Je ne donnerai qu’une esquisse rapide de l’argument en prenant le parti d’ignorer les artistes et les œuvres pour m’attacher à l’ordre d’un discours qui nous est devenu étrangement familier (ce qui motive le principe « symptômal » de ma lecture) : celui de l’esthétique relationnelle[1. Si familier que cet art contemporain ayant pris naissance dans les années quatre-vingt-dix, sur lequel il se focalise en faisant valoir que les « malentendus » qui l’entourent proviennent d’un « déficit du discours théorique » quand celui-ci se refuse à enregistrer la rupture avec l’art critique des années soixante, pourrait n’être, au final, que l’archive audiovisuelle du commentaire engagé de/dans la forme relationnelle supposée animer le nouveau partage du monde-de-l’art (en encore moderne / enfin contemporain). Relire ainsi, entre descriptif et prescriptif, qu’« en tout cas, la partie la plus vivante qui se joue sur l’échiquier de l’art se déroule en fonction de notions interactives, conviviales et relationnelles[2] ». Et tenter de comprendre, dans ce contexte, l’importance et la nature de la référence au « nouveau paradigme esthétique » de Félix Guattari dans les publications de Nicolas Bourriaud.
Cette rupture, sans laquelle, à suivre le livre-manifeste sur les années quatre-vingt-dix de Nicolas Bourriaud, l’art contemporain ne saurait s’engager dans des rapports au présent « à la société, à l’histoire, à la culture », possède une double et paradoxale caractéristique : elle ne peut en effet s’inscrire dans la perspective « relationnelle » d’une esthétique marquée par les catégories du consensus – redonner le sens perdu d’un monde commun en réparant les failles du lien social, en recousant patiemment le « tissu relationnel », en revisitant les espaces de convivialité, en cherchant à tâtons des formes de développement et de consommation durables, en émettant des énergies douces pouvant s’infiltrer dans les interstices des images existantes, etc. – qu’en déchargeant de leurs forces les pratiques théoriques et artistiques les plus novatrices des années soixante / soixante-dix dans les formes modestes, dans les « modestes branchements » d’une micropolitique de l’intersubjectivité censée valoir pour forme-exposition exclusive (du jeu et des enjeux de) de l’art contemporain… Au titre d’une nouvelle écologie mentale de la « reliance » (selon le terme de Michel Maffesoli, auquel il revient d’avoir de longue date anticipé l’ensemble de ce procès de rupture avec le « révolutionnarisme » des années 1960[3]) mise au service d’une ré-invention du quotidien (thème au départ « bricolé » par Michel de Certeau dans ses Arts de faire avec et du dedans, selon le principe d’un détournement « usager » de la société de consommation[4]), l’esthétique se propose de la sorte comme une manière de formation alternative à la vie postmoderne : il s’agit d’« apprendre à mieux habiter le monde » en investissant la sphère relationnelle dans une économie non standard du quotidien vécu. Sauf qu’en cette post-production de l’art et la vie confondus, la séquence finit de contre-effectuer la politique du devenir-vie de l’art (un art de dispositif) dans une formalisation artistique décalée de la vie ordinaire (un art de posture) dont la structure interlocutive (« le commerce inter-humain ») vaudrait pour base éthique d’une communauté esthétique-relationnelle alimentant différentiellement les « micro-utopies quotidiennes ». Éthique en sa volonté de « transparence sociale » assimilée à un « souci démocratique » d’immédiateté et de proximité, ce mouvement qui fait sien la revendication d’un « communisme formel » (sic) se proposant de promouvoir le « temps vécu » comme un « nouveau continent artistique »[5] tient ainsi avant tout sa réalité – Jacques Rancière l’a fort bien dit – de « sa capacité à recoder et à inverser les formes de pensée et les attitudes qui visaient hier à un changement politique ou artistique radical »[6]. À l’âge de la communication universelle et du capitalisme de services où « le marketing a retenu l’idée d’un certain rapport entre le concept et l’événement » (Deleuze et Guattari, en ouverture de Qu’est-ce que la philosophie ?) pour devenir le laboratoire des « sociétés de contrôle », cela s’énonce : Schizophrénie et consensus.
