Soyons clairs : il n’y a pas de répétition au Liban au sens d’un mal structurel qui revient ou d’un symptôme morbide à la Gramsci qui attend de trouver son remède1. L’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020 – la plus grande explosion non nucléaire d’origine humaine de l’histoire – « a engendré une ville entière de victimes traumatisées, choquées par le même événement cataclysmique singulier », pour citer l’un de mes proches à Beyrouth. Elle aura fait plus de deux cents morts et de sept mille blessés. L’impact émotionnel et physiquement dévastateur de cette dernière « crise » m’oblige, en tant qu’Arabe libanais marxiste, à m’interroger sur l’explosion non pas en tant que rupture au sein d’un système « fragile » qui lutte pour retrouver la normalité, mais en tant qu’elle met au jour une certaine situation qui se reflète dans l’implosion de l’économie libanaise qui a encore été accélérée. Cette explosion ne relève pas d’un « pépin », d’un bug ou d’un hoquet. Ce n’était pas une répétition des attentats à la voiture piégée perpétrés tout au long des années 1980 par les factions libanaises, les agents israéliens et les moukhabarat (services secrets) syriens. L’explosion du port de Beyrouth est un symptôme de l’État et de la structure du régime qui tient les rênes du pays et que j’appellerai al-nizam. Le mot al-nizam signifie système, gouvernement, régime, ordre, et décrit la période de « l’après-guerre » au Liban.
Nizam nécrocapitaliste
Je le couple à la notion de nécrocapitalisme que j’emprunte à Achille Mbembe2, autrement dit, un système de pouvoir qui lie une économie politique d’accumulation du capital à une économie des affects sectaire. Le « nécrocapitalisme » me permet de qualifier aussi comment les souffrances psychiques des populations qui vivent (mal) et qui meurent sont devenues, soit des actifs politiques et économiques à cultiver et à reproduire par le biais d’un sectarisme clientéliste, soit, au pire, des coûts collatéraux où la vie, le bien-être physique sont dévalués dans une désinvolture criminelle. Cet assemblage complexe de relations sociales, politiques, économiques et psychiques forme l’infrastructure de l’État libanais en organisant psychiquement et socialement la kleptocratie et la capture de l’État par l’attache des élites aux subordonnés, et de l’État aux uns et aux autres. Et ce nizam extrait autant de capital excédentaire que possible du pays par le biais des attaches affectives produites par le sectarisme.
Stuart Hall et Lauren Berlant nous enseignent la dépendance de l’idéologie au consentement et à un pouvoir affectif sans tomber dans le « déterminisme structurel » de l’analyse économique réductionniste3. Ils nous ont appris à considérer les attaches affectives comme des composantes de l’économie politique, et comment les « infrastructures » étatiques et discursives, « les infrastructures traditionnelles de reproduction de la vie – au travail, dans l’intimité, politiquement – s’effritent à un rythme menaçant 4», non par une aberration du système néolibéral, mais en raison de sa condition même. Berlant décrit aussi l’« effilochement » des fantasmes que la population projette sur les promesses de qualité de vie que la société libérale entretient depuis les années 1990, « lorsque l’ordinaire devient un dépotoir pour des crises de vie imminentes et accablantes ». Qu’en est-il du dépotoir de la vie ordinaire dans le Sud global, quand l’objectif de la société libérale est l’instrument contondant d’un néolibéralisme brandi par l’Union européenne, les États-Unis d’Amérique et la Banque mondiale en vue de soutenir « les pratiques commerciales du libre marché et la bonne gouvernance […], principes que [les familles dirigeantes comme] la famille Mikati défendent » (extrait de la Déclaration officielle du Premier ministre Najib Mikati concernant les Pandora Papers dans Chehayeb, 2021).
