La réalité dépasse toujours la fiction : depuis les élections américaines de novembre 2016, nous avons dû nous rendre à l’évidence. Père Ubu d’Alfred Jarry que nous avions cru indétrônable était battu à plat de couture tous les jours. Passons sur les ignominies, la suffisance béate, le culot, la vulgarité, l’ignorance crasse : le degré absolu du populisme tend, en l’espèce, vers la limite mathématique de l’infini. Quelle que soit n, une quantité aussi grande que possible de populisme, il existe toujours un n+1 supérieur, et cette effarante réalité limite s’appelle Trump.
Raison pour laquelle le propre du « Trumpisme » serait logiquement que, malgré les pronostics sérieux, les sondages raisonnables (tous conscients du précédent loupé d’Hillary Clinton en 2016) qui lui prédisent une sévère défaite, le monde en reprenne pour quatre ans de cet histrion, au terme d’une campagne qu’il remporterait contre toute attente. La démonstration de la preuve de l’existence continuée d’Ubu serait ainsi administrée.
Face à ce pire toujours possible, ceux qui se risqueraient à parier sur une défaite certaine de “Make Ubu great once again ” ne seront pas légion. Ils ont trop peur du ridicule. Les articles du New York Times couvrant les élections soulignent la déprime régnant chez les Démocrates paralysés par le précédent de 2016, face à l’optimisme inconscient et débile du socle Républicain de base. Les spécialistes soulignent qu’entre 30 et 40 % d’Américains demeurent attachés à Trump même si 80 % désapprouvent sa gestion de l’épidémie de la Covid 19. Or en démocratie, avec 35 % des suffrages, un parti traditionnel ou populiste est capable de se hisser au pouvoir pourvu qu’on ne soit pas dans un système rigoureusement bi-partisan.
Deux motifs d’effarement
La situation de sidération se corse de deux autres motifs d’ahurissement. Le premier : la crise de la Covid 19 continue. Selon la logique ordinaire, elle aurait dû faire sombrer père Ubu Diafoirus Eau de Javel dans le ridicule. On a pourtant constaté que le ridicule ne tue pas Père Trump-Ubu.
Deuxième sujet d’effarement : la nouvelle version des « bourgs pourris » anglais de la fin du XVIII° siècle qui affecte la plus grande démocratie du monde, est toujours là. Quelques États de la fédération américaine très peu peuplés (essentiellement de paysans et de ruraux blancs) comptent dix fois plus que le vote des grands États (Californie, Etat de NewYork, Texas, Floride), grâce au mécanisme des grands électeurs1 (Wyoming, Dakota du Nord et du Sud). Ce n’est pas si différent des législatives de pas mal de pays européens, dont la douce France, où un électeur de la Lozère ou de Châteaudun pèse quatre fois plus qu’un électeur du 93. Mais dans le cas de présidentielles américaines, il demeure très choquant qu’avec 2,6 millions de voix de moins qu’Hillary Clinton, Père Ubu ait été sacré roi. Comme dans le cas des autres contre-pouvoirs américains (le Sénat face au Congrès, la Cour Suprême, en particulier, face aux juridictions des États, milices et autres gardes nationaux2), ce mécanisme accentue les surenchères en tout genre, dont celle des évangélistes, ainsi que la toute dernière trouvaille d’aller chercher une juge catholique traditionaliste pour faire basculer la majorité au sein de la Cour suprême sur toutes les questions de société (dont la liberté de l’avortement). À l’automne du fédéralisme américain (on dirait son européanisation avancée avec l’étalage d’un nationalisme de petite nation des Balkans), la démocratie américaine est aussi bloquée que la toute nouvelle démocratie européenne, qui se retrouve empêtrée, quand il lui faut voter le plan d’urgence, par le droit de veto au Conseil européen d’États membres illibéraux que sont la Hongrie ou la Pologne.
Père Ubu a donc deux alliés de poids, tout deux sidérants. Il s’est au reste empressé de menacer de ne pas reconnaître sa défaite si elle intervenait en invoquant les supposées irrégularités du vote par correspondance. Enormité à la mesure du poids de ce dernier, puisque plus de 55 millions d’américains ont d’ores et déjà voté selon ce système. Plus c’est gros, plus ça tient la rampe du cirque. Cette horrifique trinité du Roi-Bouffon, du virus chinois qu’il pourfend à coup de tweets, et de la cuisine électorale peu ragoûtante régissant la désignation du Président par le Collège des 358 électeurs (aucune voix accordée à Porto Rico ou Hawaï), pourrait rendre l’impossible possible et infliger au monde l’une des plus violentes gueules de bois qui ait suivi une cuite électorale tout à fait démocratique.