Ce parodique retournement du Capitalisme et schizophrénie d’un autre temps pourrait rendre compte de l’obstinée récupération de Deleuze et Guattari, mais de Guattari seul surtout (le « Nouveau paradigme esthétique » s’en trouve réorienté « Vers une politique des formes »[7]), par les tenants d’une esthétique relationnelle : elle participe en effet de cet effet rétroviseur qui fait dépendre la réhumanisation esthétique de la postmodernité de la dé-potentialisation et de la re-stylisation de l’art comme expérience politique « transversaliste » des années contestataires. La transversalité dissensuelle des nouvelles pratiques micropolitiques et micro-sociales qui focalisait l’activité artistique sur « la mise à jour d’une néguentropie au sein de la banalité de l’environnement »[8] s’en trouve rabattue sur une mise en récit consensuelle post-produite pour ce théâtre trans-media de la petite forme auquel donne lieu l’espace relationnellement revisité de l’exposition. De là, aussi, que la rupture au départ affichée par Bourriaud se reformule aujourd’hui dans la nécessité de reconstruire des « ponts entre les années 1960-1970 et les nôtres »[9]. Le monstre, que l’on pourrait dire historico-transcendantal, représenté par une micropolitique de l’intersubjectivité, énonce ce court-circuit où il s’agit de faire rentrer dans une pratique intersubjective de l’agir communicationnel « artistiquement » revisité la micropolitique qui en avait par avance sapé les fondements en opposant la révolution moléculaire au « recentrage des activités économiques sur la production de subjectivité »[10]. Ce dont participe aujourd’hui au premier chef la « découpe institutionnelle » et « l’univers de valorisation » (« y compris de valorisation économique », précise Guattari) de l’art contemporain[11].
C’est toute la « schizophrénie » de l’esthétique relationnelle quand elle veut consensuellement conférer à ses effets de surf sur les nouveaux universaux de la communication une fonction de démocratisation alternative… Loin de libérer « l’échange inter-humain » de sa réification économique « dans les interstices des formes sociales existantes » (ainsi que l’esthétique relationnelle le prétend – mais sans jamais perdre de vue la trajectoire qui mène de la galerie aux musées-laboratoires de la nouvelle économie de l’art, et retour accéléré par la succession des Biennales, Triennales, Documenta, Manifesta et leur intégration dans le nouveau « capitalisme des villes », pour parler comme Braudel…), elle pilote bien plutôt de nouveaux critères de marchandisation et de management participatif de la vie par le biais de ces dispositifs d’exposition qui mettent en scène le rôle moteur de la « culture de l’interactivité ». (La relation comme transaction.) Au plus grand bonheur des commissaires qui acquièrent là, aux meilleurs frais, une fonction sociale de « proximité » témoignant de la postmoderne démocratie de l’art ayant su rompre avec la dangerosité avant-gardiste et « révolutionnariste » de la trans-formation des formes in situ en forces intensives in socius. (Quand il s’agissait de libérer les forces de vie des formes qui les emprisonnent pour créer, oui, du nouveau – ce nouveau inscrit par Deleuze et Guattari dans un devenir-philosophique contemporain, nouveau dont on nous dit qu’il « n’est plus un critère »[12], sinon du caractère