L’attachement des électeurs à leurs chefs de clan est à la fois matériel et encouragé par la croyance selon laquelle seuls ces derniers assurent une isolation protectrice entre la communauté et les effets dévastateurs d’un nécrocapitalisme qui laisse les populations à l’abandon. Ce lien s’appuie sur les relations sociales au sein de la communauté, mais aussi sur la « faiblesse » de l’État entretenue par la classe dirigeante. Même dans les « bons moments », Melani Cammet5 a montré que l’accès aux services, à l’emploi, aux prestations de l’État, et même à l’éducation, sont grandement facilités par la relation au za’im ou chef. En d’autres termes, la classe dirigeante a intérêt à maintenir l’État en vie et à le faire fonctionner uniquement dans la mesure où elle peut en réguler et en manipuler l’accès. Il ne s’agit pas juste d’un État rentier lié à une logique clientéliste. La classe dirigeante nécrocapitaliste exploite littéralement le gouvernement, ses fonctions et ses flux de revenus comme un mécanisme permettant de renforcer le système sectaire patron-client6. D’autre part, elle profite de l’État en finançant des projets de développement national à partir de banques appartenant à des dirigeants politiques et en attribuant des contrats lucratifs à des entreprises liées aux dirigeants et aux partis sectaires faisant partie de leur même caste.
Le nécrocapitalisme passe donc par la capture de l’État, mais aussi par des formes biopolitiques d’« appartenance » (citoyenneté et/ou identité sectaire) à travers des identifications affectives produites par des relations et des processus sociaux complexes et historiques qui entretiennent l’hégémonie économique des leaders sectaires au sein de l’État. M. Amil7 s’est penché sur le rôle de l’idéologie dans la fixation de l’État et de son appareil, nous permettant de réfléchir à la manière dont elle lie les positions concurrentes de l’identité libanaise : sectarisme, classe, régionalisme et nationalisme.
Nécrocapitalisme et idéologie
En tant qu’universitaire arabe maronite zghartawi 8, je suis personnellement et politiquement conscient des implications historiques, de classe, de communauté et nationalistes de la réflexion autour d’al-khususiyah du Liban, des particularités (le « sectarisme » ou « clanisme ») lisibles dans la langue de la civilisation universelle qui structure les sociétés capitalistes dans le monde en développement. Aussi, en définissant ce qui est spécifique au Liban, je veille à ne pas reproduire « l’exceptionnalisme libanais », une caractéristique intrinsèque du chauvinisme national et un dénominateur commun de toutes les subjectivités sectaires9. En réfléchissant aux « particularités » et aux « universaux » de la condition libanaise, il ne faut pas sous-estimer le discours nationaliste libanais, l’orgueil raciste qui traverse toutes les classes et communautés du Liban. Celui-ci permet une identification affective à l’État souverain (et à son élite dirigeante) et entretient le sentiment d’être meilleur, ghayr (autre que ou différent) que les autres États arabes, même si le pays s’effondre avec sa population.
Le discours nationaliste libanais s’articule autour de deux pièces inamovibles qui différencieraient le Liban de ses « adelphies » arabes : le Liban serait un pays confessionnel enrichi par ses différences communautaires (les sectes religieuses), et il serait fondamentalement, presque génétiquement, un pays de laissez-faire et de libre marché. Kais Firro10 a montré comment ce nationalisme, né du chauvinisme anti-arabe et de l’exceptionnalisme chrétien, a été encouragé par les mentors coloniaux. Mais sa motivation était clairement économique. Bien qu’elle ait pu être introduite par les Français pour favoriser les liens paternalistes avec les Maronites, la bourgeoisie chrétienne s’est empressée de développer « l’idée du Liban » pour assurer sa propre souveraineté sur le pays en tant que propriété et patrimoine11. Après la guerre civile, le nationalisme libanais n’est plus un phénomène chrétien, mais un moyen intersectoriel de rallier les communautés sectaires autour du projet néolibéral de « reconstruction et de développement ». Rafiq al-Hariri et une coterie intersectorielle de nouvelles et anciennes élites économiques autour de lui ont défendu l’exceptionnalisme libanais, l’exploitant entre les puissances rivales pour donner de l’importance au Liban et à l’investissement en capital dans leurs entreprises12. En des-excluant le nationalisme de son origine confessionnelle chrétienne, je souligne comment l’idéologie colle au sein du nécrocapitalisme en naturalisant les attaches sectaires en tant qu’identifications affectives avec les élites confessionnelles, même si les crises sociales et économiques perpétuelles devraient remettre en cause ces allégeances.
