Depuis un certain temps, on peut observer la multiplication de pratiques cartographiques. Sortes d’inscriptions des flux, des circulations, des agencements et des tensions des « métropoles » dans un sens large, ces pratiques sont très similaires et très différentes à la fois, d’où notre proposition de les aligner plutôt que de les englober sous un seul concept. Notre point de départ est la frontière Sud de l’Europe et Nord de l’Afrique. Fadaiat[1] – Liberté de mouvement, liberté de connaissance – est le nom d’une rencontre de personnes et de collectifs pour la création de nouveaux récits et imaginaires sur et depuis la frontière. Elle a donné lieu à un évènement social, artistique et technologique autour du Détroit de Gibraltar – là où le Sud et le Nord se rencontrent (ou non) – qui a abouti à une connexion wi-fi entre les villes de Tarifa en Espagne et de Tanger au Maroc. Les cartes qui représentent des frontières sont confrontées à celles qui cherchent à donner une visibilité aux mouvements qui s’opposent à l’insistante et autoritaire production de frontières. En effet, l’installation d’une série d’artefacts (radars, satellites, installations militaires, centres de vigilance, camps de réfugiés) et d’activités (persécutions policières et judiciaires, incidents racistes et déportations) contre les immigrés se voit confrontée à des devenirs-immigrants sous la forme de processus d’auto-organisation, grèves de la faim, occupations de paroisses, mobilisations coordonnées avec les mouvements de précaires et création d’instruments de communication de façon coopérative comme ce fût le cas du projet Fadaiat. Les cartographies de ces devenirs exposent alors des lignes qui ne sont pas des oppositions dichotomiques, mais des lignes de tension : lignes global-local, lignes analogique-digital, lignes artistes-militants-hackers-immigrants. Ce sont des lignes de contact éventuellement conflictuelles, mais qui, par leur désir de dehors, ouvrent la voie à la création de nouveaux territoires subjectifs au sein de ces frontières géographiques.
Une fois Tarifa et Tanger connectées, partons direction Sud. Dans « Sur, South, Sul», Ricardo Basbaum trace des lignes discours-art en mélangeant signes textuels et visuels. Il fait référence à la célèbre carte de Joaquìn Torres Garcìa – Upside Down – qui inverse la représentation des hémisphères Nord et Sud et garde donc des repères géographiques, mais dessine plutôt un « espace de problématisation » qui ne se situe nulle part, ni au Sud ni au Nord : une carte sans géographie, nous dit-il. Des diagrammes où politiques de subjectivation (lignes je-tu) et politiques territoriales (lignes dedans-dehors, lignes ici-là-bas) s’associent et s’entremêlent dans la tentative d’ouvrir des brèches dans tous les corps constitués, soient-ils individuels, collectifs ou nationaux. Les diagrammes sont des dispositifs de contamination et d’action au-delà des frontières.
Nous voilà désormais en Amérique du Sud où nous trouvons une importante production esthétique et politique de cartes et cartographies. Le collectif argentin, Los Iconoclassistas, oppose aux procédures d’exploitation capitalistes colonialistes et néo-colonialistes leur Cosmovision Rebelle. Ils développent une pratique militante au service des mouvements sociaux dans plusieurs villes d’Amérique Latine (Buenos Aires, Córdoba, Neuquén en Argentine ; Lima au Pérou ; Montevideo en Uruguay) et d’Europe (surtout en Espagne : Malaga, Barcelone et en Galice). Ils ont réalisé à Barcelone la carte-cartographie du quartier de Barceloneta – la « Carteloneta » – en proie à la spéculation immobilière depuis les Jeux Olympiques de 1992. Nombreuses d’ailleurs sont les « villes globales » qui subissent ce problème de spéculation immobilière. C’est la raison pour laquelle le collectif brésilien, BijaRi, se saisit lui aussi de la pratique cartographique et représente graphiquement les alliances entre pouvoirs publics et entreprises privées. Par ce travail, ils attirent l’attention sur leurs respectives responsabilités dans la gentrification de São Paulo qui s’accompagne d’expulsions de populations à bas revenus qui habitent ou travaillent de manière informelle dans le centre-ville. À Rio de Janeiro, le conflit lié à la gentrification du centre et de la zone portuaire comme préparation de la ville pour les Jeux Olympiques de 2016 se double d’un conflit diffus dans tout le territoire métropolitain entre trafiquants de drogue, police et paramilitaires. Des autobus sont incendiés et Rio de Janeiro devient « Rome de Nero » dans la carte réalisée par Guga Ferraz qui, en plus, « marque » ces rencontres violentes avec des plaques d’arrêt d’autobus dans lesquelles le pictogramme même est recouvert de flammes en peinture rouge. Ces mêmes plaques ont été accrochées à Paris pour signaler que villes du Sud (Amérique Latine) et villes du Nord (Europe) se retrouvent dans des luttes communes. Les cartes, cartographies, diagrammes, etc. rassemblées ici se veulent l’expression de cette multitude connectée au-delà des barrières continentales, mais encore en-deçà de sa puissance radicale.
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