dépassé des avant-gardes quand l’heure est au « métissage » et au « croisements des cultures », selon la bande-annonce de la Nuit Blanche parisienne dont Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans étaient les « directeurs artistiques » en 2006.) Au plus grand bonheur des critiques (ce sont ici les mêmes) et autres « médiateurs », recouvrant dans l’intersubjectivité une « théorie de la forme », de la « forme vécue », en tant que « délégué du désir dans l’image », horizon de sens de l’image « désignant un monde désiré, que le spectateur s’avère alors susceptible de discuter, et à partir duquel son propre désir peut rebondir »[13]. (Objecter à cette perspective d’une « démocratie de l’image » où la forme devient ce « visage qui me regarde » : Mais la Forme n’a-t-elle pas toujours été la relégation du désir dans l’Image adressée au spectateur – et à ce titre vecteur obligé de toutes les entreprises de ré-esthétisation muséale au titre d’une « Migration des Formes »[14] ? Mais le régime formel de l’Image n’a-t-il pas été mis-en-crise dans la longue durée de l’art moderne, avant d’être doublement défait par la radicalisation avant-gardiste aussi bien que par ses alternatives processuelles les plus contemporaines ?) En sorte que la proposition de Duchamp selon laquelle ce sont les regardeurs qui font les tableaux sera très consensuellement projetée par nos courtiers du désir à l’origine performative d’un procès artistique dont le ready-made serait la vérité posthistorique. Cap au pire : la « consommation citoyenne » de l’art se détermine sur un circuit touristique personnalisé à usage des locataires de la culture dans un « infini commerce entre des récepteurs actifs et une multitude de petits producteurs »[15].
Ce qui, au vrai, suffit à indiquer que l’Esthétique relationnelle est la marque de post-production de ce moment, diagnostiqué et dénoncé par Deleuze et Guattari, où « les seuls événements sont des expositions, et les seuls concepts, des produits qu’on peut vendre »[16] – au consommateur-usager des formes (non-)artistiques qui aura renoncé à s’attaquer au capital culturel pour les adapter, les « moduler » à ses « désirs » les plus quotidiens, en toute convivialité.
N’est-ce pas d’ailleurs cette Pensée faible, d’après les « Années d’hiver » mitterrandiennes (1980-1985, selon la chronologie guattarienne), cette entreprise de retraitement (et de ré-esthétisation para-institutionnelle) de l’élargissement « transversaliste » de tous les processus de création dans des protocoles culturels à somme nulle, que semble naturellement viser Éric Troncy par cette phrase qui méritait de faire date : « Ce qui est en jeu n’est rien moins que l’évacuation du désir révolutionnaire par la petite porte de la communication, en même temps que la vidange de l’altérité dans la grande fosse du même »[17]. (Que le même critique redécouvre David Hamilton à l’occasion de la dernière Biennale de Lyon, après avoir fait l’apologie de la Télé-Realité comme ready-made le plus radical d’un art contemporain ne prétendant plus au statut élitiste d’œuvre d’art – le crime parfait ! –, ne vaut pas exactement pour objection.)
Notes
[ 1] Une version différente de ce texte a été publiée en anglais sous le titre « Capitalism and Schizophrenia and Consensus : On Relational Aesthetics » dans Verksted, n° 9, 2008, p. 47-60.
