambres d’agriculture. La plupart des communes et intercommunalités s’intéressent aujourd’hui à une stratégie alimentaire et agricole via un projet alimentaire territorial labellisé ou non, qui dit son nom ou non.
C’est en fait une révolution à bas bruit car c’est bien une réappropriation d’un commun, d’un sujet d’intérêt général, sujet jusqu’alors assez abandonné à ses seuls acteurs gestionnaires, autrement dit, au monde agricole. C’est aussi ce grand changement que les PAT apportent : relégitimer les questionnements collectifs de comment on se nourrit, avec quels impacts, avec quel partage de la valeur. Le monde agricole, sans doute victime des effets indésirables d’une libéralisation qui est allée trop loin, de protections qui se sont estompées, effacement qu’il a pourtant largement contribué à réclamer, est aujourd’hui en partie demandeur de cette relocalisation du débat public sur le sujet alimentaire.
Une hésitation entre logiques
coopérative et concurrentielle
La transition en cours vers une agriculture plus durable induit aussi l’apparition de nombreux nouveaux acteurs, issus de la sphère de l’ESS mais pas toujours du monde agricole. Le rôle d’initiateur, d’expérimentateur, de défricheur de nouvelles pratiques et solutions pour développer des pratiques plus économes en ressources et plus respectueuses de l’impact environnemental, mais aussi, pour favoriser une reconquête de la valeur ajoutée par les producteurs comme par les territoires de production, est très souvent porté par des acteurs de l’ESS. Très concrètement, répondre à des enjeux logistiques complexes (voir l’article de Gwenaëlle Raton), bousculer le rapport de force entre acteurs installés, modifier la filière bien organisée et efficace de la restauration collective mais qui redistribue mal la valeur ajoutée et reste assez modeste sur les enjeux environnementaux, se fait localement avec et par les acteurs de l’ESS qui essuient les plâtres. La volonté politique est alors la condition majeure pour assurer leur soutien économique dans le temps long, pour laisser d’autres filières et organisations logistiques s’installer. Choix d’une commande publique en faveur de producteurs locaux parfois plus chers, recomposition des repas pour maintenir un équilibre économique et nutritionnel, travail d’éducation alimentaire avec des acteurs associatifs locaux, c’est ce que font de nombreux PAT. On peut citer quelques exemples parmi la pléthore de projets : les territoires de Tarnos (40) ont crée un restaurant d’entreprise en SCIC ; le PETR5 du Pays de Langres (52) a mobilisé les acteurs locaux de l’éducation populaire pour établir une stratégie éducative locale alimentaire et organiser avec une structure d’insertion locale une tournée logistique d’approvisionnement des cantines scolaire.
Toutefois, les expérimentations qui ont fait leur preuve et qui proposent des outils nouveaux et adaptés pour accélérer les transitions alimentaires doivent pouvoir se diffuser plus largement et être plus largement reconnues. On peut par exemple penser aux travaux de l’Atelier Paysan pour la reconnaissance de l’auto-construction, à la mise en place de coopérative d’activités et d’emplois en agriculture pour multiplier et faciliter les installations hors cadre familial, ou encore aux coopératives de consommateurs des produits locaux, pour lesquels la reconnaissance reste hésitante.
Il s’agirait d’affirmer la reconnaissance juridique de ces nouveaux outils, leur reconnaissance financière via un accès aux futures mesures de la PAC, enfin leur reconnaissance politique en accordant une place plus grande à ces acteurs nouveaux dans les instances agricoles nationales et territoriales. Leur participation progresse mais demeure marginale à côté des acteurs traditionnels.
Passer de la reconnaissance marginale
à une voie politique majeure
L’économie sociale a donc traditionnellement connu une place majeure pour contribuer aux enjeux agricoles ; les politiques publiques leur ont accordé une reconnaissance de longue date et ont même contribué à la structuration historique du secteur. Les transitions en cours renouvellent les enjeux et les acteurs autour des questions agricoles, l’élargissement comme la recomposition du jeu d’acteurs concerné est en cours. Un enjeu et un marqueur de cette recomposition devrait se traduire dans les futures politiques européennes tant agricoles que sociales et économiques. C’est de cette transversalité dont on a besoin.