Si les khususiyat libanais sont différents des oligarchies militaires petites-bourgeoises et des autocraties de Syrie, de Jordanie ou d’Égypte, c’est uniquement parce que les élites économiques libanaises n’ont pas eu à faire alliance avec la classe politique dirigeante, l’appareil d’État, un parti au pouvoir et/ou l’armée, puisque ce sont les mêmes acteurs. Aussi, mon usage du « nécrocapitalisme » dans le contexte du Liban s’écarte de celui de Bobby Banerjee13 qui qualifie une pratique divergente du capitalisme libéral en ce qu’elle opère à travers l’établissement de la souveraineté coloniale. Citant Achille Mbembe, ce régime gère le commerce général en créant des mondes de vie et des mondes de mort dans l’économie politique contemporaine. De mon côté, je souligne la nature structurelle et constitutive d’un ordre au Liban qui va au-delà de ceux « qui sont protégés » et de ceux qui sont laissés vulnérables, clivage qui n’est pas déterminé ici par celui qui dispose des armes14. Plutôt que d’utiliser l’État au profit d’un régime autoritaire, d’une seule famille ou d’un parti au pouvoir, le monopole de la violence d’État au Liban est partagé par les milices qui sont fonctionnellement unies ou travaillent de concert. Ce régime ne cherche aucune justification morale ou rationnelle, mais un diktat paternaliste. Ainsi, le nécrocapitalisme libanais implique la violence de l’État et du marché, mais aussi une allégeance consensuelle et affective par identifications communautaires aux classes dirigeantes avec la célébration du Liban comme un État de « marché libre », alors même que les crises font éclater le pays et s’effondrer les populations, laissant les contradictions du capitalisme fonctionner à plein régime.
Ce qui est devenu clair au cours des dernières années et qui s’est cristallisé avec l’explosion du 4 août 2020 et l’effondrement de l’économie, c’est que la classe dirigeante, malgré les profonds antagonismes intersectoriels, est unie par deux objectifs politiques communs : le premier est de maintenir le système sectaire, les circonscriptions sectaires, les animosités sectaires et, en fait, les rivalités géopolitiques et régionales, socialement, politiquement et structurellement. Le second est de garantir un État inefficace, affaibli et subordonné tout en le maintenant avec ses fonctions, comme un outil des relations patron-client et en vue d’assurer sa propre sécurité, son infrastructure politique et économique. En d’autres termes, ces deux objectifs partagés par toutes les élites dirigeantes sectaires (qui forment la classe dirigeante libanaise unifiée) visent à maintenir le système kleptocratique qui achemine le plus de capital excédentaire directement des coffres des citoyens libanais (et des non-citoyens) vers leurs propres comptes bancaires. Ces deux éléments sont également caractéristiques du nécrocapitalisme où l’al-nizam est conçu exclusivement pour l’auto-préservation et l’auto-enrichissement de la classe dirigeante, même s’il y a risque de mort, souffrance et appauvrissement massif de la population.
Nous constatons clairement que, malgré les protestations massives et le fait généralement accepté que les élites dirigeantes sont corrompues et intéressées, le sectarisme arrive encore à enrôler les Libanais qui soutiennent ces dirigeants de plein gré. Les chamailleries des fonctionnaires au plus bas échelon et officiellement rattachés aux partis, les journalistes aux allégeances non dissimulées et les absurdités partisanes déferlant sur Twitter incitent à poursuivre nos interrogations sur le pouvoir affectif des relations sociales sectaires et la manière dont elles produisent et obscurcissent les rapports d’exploitation, de genre au travail, allant de la sexualité à l’environnement15.
Si l’idéologie est un élément constitutif de cette équation État-sectaire-capitaliste, comment le consentement se reproduit-il en reproduisant ce régime ? C’est ici que l’affect, l’attachement et l’identification rencontrent l’économie politique, les processus historiques, les relations sociales et la gouvernementalité. La « violence lente » de Rob Nixon16, à lire avec la « mort lente » de Berlant17, élucident la façon dont la crise actuelle au Liban en tant que crise chronique est rendue possible et autorisée par l’ordre mondial néolibéral. La « mort lente », selon Berlant, « désigne l’usure physique d’une population et la détérioration des personnes qui la composent, qui est presque une condition déterminante de leur expérience et de leur existence historique ». Nixon note que la lenteur de la violence est à la fois temporelle, biologique et structurelle – « incarnée par un ordre néolibéral de mesures d’austérité, d’ajustement structurel, de déréglementation rampante, de mégafusions d’entreprises et d’un fossé grandissant entre les riches et les pauvres ».