[ 2] Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du réel, 2001, p. 7-8. Entre descriptif et prescriptif, puisqu’il faut remarquer d’entrée de jeu, pour ne plus y revenir, que cette forme-fonction relationnelle détermine la sélection des artistes supposés représentatifs de cette tendance (« la plus vivante ») en réduisant les œuvres retenues à leur seule structure d’« œuvre ouverte » par la participation – pars pro toto dit Hans Ulrich Obrist – du public. À suivre les développements de Nicolas Bourriaud, il semble que Rirkrit Tiravanija, qui ouvre dans Esthétique relationnelle la série d’exemples artistiques et vient en tête du chapitre consacré à « L’art des années 90 » (sous l’intitulé « Participation et transitivité »), soit la figure la plus paradigmatique d’un « art relationnel ». Ce qui n’interdit pas de penser que même ses installations, et plus encore certaines œuvres d’autres artistes référencés par le curator-critique
(par exemple Felix Gonzales-Torres, Santiago Sierra, Gabriel Orozco, Patrice Hybert ou Philippe Parreno), peuvent être autrement complexes et problématisantes eu égard aux modes de socialité impliqués. Ceci pour préciser, si besoin en était, 1/ que nous nous refusons à inscrire l’art des années 90, comme tel, sous le registre monotone de l’esthétique relationnelle ; 2/ qu’un bon critère d’évaluation des œuvres pourrait être leur excès à l’antienne de la « modestie » et de la « convivialité »… Signaler d’autre part que dans sa réponse vigoureuse à l’article de Claire Bishop intitulé « Antagonism and Relational Aesthetics » (October 110, 2004), Liam Gillick – artiste-phare de la fin des années 90 – ne craint pas d’affirmer que « Relational Aesthetics was the result of informal argument and disagreement among Bourriaud and some of the artists referred to in his text. […] The book dœs contain major contradictions and serious problems of incompatibility with regard to the artists repeatedly listed together as exemplars of certain tendencies » (L. Gillick, « Contingent Factors : A Response to Claire Bishop’s ‘Antagonism and Relational Aesthetics’», October 115, hiver 2006, p. 96). Dont acte.
[ 3] Cf. N. Bourriaud, Esthétique relationnelle, op. cit., p. 15. Voir aussi l’entretien avec Michel Maffesoli dans le catalogue de la Biennale de Lyon 2005 dont le commissariat était assuré par Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans.
[ 4] Cf. M. de Certeau, Arts de faire. L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1980.
[ 5] Cf. N. Bourriaud, Postproduction, Dijon, Les Presses du réel, 2003 ; Id., Formes de vie. L’art moderne et l’invention de soi, Paris, Denoël, 2003 ; Expérience de la durée, Biennale de Lyon 2005.
[ 6] J. Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004, p. 172.
[ 7] C’est par ce biais et sous cet intitulé que Nicolas Bourriaud, dans la dernière partie de l’Esthétique relationnelle, se livre à une réappropriation du « Nouveau paradigme esthétique » de Félix Guattari (titre de l’avant-dernier chapitre de Chaosmose). Il s’agissait à l’origine d’un article publié dans la revue Chimères, n° 21, hiver 1994, qui se trouve donc réinscrit après-coup dans un champ institutionnel qui lui était au départ étranger.
[ 8] F. Guattari, Chaosmose, op. cit., p. 181.
[ 9] N. Bourriaud, J. Sans, « Expérience de la durée (histoire d’une exposition) », Biennale de Lyon 2005, Paris-Musées, p. 12-13.
[ 10] F. Guattari, Chaosmose, Paris, Galilée, 1992, p. 170.
[ 11] Voir l’entretien de F. Guattari avec O. Zahm, Chimères, n° 23, été 1994. La conséquence guattarienne se lit : « Aussi mieux vaut-il parler ici de paradigme proto-esthétique, pour souligner que nous ne nous référons pas à l’art institutionnalisé, à ses œuvres manifestées dans le champ social, mais à une dimension de création à l’état naissant… » (F. Guattari, Chaosmose, op. cit., p. 142).
[ 12] N. Bourriaud, Esthétique relationnelle, op. cit., p. 11.
[ 13] N. Bourriaud, Esthétique relationnelle, op. cit., p. 24.
[ 14] Cet intitulé présidait à la dernière Documenta (D12), placée sous la direction de Roger Buergel. Le groupe Icônes y avait présenté, au nom de la revue, une contre-manifestation à la hauteur du non-événement [hh http://multitudes-icones. samizdat. net].
[ 15] N. Bourriaud, Formes de vie. L’art moderne et l’invention de soi, op. cit., p. 139.
[ 16] G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 15.
[ 17] É. Troncy, « Le syndrome de Stockholm », Documents sur l’art, n° 7, printemps 1995 ; repris dans Id., Le colonel Moutarde dans la bibliothèque avec le chandelier (textes 1988-1998), Dijon, Les Presses du réel, 1998, p. 49.
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