L’action territoriale est un levier majeur pour expérimenter, démontrer qu’une réorganisation du modèle agricole vers plus de durabilité est possible. Les cadres nationaux qui se desserrent avec beaucoup d’ambiguïtés ne produiront des effets impactants sur le climat et sur le bien-être des populations que si l’on ose dépasser le cadre expérimental actuellement réservé aux acteurs de l’ESS pour massifier ces pratiques et y entraîner les acteurs dominants. La volonté politique et en particulier les volontés politiques locales seront
déterminantes pour assurer ce passage.
Des rencontres pour mettre en évidence
le rôle de l’ESS dans l’économie alimentaire
Autour de la question de l’alimentation durable, le Réseau des territoires pour une économie solidaire co-organisait deux temps forts, accueillis par des territoires emblématiques. Après une première rencontre les 11 et 12 mai à Tarnos 2023 (40), la seconde a eu lieu les 13 et 14 juin 2023 entre Dijon, Langres et Vaillant dans l’est de la France. Élu·es et agents du territoire et d’ailleurs, acteurs de l’ESS pour une alimentation plus durable ou pour l’aide alimentaire, près d’une centaine de participant·es étaient présents sur les deux jours de la rencontre, à Dijon et autant à Tarnos dans les Landes un mois plus tôt.
Quels rôles peuvent avoir les collectivités territoriales pour engager les territoires dans un changement des modes de production et de consommation ? Les collectivités sont de plus en plus nombreuses à s’emparer du sujet et à développer des politiques ambitieuses en faveur d’une alimentation durable. La crise sanitaire a sans doute renforcé et accéléré les prises de conscience et les actions en faveur d’une alimentation durable. Comment permettre l’accès à une alimentation durable de qualité pour tous ? Quelle place pour les acteurs de l’ESS ? Comment peuvent-ils être des pivots de ces dynamiques ? Ce sont toutes ces questions qui ont été abordées lors de ces journées et qui ont mis en évidence la présence incontournable des acteurs de l’ESS dans les stratégies alimentaires locales. Mais ces journées ont aussi mis en évidence l’enjeu majeur de la coopération entre acteurs plus que leur mise en concurrence, et le rôle clé des pouvoirs publics et notamment des collectivités locales, tant comme acheteurs (via la commande publique notamment pour la restauration scolaire), que comme facilitateurs voir animateurs d’un écosystème qui encourage le dialogue, le travail entre acteurs plutôt que leur mise en concurrence.
Pour en savoir plus sur les conclusions de ces journées : www.rtes.fr/l-ess-au-coeur-des-
dynamiques-alimentaires-territoriales-rencontre-a-dijon-langres-et-vaillant (et un livret à paraître)
Source : RTES (réseau des territoires pour une économie solidaire)
Le programme TRESSONS
Réalisée par l’Avise (Agences d’ingéniérie pour entreprendre autrement) et le RTES avec le soutien du Réseau rural national et du FEADER, l’étude TRESSONS offre une vue d’ensemble de la place et des caractéristiques de l’économie sociale et solidaire (ESS) dans les territoires ruraux. Elle montre que la part de l’ESS dans l’emploi est plus importante dans les zones rurales qu’ailleurs, et qu’elle trouve un ancrage particulièrement favorable au sein de l’action sociale et des activités agricoles, commerciales ou touristiques. Bien que confrontée à un certain nombre de défis – précarité de l’emploi, inégalités hommes/femmes, etc. – l’ESS participe au regain d’attractivité observé sur ces territoires et se retrouve au cœur de filières d’avenir telles que l’alimentation durable, l’économie circulaire ou les mobilités douces.
Pour en savoir plus : www.avise.org/ressources/less-dans-les-territoires-ruraux-synthese-de-letude-tressons
1Loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable d’octobre 2018, visant à mieux rémunérer les producteurs pour une alimentation saine et durable.
2« Compte d’affectation spécial développement agricole et rural » inscrit dans les Lois de Finances.
3« Territoires ruraux et économie sociale et solidaire, outils et nouvelles synergies ».
4LEADER, Liaison Entre Actions de Développement de l’Économie Rurale, programme européen qui vise à soutenir le développement des territoires ruraux et financé par le FEADER (Fonds Européen Agricole pour le Développement Rural).
5Pôle d’équilibre territorial et rural, forme de coopération entre intercommunalités « hors métropoles » visant à faire le pendant aux « pôles métropolitains ».