L’Amérique est peut-être à la veille d’un regain démocratique
Et pourtant et pourtant, nous prétendons, au risque joyeusement assumé de nous tromper, que Père Ubu est bon pour la trappe des poubelles de l’histoire. Ubu-Trump, pas la nébuleuse du « Trumpisme » qui est une maladie mondiale pour laquelle nous n’avons pas encore de vaccin. Mais enfin, après la chute rapide de Salvini en Italie, les bégaiements du Ramassis National en France, le surplace de Geert Wilders aux Pays-Bas, l’effondrement du FPÖ autrichien, les difficultés d’Alternative Für Deutschland en Allemagne, la crue souverainiste et populiste a atteint son apogée. Même en Pologne, les recettes du Parti de la Justice sont durement critiquées. La Biélo-Russie s’effondre. Le précipité populiste a reculé avec la reprise de la transformation fédéraliste de l’Union européenne. Aux États-Unis, il n’y a pas de solution aussi facile, mais l’hégémonie américaine (nous ne disons pas la « domination », qui reste toujours écrasante) a fondu : peu d’alliés traditionnels (en dehors du roquet anglais) consentent à cette domination. L’Otan, à défaut de mort cérébrale, est en réanimation permanente et ce ne sont ni la guerre commerciale avec la Chine, ni les rodomontades du Grand Turc en Libye, en Syrie et au Haut Karabakh qui l’en sortiront. Trump aura été, plus que tout autre Président des États-Unis, l’artisan de l’effondrement de l’hégémonie américaine: son interventionnisme tapageur, doublé d’un isolationnisme du Middle-West, en a détaché définitivement l’Allemagne. Il n’y a pas eu de meilleur artisan à l’insu de son plein gré, de l’ascension chinoise et de la prise de conscience européenne.
Contrairement aux esprits grincheux qui jouent les Cassandre, l’Amérique n’est ni au bord de l’effondrement, ni à la veille d’un coup d’État fasciste. Elle est peut-être à la veille d’un regain démocratique.
Faire du Parti Démocrate un sinistre clone du sinistre « parti de godillots » qu’est devenu le Parti Républicain, c’est aller un peu vite en besogne. Déclarer qu’avoir éliminé Sanders (sa gauche) au profit de Joe Biden (son centre), c’est avoir perdu l’occasion de balayer, par un grand mouvement populaire, le populisme de Trump et ses rodomontades sur la réindustrialisation de la rust belt (ceinture industrielle rouillée de l’Ohio et de la Pennsylvanie), c’est faire du populisme analytique à la petite semaine. La sage, trop sage médiocrité de Biden, son centrisme prudent, son respect des 250 000 morts de la Covid 19, ses appels à l’unité du pays, sont les seules antidotes efficaces à l’hystérie typiquement masculine de son adversaire. Sanders était l’adversaire que voulait Trump. Il a été de bonne guerre de ne surtout pas le lui accorder.
Bien entendu ces qualités tactiques ne suffisent pas. Les bourdes de Trump-Ubu entrent pour beaucoup dans sa chute prochaine, lui qui se répandait grassement depuis deux ans sur celles de Biden. Disons que les équations personnelles des deux candidats comptent pour 25 % dans le score final.
Les ferments d’une mobilisation de la société américaine
Tout le reste et ce n’est pas rien, est à chercher ailleurs. Quel ailleurs ?
En vrac et dans le désordre des événements, plusieurs mouvements de fond ont traversé la société américaine depuis 2016. Le grand problème de la démocratie américaine (qui est en train aussi de toucher les pays d’Europe) était qu’une majorité de la population (y compris dans les classes moyennes sur la mobilisation desquelles le modèle du New Deal avait été bâti dans la Grande Dépression et l’Après-guerre), ne se dérangeait même plus pour voter. L’anémie électorale était certainement à l’origine de la sclérose progressive du système des deux Partis, de l’exaspération progressive de la professionnalisation et de l’élitisation croissante de l’Administration fédérale. Ubu Trump a commencé sa croisade contre les « nantis de Washington », les « pourris de la presse ». Tout populisme trouve son origine dans les maladies de la démocratie et les démangeaisons du Peuple. Sur les réseaux sociaux, les prurits de la peau deviennent des ulcères et des escarres.
Mais sans mouvement sociaux (qui commencent dans les foyers, les alcôves, les rues, les écoles, les universités, les usines, les bureaux), les associations de la « société civile », comme on dit, périclitent, et la participation à la vie politique de la Cité tombent dans les routines répugnantes de la non vie ordinaire. « Sans theeth, sans eyes, sans everything » comme dit Shakeapeare (All the world‘s a stage… dans As you like it).