La « crise » a accéléré la « mort lente » structurelle, environnementale, biologique et sociale que gèrent les élites sectaires nécrocapitalistes. Bien qu’il soit facile de penser qu’il s’agit d’une série d’actions irréfléchies d’un État défaillant et incompétent, ou d’une conséquence des querelles et des manœuvres sectaires plutôt qu’une logique systémique de gouvernance, cet effondrement calamiteux est le point culminant de la « mort lente » de la société libanaise qui se sera déroulée sur trois décennies. La crise est une caractéristique intrinsèque qui vise à perpétuer ces systèmes d’exploitation afin d’acclimater les populations à de « nouvelles normes » qui se dégradent de façon perpétuelle. Dans cette mortification, les conditions pour exister sont devenues de plus en plus minces, mais elles sont rendues tolérables avec la normalisation de la précarité comme mode de vie structurel. Cela explique la longévité de ce régime en faveur, non pas de l’État ou de la nation, mais de la classe dirigeante. C’est là que joue l’idéologie en tant qu’elle est affective, historiquement constituée, et mêle les contradictions qu’elle arrive tout autant à contenir, en ce qu’elle porte les liens irrésistibles d’identification entre les leaders sectaires et leurs électeurs, même face aux incongruités les plus flagrantes d’un point de vue matériel.
La reconstruction, la classe nécrocapitaliste et l’ordre mondial
Pour saisir la relation entre l’implosion de l’économie libanaise et l’explosion au port, rappelons que pendant des années, l’économiste George Corm a noté que la France et les États-Unis ont permis aux classes dirigeantes libanaises de gouverner le Liban par le biais de ce nizam « bankocratique » corrompu18. Dans son histoire complexe du Liban en tant qu’État bancaire, Hisham Safieddine19 décrit le nécrocapitalisme libanais comme une excroissance de la période d’après-guerre, dans un contexte de mondialisation néolibérale où les systèmes bancaires et financiers ont été centraux dans le projet de « reconstruction ». Le processus était organisé autour d’un programme de privatisation complète des services et actifs publics, d’appropriation des propriétés et des terres, et ceci, à travers des projets d’investissement et de développement englobant les services publics, les ordures, les télécommunications, les transports, la distribution de carburant, les banques, etc20.
Quand Rafiq al-Hariri, l’un des hommes les plus riches du Liban au début des années 1990 devient Premier ministre, celui-ci crée Solidere (Société libanaise pour le développement et la reconstruction du centre-ville de Beyrouth), une société par actions, une holding publique-privée et un conglomérat immobilier chargés de reconstruire Beyrouth comme de nombreuses régions du Liban. Solidere aura travaillé main dans la main avec les ministères, directement par le biais du Conseil gouvernemental pour le développement et la reconstruction, initialement lancé par le président Elias Sarkis comme un projet étatiste « chéhabiste21 ». L’objectif de la « reconstruction » du Liban n’était pas de restaurer, moderniser et fournir des services à la population d’un pays déchiré par la guerre. Non, c’était une opportunité pour la classe dirigeante de consolider son pouvoir sur l’État et de transférer les richesses publiques dans les coffres d’une petite poignée de familles dirigeantes, et ce faisant, d’étendre et de consolider leurs réseaux d’alliés et de clients au sein de chaque communauté. Le rôle de la finance et du capitalisme d’investissement prend une part fondamentale dans l’État libanais, participant aux moyens par lesquels les élites ont pu soustraire la richesse, la propriété et le capital des mains de la population tout en tenant des discours défendant les intérêts économiques et politiques communautaires et nationaux.
En 2020, le Liban a été classé le 39e pays le plus corrompu sur 180 dans le monde22. Alors que les disparités de revenus se sont multipliées de manière exponentielle depuis 2016, la dernière étude sur les inégalités de revenus rapporte que 10 % des Libanais possèdent 70 % de la richesse totale du Liban et que seulement 1 % en possède près de 45 %. Traboulsi23 fournit des statistiques sur la montée d’une nouvelle classe dirigeante « d’hommes d’affaires » d’après-guerre dans la lignée des anciennes familles foncières et bancaires qui maintiennent leurs monopoles sur toutes les importations et exportations libanaises, ainsi que dans les secteurs manufacturier, financier et bancaire. Même les études économiques réalisées par des économistes indépendants ou par les Nations unies s’accordent à dire que ces 1 % de Libanais possédant la majeure partie de la richesse privée contrôlent aussi les ressources et les institutions publiques24. Ces 1 % constituent un seul et même groupe, une élite politique et économique de quelques dizaines de familles et centaines de personnes, comprenant les membres les plus haut placés de presque tous les partis sectaires.
En octobre 2021, les Pandora Papers ont révélé les avoirs « off-shore » cachés de plus de trente dirigeants mondiaux et de trois cents fonctionnaires25. Parmi eux, six Libanais sont cités, dont l’actuel Premier ministre Najib Mikati, l’ancien Premier ministre Hassan Diab, Riad Salameh, chef de la Banque centrale, et Marwan Kheireddine, chef de la banque Mawarid (aujourd’hui AM), proches alliés des Hariri et partisans de Talal Arslan, le leader druze rival de Walid Joumblatt, chef de la famille aristocratique féodale multimillionnaire. Ces personnalités ont transféré des milliards de dollars pour acheter des biens immobiliers en Europe et ailleurs. Alors que les élites dirigeantes les plus riches siphonnaient les richesses des banques libanaises, anticipant l’effondrement complet de la livre libanaise, les banques, elles aussi, protégeaient leurs actifs tout en gelant ceux des Libanais ordinaires26.
Comme le révèlent les Pandora Papers, l’ordre nécrocapitaliste au Liban, même s’il est en tension apparente avec le néolibéralisme, est soutenu par l’économie mondiale de la finance néolibérale, malgré les demandes, les plans et les fantasmes de l’UE, de l’ONU et du projet de la Banque mondiale « centré sur le peuple » pour « la réforme, le redressement et la reconstruction » (Banque mondiale, 2020). Je soutiens que les demandes de réformes et d’ajustements structurels du FMI et de la Banque mondiale ne servent en réalité qu’à assurer la « modernisation » et le « développement » de la classe dirigeante sectaire, en la faisant entrer plus intimement encore dans l’ordre économique néolibéral. Ces projets impliquent également un programme politique sans ambiguïté, comprenant le désarmement du Hezbollah et l’opposition du Liban à l’Iran (comme le renforcement des liens avec ses rivaux : l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar), l’absorption de la population palestinienne et, enfin, la normalisation avec l’État d’Israël. On parle peu de la signification réelle de ces « réformes », ne voyant qu’une « aide » au pays, alors qu’elles perpétuent le nizam libanais. Et alors que tant d’acteurs internationaux sont obsédés par le désarmement du Hezbollah, aucun ne parle du fait que celui-ci tire son pouvoir et sa légitimité non pas tant de l’Iran, que du système sectaire et de la stabilité du nizam.
Pour autant, le Liban dispose d’une société civile incroyablement dynamique, créative et clairvoyante. Au cours des soulèvements populaires des dernières années, plus récemment la rébellion « Tu pues » de 2014 et la révolution d’octobre 2019, les groupes activistes ont affronté l’État et sa classe dirigeante. La mobilisation populaire et des actions de masse ont émergé de questions syndicales, environnementales, féminines, LBGTQ+, antisectaires et économiques27. L’année précédente, les manifestations menées par le Hirak al-Sha’bi (Mouvement populaire) ont appelé au démantèlement du gouvernement libanais et de tous les « partis » politiques au pouvoir. Avant même les révélations des Pandora papers, il a exigé une expertise comptable et le rapatriement de tous les fonds détournés depuis la fin de la guerre civile. C’est l’inspiration de cette révolution qui m’a poussé à réfléchir à la notion de nécrocapitalisme et à sa pertinence pour décrire ce système en tant que nizam, au sens large, au Liban.