Or, une lente et profonde mobilisation s’est emparée de la vie américaine sans que les promoteurs immobiliers (de la Trump Tower ou d’ailleurs), les stratèges de la mondialisation et du communism du capital californien s’en soient bien aperçu. Je citerais trois formes de mobilisation qui nous ont frappés, nous Européens (de te fabula narratur). D’abord, le mouvement Me too contre le harcèlement masculin, qui a débouché sur une nouvelle vague féministe distincte de celle des années 1960-1980. Ce mouvement traverse les classes sociales et la géographie très stratifiées des États-Unis. Si les femmes au foyer des classes moyennes dans les banlieues américaines se sont détachées de Père Ubu, c’est parce que son machisme ontologiquement grossier (comme dans le cas des sottises qu’il débite sur la Covid) étaient de plus en plus en porte-à-faux culturel.
La deuxième mobilisation de grande ampleur qui s’est produite juste avant la campagne électorale et en plein début d’épidémie de Covid, c’est le réveil de la question structurelle des violences policières contre la communauté noire avec Black Lives Matter et les protestations et/ou émeutes à la suite de l’assassinat immonde de George Floyd. Vous direz qu’il s’agissait du retour d’une très vieille question. Depuis les années 1950 (voir même les années 1920), la communauté noire a dû se battre (et souvent en pure perte) face au racisme structurel des institutions chargées de l’ordre public au niveau des États et de la police Fédérale. Erreur.
Si vous examinez la carte des manifestations I can’t breath de Black Lives Matter sur tout le territoire des États-Unis et celle qui se sont produites dans l’état de l’Oregon, vous ne pouvez qu’être frappés de la généralité de la mobilisation. Ce ne sont pas les États où les Noirs (essentiellement afro-américains) sont présents et les plus nombreux qui dominent.
En Oregon par exemple, il n’y a pas de population noire importante. Et pourtant, les manifestations ont été très fortes. De nombreux observateurs ont noté la présence de jeunes blancs, hommes et femmes, dans ces manifestations. Malheureusement pour Trump-Ubu, ce n’était pas la classique mobilisation communautaire, même si cette dernière a innervé le mouvement. Voilà pourquoi il a rapidement attaqué les manifestants comme étant des gauchistes terroristes communistes, cherchant à semer le désordre. Mais cet épisode qui a surpris par son ampleur en pleine épidémie et semi-confinement, a entamé une mobilisation des jeunes en général.
Ces deux formes de mobilisation devraient avoir un impact certain sur la question de l’abstention.
Si Trump avait réussi en 2016, c’est parce qu’il avait tiré de leur apathie électorale les Blancs ruraux et ouvriers lumpen-prolétarisés de la Rust Belt (petits blancs et fachos comme les Proud Boys). L’électorat jeune et démocrate pro Sanders ne s’était pas dérangé pour voter pour Hillary Clinton, symbole de l’establishment.
La dernière forme de mobilisation anti-Trump touche les Latinos et particulièrement les Dreamers, ces enfants d’immigrés sans papiers, amnistiés et admis dans des programmes d’insertion par l’administration Obama, que père Ubu voulait expulser séance tenante au Mexique. Dans des départements limitrophes du Mexique (y compris le très républicain Arizona), ils se battent avec l’énergie du désespoir.
Il y a donc à parier sur un taux d’abstention bien plus faible cette fois-ci. L’importance du vote par correspondance en atteste. Plus de 55 millions d’électeurs on déjà voté et seront donc insensibles au cirque de dernière minute qu’Ubu Trump va certainement réserver.
Si l’on rajoute que la machine républicaine (y compris les donateurs) ne semble pas croire en la victoire de leur pitre préféré, que son bilan économique a été largement annihilé par la Covid 19,
il y a toute raison de penser que les Démocrates gagneront cette fois-ci les élections.
Après il restera à se débarrasser de ce dont ce Père Ubu aura été le nom. C’est une autre affaire, sans doute plus difficile.
26 octobre 2020
1 « En pratique, le système électoral américain revient à donner un poids plus important aux électeurs des états ruraux, généralement conservateurs ; tendance que l’on retrouve également pour les élections au Sénat fédéral, où la Californie, état démocrate de 40 millions d’habitants, envoie autant de sénateurs que le Wyoming, État républicain 80 fois moins peuplé. » https://fr.wikipedia.org/wiki/Collège_électoral_des_États-Unis
2 Frédéric Neyrat, « USA : fascisme ou abolition », Terrestres, 20 octobre 2020.
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