Traduit de l’anglais par Elias Jabre
1Une version précédente et étendue de cet article avec de plus amples références a paru en anglais : Stephen Sheehi, « al-Nizam : Lebanon and Necrocapitalism », Journal of Social and Health Sciences, Vol 19, no 1, 2021.
2Mbembe Achille, Necropolitics, Public Culture, 15(1), 11-40, 2003 ; Necropolitics, Duke University Press, 2019.
3Hall Stuart, « The problem of ideology-Marxism without guarantees », Journal of Communication Inquiry, 10(2), 28-44, 1986.
4Berlant Lauren, « Slow death (sovereignty, obesity, lateral agency », Critical Inquiry, 22(4) (summer), 754-780, 2007 ; Cruel optimism, Duke University Press, 2011.
5Cammet Melani, Compassionate Communalism : Welfare and Sectarianism in Lebanon, Ithaca, NY : Cornell University Press, 2014.
6Johnson Michael, Class & client in Beirut : the Sunni Muslim community and the Lebanese state, 1840-1985, Ithaca Press, 1986.
7Amil M., Muqaddimah nadhariyah li-dirasat athir al-fikr al-ishtiraki fi harakat al-tahrir al-watani (Une introduction théorique aux études de l’impact de la pensée socialiste sur les mouvements de libération nationale),
Dar al-Farabi, 1978.
8De Zgharta, ville maronite du Nord du Liban.
9Abu-Rish Z., « Beyond Lebanese exceptionalism », in J. Beinin, B. Haddad & S. Seikaly (Eds), A critical political economy of the Middle East and North Africa (pp. 179-195), Stanford University Press, 2020.
10Firro Kais, « Lebanese nationalism versus Arabism : From Bulus Nujaym to Michel Chiha », Middle Eastern Studies, 40(5), 1-27, 2004.
11Hakim C., The origins of the Lebanese national idea : 1840–1920. University of California Press, 2013.
12Baumann H., Citizen Hariri : Lebanon’s neo-liberal reconstruction, Oxford University Press, 2017.
13Banerjee B., « Necrocapitalism », Organization Studies, 29, 1541-1563, 2008.
14Mbembe Achille, Necropolitics, 2019, op. cit.
15Mikdashi M., « Sex and sectarianism : The legal architecture of Lebanese citizenship », Comparative Studies of South Asia, Africa and the Middle East, 34 (2), 279-293, 2014.
16Nixon Rob, Slow violence and the environmentalism of the poor, Harvard University Press, 20.
17Berlant Lauren, 2007, op. cit. ; 2011, op. cit.
18Corm George, « Le “Miracle libanais” en péril », Le Monde Diplomatique, avril 1998.
19Safieddine H., Banking on the state : The financial foundations of Lebanon, Stanford University Press, 2019.
20Abu-Rish Z., 2014, op. cit. ; Baumann H., 2017, op. cit. ; Safieddine H., 2019, op. cit.
21Style de gouvernement « humaniste » allant de 1958, date de l’élection du président Chéhab, à 1970, date de l’échec du candidat chéhabiste Elias Sarkis à l’élection présidentielle et la victoire du candidat soutenu Sleiman Frangié. Bauman H., 2017, op. cit.
22Voir « Corruption Rank », in Trading Economics, Tradingeconomics.com.
23Traboulsi F., (2011). Social classes and political power in Lebanon. Heinrich Böll Stiftung – Middle East Office, 2011, et également Beirut : al-Saqi, 2022.
24Nahas C., An economy and a state for Lebanon, Riad el-Rayyes Books, 2020.
25Enquête ICIJ (Consortium international des journalistes d’investigation), 2021.
26Cornish C., « Bankers “smuggled” 6bn out of Lebanon, says Ex-Finance Chief », Financial Times, July 13 2020.
27Abu-Rish Z., 2014, op. cit.
Sur le même sujet
Articles les plus consultés
- Il faut défendre les invulnérables. Lecture critique de ce qu’on s’est laissé dire, à gauche, sur la pandémie de covid
- Le partage du sensible
- Des écoles d’art et design en lutte Contribution à une (re)politisation du champ de l’art
- Le suicide de Deleuze : son dernier acte de liberté»
- Insects and Incest: From Bergson and Jung to Deleuze